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Les enregistrements sonores du voyage du roi Amanullah : une allocution et dix chansons

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22 novembre 2022

​L’année 2022 marque le centenaire de l’établissement de relations diplomatiques et culturelles entre la France et l’Afghanistan. Pour commémorer cet anniversaire, Gallica vous propose une série de billets consacrés aux échanges entre les deux pays et à la culture de l'Afghanistan. Aujourd'hui, Gallica vous invite à découvrir les enregistrements des voix d'Amanullah, roi d'Afghanistan, et d'un artiste afghan, Mirza Nazar Khan.
 
Paroles de S.M. Aman Oullah Khan, Roi d'Afghanistan - 30 janvier 1928 / Hubert Pernot, éd. ; S.M. Amanullah Khan, voix
 

Le séjour à Paris et l’enregistrement sonore du roi

Le roi d'Afghanistan Amanullah, la reine Soraya et leur suite ont entamé depuis la fin de l’année 1927 un tour diplomatique afin de développer ou renforcer des relations culturelles, industrielles et politiques avec leurs puissances voisines et les grands pays développés d’Europe. Après l’Inde, l’Egypte et l’Italie , ils arrivent à Paris dans la matinée du 25 janvier 1928, après une courte escale à Nice le 24. On trouve le programme officiel du roi et de sa suite à Paris abondamment relayé par la presse de l’époque, française et internationale. Le roi sera présent à Paris jusqu’au 8 février. Après un passage les 3 et 4 février par Le Creusot, où il visite l‘aciérie Schneider, puis par Lyon, où des étoffes de soie et de satin brodés leur seront offerts, ils rejoindront Bruxelles via Paris le 8 février. 
C’est une véritable exploration que font nos visiteurs…  
Paris-Soir (31 janvier 1928)
La visite « officielle » parisienne d’Amanullah Khan se déroulera jusqu'au 27 janvier, date à laquelle ils quitteront leurs appartements du Quai d’Orsay pour rejoindre l’Hôtel Crillon et commenceront leur séjour « incognito »
Pendant cette semaine « incognito », le roi Amanullah et ses proches vont poursuivre leurs nombreuses visites, qu’elles soient de natures politiques (la presse mentionne notamment une rencontre avec la légation afghane de Paris), scientifiques, d’agrément ou familiales : visite au Palais des Expositions de la porte de Versailles, découverte de Paris, de ses monuments, boutiques et parcs, rencontres familiales avec leur fils élève d'un grand lycée parisien, ainsi que des entretiens avec différentes personnalités de Paris, ou en séjour à Paris, comme le représentant du grand imam de Londres, alors présent pour une visite à la Grande mosquée. Il rencontrera également le Comité France-Orient (Le Petit journal, 7 février 1928,  p.1). Le roi, sa famille et leur suite sont aperçus à de nombreuses reprises dans la capitale, bien que la presse soit beaucoup plus discrète sur leurs faits et gestes.
 

Hedayak Ollah, fils du roi d'Afghanistan (portrait) : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1928
 
Le 30 janvier 1928 sera une journée particulière pour l’histoire des archives sonores de France : après la visite de la Cité universitaire, de l’Institut du Radium en présence de Marie Curie et un accueil à la Sorbonne par le recteur et les deux doyens, Amanullah Khan est invité par le directeur des Archives de la parole, Hubert Pernot, à venir enregistrer sa voix dans les locaux voisins de la grande université parisienne. Les Archives de la parole ont déjà enregistré de nombreuses voix célèbres depuis leur création en 1911 par Ferdinand Brunot.
 
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Hubert Pernot (au centre) enregistrant un locuteur aux Archives de la parole (Archives du département Son, vidéo, multimédia)
 
La presse ne mentionne pas ce passage par le studio des Archives de la parole, peut-être imprévu, qui léguera pourtant à la France et à l’histoire, l’enregistrement de la voix du roi et un témoignage sonore unique des relations cordiales entretenues entre les deux pays depuis le tout début des années 1920.
 

[Paroles prononcées aux Archives de la Paroles] / Hubert Pernot, éd. ; S. M. Aman Oullah Khan, roi d'Afghanistan, voix  - en langue dari, le « persan afghan » - 30 janvier 1928 (AP-2040)
 

 


Fiche d’enregistrement du disque, 30 janvier 1928
« Sa majesté ayant déjà déposé sa signature sur le registre de l’Université n’a pas signé ici »

 

"Je suis heureux d’être ici. L’accueil du peuple français et de ce comité scientifique me rend heureux et je les en remercie. La France aide à favoriser la science et le savoir en Afghanistan. C’est la France qui accueille nos enfants à Paris. C’est la France qui a fait connaître son savoir et civilisation dans le monde entier. C’est pour cela que je remercie ce peuple, et ce haut comité scientifique qui m’accueille aujourd’hui." 
Allocution du roi Amanullah aux Archives de la Parole, 30 janvier 1928.
 
En quelques mots, tout est dit. Par cet enregistrement, huit années de relations politiques, culturelles et scientifiques sont résumées et gravées dans la gomme laque de ce disque 78 tours et dans la mémoire des archives sonores de la Bibliothèque nationale de France.

 

Culture, éducation, science et technologie

Dès son avènement au pouvoir, le jeune émir - et futur roi - de 27 ans aura eu comme principal objectif d’ouvrir son pays au monde et de le mener vers la modernité, une modernité basée sur un modèle occidental.
L’Afghanistan, depuis la révolution de 1919, a hardiment laissé tomber le voile qui le dissimulait aux yeux du monde.
Le monde illustré (septembre 1923)
Ce voyage officiel, amorcé dès la fin de 1927, sera organisé dans le but d'observer les principes culturels des pays d'Europe – le sujet de l’éducation en étant un des points phares, leurs technologies et leur industrialisation, et de renforcer les liens déjà existants avec ces pays, où l’émir a établi de nombreuses ambassades.
 
Le prince et son conseiller ont maintenu dans ce royaume de 15 millions d’habitants la prépondérance culturelle de la France.
 
Le Petit journal  (25 janvier 1928)

Le rapport du 23 janvier 1923 du sénateur Lucien Hubert sur la création d’une légation de la République française en Afghanistan décrit déjà parfaitement les enjeux culturels et socio-économiques du royaume d’Amanullah Khan avec l’état français, les réalisations déjà effectives et celles à venir.

 
 

Cette courte allocution rappelle ainsi en quelques mots cette volonté de collaboration culturelle menée dès 1919 par le truchement de son ministre et beau-père Mahmoud Tarzi. Dès 1922, suite au traité d’amitié entre les deux pays, un accord de coopération archéologique est signé, la France étant représentée sur le territoire afghan par Alfred Foucher, à la tête de la Délégation Archéologique Française en Afghanistan. La France est également sollicitée pour sa technologie et son industrie : en 1923, le frère du roi Yatullah Khan, alors ministre de l’Instruction publique, s’est rendu « incognito » à Paris afin de tisser les premier liens avec la science et l’industrie françaises. En 1927, la France sera sollicitée par exemple pour la mise en place d’un système de poste, de télégraphe et de téléphone.
 

La France aide à favoriser la science et le savoir en Afghanistan. C’est la France qui accueille ses enfants à Paris.
Amanullah Khan, 30 janvier 1928

L’éducation et la diffusion des savoirs sont un pan important des réformes voulues par Amanullah Khan, point sur lequel l’état français est souhaité comme collaborateur privilégié. Cette collaboration sera  concrétisée dès le mois d'octobre 1921 par une première arrivée de 35 jeunes Afghans au lycée Michelet venus étudier et se préparer à des carrières civiles ou militaires au sein du gouvernement afghan (Excelsior, 1923-05-07) : le fils du roi, ses neveux, les deux fils de Mahmoud Tarzi et les enfants d’autres de ses ministres feront partie de ce premier groupe de jeunes hommes.
 

Le lycée Victor-Duruy qu’ont honoré tout à l’heure les souverains afghans, partage avec le Lycée Michelet, le soin de mener à bien l’instruction des membres de la famille royale.
Paris-soir (31 janvier 1928)

Les femmes également sont encouragées à bénéficier d’une réelle éducation, l’émancipation féminine tenant à cœur ce roi et cette reine progressistes : la jeune sœur du roi, Kebra, 21 ans, « sérieuse et assidue », « parlant maintenant mieux le français que l’anglais » a été également scolarisée en France, au lycée Victor-Duruy, ainsi que d’autres jeunes filles de l’entourage royal. 
 

The Paris Times du 8 février 1928, p.3
 The woman of the day (A propos de Kebra)

 
Lors d’une visite à l’Ecole Centrale pendant ce séjour à Paris, le roi Amanullah annonce vouloir y faire intégrer également de nouveaux étudiants afghans (Excelsior - 07-02-1928), tout comme à l’Ecole militaire de Saint-Cyr.
L’Express de Mulhouse du 22 février 1928 et le Bulletin du Musée historique de Mulhouse de 1928 nous apprennent que Paris n’est pas la seule ville à accueillir des étudiants afghans : quatre étudiants ont été également envoyés en 1925 étudier à l’Ecole de Chimie de cette ville. Ces boursiers de l’état Afghan avaient déjà effectué une scolarité de deux ans en France quand ils intègrent cette institution « afin d’apprendre certainement le métier de chimiste-coloriste en vue de développer l’industrie textile » dans leur pays natal. 
 
Younos et Nourullah étaient bien sérieux. Nourullah repartit en Afghanistan avec une jeune Alsacienne, et quelques quarante ans après, l'archéologue Schlumberger (...) nous apprit qu'il connaîssait bien Nourullah, devenu ministre de l'Industrie.
(Mémoires de Jean Meybeck, élève en 1928 à l’Ecole de chimie de Mulhouse et directeur de l’Ecole)
Grâce aux archives de l’école, on peut suivre la scolarité d’Abdullah, Ghulam Hassan, Nourullah Khan et Mohammad Younos Khan. Nourullah Khan deviendra professeur de chimie à l’université de Kaboul en 1938, puis ministre de l’Industrie. Younos Khan, ayant été rappelé en Afghanistan juste quelques mois avant de pouvoir valider son diplôme, deviendra en 1950 conseiller auprès du ministre de l’Instruction publique.
Le souverain afghan, accompagné de son épouse et plusieurs autres membres de sa famille, visitera cette école le 22 février 1928, à l'occasion de son séjour en Suisse, profitant de la proximité de Bâle avec la ville de Mulhouse (L’Express de Mulhouse, 22 février 1928).
 
Préoccupé de faire entrer son pays dans le mouvement de culture occidentale, l’émir Amanoullah a fait appel également à M. Foucher pour réorganiser l’enseignement supérieur afghan. 
Excelsior (7 mai 1923)
Et ces voyages se produisent également de Paris à Kaboul : en 1922, le gouvernement Afghan a demandé à la France d'encadrer la direction pédagogique d'un établissement pilote, l'école Amaniya de Kaboul et plus globalement l’enseignement supérieur afghan : Alfred Foucher  supervisera également cette mission. Des professeurs français seront envoyés dans cette école, le français y étant utilisé comme langue courante pour l'apprentissage des disciplines scientifiques. Cet établissement deviendra le lycée franco-afghan nommé Esteqlal ("Indépendance") en 1931. En 1923, plus de trois cents jeunes afghans suivaient les cours de cet établissement. 
A partir de ce jour, la belle langue française a pénétré dans un pays de l’Asie centrale qui était fermé à tout le monde, sauf aux Anglais.
Le monde illustré (septembre 1923)
L’épouse d’Alfred Foucher, Eugénie « Ena » Bazin-Foucher, première femme française à entrer sur le territoire afghan, aura un rôle tout aussi important dans l’éducation, et en particulier l’éducation des filles. Après une auto-formation au persan, qu’elle maîtrise rapidement et brillamment, Eugénie Bazin-Foucher deviendra une proche de la reine Soraya et des dames de sa cour. Elle apprendra le français à la reine – qui a fait ses études dans un lycée français de Syrie. « Ena » aura surtout obtenu la confiance de la reine Soraya pour contribuer au programme pédagogique des jeunes pensionnaires de la toute première école de filles de Kaboul et y enseigner. Cette école a été créée en 1921 par cette reine réformatrice, militante pour les droits et l’éducation des femmes afghanes, et en cela, digne fille de sa mère Asma Ramsay, une féministe d’origine syrienne. 
 

La reine Soraya (Nice, 23/1/28, [de g. à d.] général Duport, Mme Benedetti, les souverains afghans, [le] préfet Benedetti : [photographie de presse] / [Agence Rol] , 1928)
 

Cette école publique porte le nom de "Mastourat", terme qui signifie "voilées, cachées". En 1924, cette école avait dû  fermer ses portes sous la pression des rigoristes religieux. Elle reprendra son activité mais sous un statut d'école privée et dans l'enceinte du palais royal. En 1926, cette école accueillait 300 élèves dans les classes primaires et douze au niveau secondaire. En 1928, sept écoles pour filles étaient en activité dans la capitale afghane. L'école Mastourat - qui devriendra en 1942 le lycée Malalaï, sera la plus grande école pour filles de Kaboul, comptant jusqu'à 800 élèves.
 

Le séjour londonien : le roi et son artiste

Le 8 février 1928, le roi Amanullah et sa suite quittent Paris pour rejoindre la Belgique, où ils seront reçus par le roi de Belgique.
 

8/2/28, départ des souverains afghans à la gare du Nord : [photographie de presse] / [Agence Rol]
 
Le 10 mars, après une visite en Suisse (17 -23 février) et en Allemagne (24 février-9 mars), ils seront de retour à Paris pour gagner trois jours plus tard les côtes anglaises. L’arrivée à Londres du 13 mars est un évènement très attendu : leur programme est relayé en détail dans la presse internationale et leurs visites photographiées. Les souverains resteront environ quatre semaines au Royaume-Uni, et tout comme à Paris, une partie de leur séjour se fera « incognito » : à partir du 26 mars, ils résideront à l’Hôtel Claridge’s, avec leur suite. 

Un enregistrement conservé dans les collections du département Son, vidéo, multimédia de la Bibliothèque nationale de France témoigne d’un évènement non relaté dans la presse lors de ce séjour : une session d’enregistrements de chants afghans occasionnée par la venue du roi à Londres.
 


Enregistrement de Mirza Nazar Khan - face A (chant et harmonium) : باز کار من و معشوق به پیغام آفتاد- (Baaz Kaar E Man O Mashough Be Peygham Oftad). Pressage de 1930 réalisé à partir d'un enregistrement original de 1928 - NC Gramophone P 14162 (His Master's Voice)
 

 

Un disque de cette session d’enregistrement est entré dans les collections sonores grâce à Roger Dévigne, directeur de la Phonothèque nationale de 1938 à 1953. Il s’agit d’un disque proposant deux morceaux chantés par Mirza Nazar Khan, noté dans le style « klasik », accompagné d'un harmonium Mustel. Le klasik est un style musical propre à l'Afghanistan, la "musique classique" de ce pays. Le klasik est considéré comme une forme "classique légère" de la musique indienne. Ce style musical  national a comme origine la musique des nombreux « ustad » (musiciens professionnels) descendant d’artistes indiens émigrés à la cour royale de Kaboul dans les années 1860, sur l’invitation d’Amir Sher Ali Khan.
 
 

Enregistrement de Mirza Nazar Khan - face B (chant et harmonium) : پوشیده باز جامه گلدار یار من (Pooushideh Baaz Djomeh Goldar Yar E Man). Pressage de 1930 réalisé à partir d'un enregistrement original de 1928 - NC Gramophone P 14162 (His Master's Voice)
 
Dix enregistrements de Mirza Nazar Khan seront réalisés le 7 avril 1928 et pressés à l'usine anglaise de Hayes, en banlieue de Londres, dans une série spéciale numérotées B2-B6. Ils seront entrés dans un premier temps dans le catalogue His master's voice-Gramophone des "Enregistrements occidentaux" (série 18-12000). Sur ces enregistrements, Mirza Nazar Khan interprète des chansons, notamment des ghazals, la forme vocale de cette musique klasik. Le ghazal afghan donne à entendre le plus souvent des textes persans, dont beaucoup de poèmes écrits par des poètes comme Hafez, Bedil ou Sa’adi. Des copies des matrices de ces disques seront envoyées plus tard en Inde, à l'usine de Sealdah, re-pressées en avril 1930 et entrées cette fois-ci dans la série des P14000 du catalogue Gramophone, série réservée aux répertoires punjabi et associés.
Le disque conservé par la Bibliothèque nationale de France est l'un des exemplaires de 1930 : exemplaire précieux car, cette catégorie de disques étant rarement gravée deux fois, beaucoup de ces disques ont disparu ou n'ont pas survécu aux épreuves du temps. Ils nous permettent d'apprécier cet art tel qu'il était interprété à cette époque. 

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The Gramophone Compagny Ltd''s Afghanistan Catalogue, april 1930. Source : site de Michael S. Kinnear
 

Mirza Nazar Khan est, d’après plusieurs spécialistes de musique afghane, un artiste amateur et surtout un employé de l’ambassade d’Afghanistan à Paris dans les années 1920. Un avion aurait été affrété tout spécialement pour lui afin qu’il rejoigne son roi à Londres en avril 1928. On ne trouve aucune trace de lui ni de sa rencontre avec le roi dans la presse de l’époque à notre connaissance - sa venue correspondant aux journées "non-officielles" du séjour du roi, mais on peut essayer de deviner comment cet homme a été invité à Londres.
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Portrait de Mirza Nazar Khan - Source : Dr Asadullah Shour & Dr. Qayum Bela, sur le site de Michael S. Kinnear
 
Dans la presse parisienne, on mentionne une rencontre – au moins une – du roi avec la légation afghane lors de son séjour à Paris : on peut imaginer que Mirza Nazar Khan était bien présent lors de l'une de ces rencontres et qu' il a pu être présenté à Amanullah Khan à cette occasion.
 
(...) Un pays de l’Asie centrale qui était fermé à tout le monde, sauf aux Anglais.
Le monde illustré (septembre 1923)
 
Durant le séjour du roi à Londres, tout comme lors de ses autres passages dans les capitales européennes, de nombreuses discussions portant sur les relations culturelles et notamment artistiques entre les deux pays ont eu très certainement lieu, de manières formelles ou informelles. Si la France a établi de fortes relations culturelles avec l'Etat aghan depuis l'indépendance de ce dernier, l’Angleterre a une histoire politique mais aussi culturelle particulière avec ce pays. Elle a mené au sein de ses territoires coloniaux depuis la fin du XIXe des collectes linguistiques et musicologiques, avec le soutien de la Gramophone. La grande collecte linguistique des dialectes de l’Inde dirigée depuis 1889 par George Abraham Grierson sera enregistrée à partir de 1914. En plus de témoignages dialectaux, des employés de la compagnie comme Frederick William Gaisberg, William Sinkler Darby, Franz Hampe ou encore William Conrad Gaisberg enregistreront également entre les années 1902 et 1908 de nombreux chants et musiques de cette même aire géographique de l'empire britannique.
 

Bhajan (Hindustani Song) / William Sinkler Darby, collecteur ; Miss Hingan Bai, chant ;
accompagnement instrumental (harmonium indien, flûte), 1904 - Gramophone (His Master's Voice) - AP-2151
 
 
Les catalogues de la Gramophone attestent que des enregistrements d'artistes afghans ont également été réalisés par le label His Master's voice après l'indépendance de l'Afghanistan, mais sur le territoire indien. La Gramophone est une des premières grandes compagnies phonographiques à réaliser une collecte de telle ampleur autour des traditions linguistiques et musicales non occidentales du début du XXe siècle : la mémoire du patrimoine oral et musical de ces régions, dont celle de l'Afghanistan, a été sauvegardée par cette entreprise.
Ces réalisations scientifiques et culturelles, et leurs témoignages phonographiques, ont certainement été présentées ou rappellées au roi. Les locaux d'enregistrements de Hayes ont peut-être fait l’objet d’une visite également, cette maison de disque faisant partie du fleuron des entreprises anglaises. On peut  imaginer qu’à l’une ou l’autre de ces occasions, le roi, un proche ou bien un représentant du label aura abordé ces enregistrements afghans : l’idée d'enregistrer Mirza Nazar Khan aura alors émergé dans les esprits et permis la réalisation de ces précieux enregistrements aux studios de Hayes de la Gramophone. 
Quoiqu'il en soit, grâce aux disques HMV de la Gramophone et à ses catalogues, Mirza Nazar Khan, artiste amateur mais talentueux, est également passé à la postérité. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à lui, car il fait partie de ces quelques artistes afghans qui figurent dans ces répertoires de disques de la première moitié du XXe siècle.
 
 
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Catalogue Gramophone : enregistrements afghans réalisés entre 1926 et 1946. Source : site de Michael S. Kinnear
 
 
Mirza Nazar Khan semble avoir été le troisième artiste afghan à avoir été enregistré par la maison de disque. Les premiers artistes afghans figurant dans les catalogues Gramophone sont le chanteur Ustad Kassim Afghani (1883-1956), parfois considéré comme le père de la musique afghane (chantant en dari, en pashto mais aussi en urdu et en hindi) et le joueur de rabab Qurban Ali, tous deux originaires de Peshawar. Accompagnés d'un ensemble instrumental nommé le « Kabul string Band », ils se rendront de Kaboul à Lahore pour enregistrer un nombre conséquent de disques pour la maison de disques (série des P7501). Ces deux artistes travaillaient ensemble depuis longtemps et leur présence est déjà attestée à la cour d'Habibullah Khan, le père d'Amanullah Khan. En 1928, le professeur Miran Bakhsh ira de Kaboul à Lucknow pour enregistrer un ensemble de disques en persan, punjabi, multani et pashto, souvent accompagné de rabab, sitar, tablas et de deux harmoniums indiens (disques répertoriés dans la série des P14000). Miran Bakhsh sera de nouveau enregistré en 1929, cette fois-ci à Lahore (disques sortis en janvier 1932 dans la série des N3900).
La Bibliothèque nationale de France conserve également un disque de Miran Bakhsh enregistré en 1928.
 
 

Hanna biyarid bar dastash bemalid : Persian song ; Abna bar nosrati am molana soltan betarz binad torki : Persian song / sung by Prof. Miran Bakhsh, 1928 - NC Gramophone P 14014 (His Master's Voice)
 
 
Les catalogues de la Gramophone présentent ainsi une soixantaine de disques de musique et chants afghans enregistrés dans les années 1920. Ses artistes sont passés à la postérité pour beaucoup grâce à l'enregistrement sonore.
Le voyage du roi Amanullah Khan aura ainsi permis d'enrichir ce répertoire afghan de dix enregistrements et d'offrir sa voix - et un chapitre de l'histoire afghane - aux archives sonores françaises.

 

Le département Son, vidéo, multimédia adresse tous ses remerciements à Kaveh Hedayatifar, chercheur associé BnF, pour la traduction de l’enregistrement d’Amanullah Khan. Une journée d’étude consacrée aux pratiques musicales et corporelles se déroulant lors de cérémonies iraniennes et afghanes, portée par Kaveh Hedayatifar et le département Son, vidéo, multimédia, se tiendra à la BnF le 30 novembre de 9h30 à 17h30. Un prolongation musicale conclura cette journée. [Mise à jour - janvier 2023 : les captations de cette journée d'étude sont en ligne sur le site de la Médiathèque de la BnF]

 

Billets précédents :
Bientôt sur le blog Gallica : un prochain billet célébrant le Centenaire des relations entre la France et l’Afghanistan, L'archéologie au cœur des relations franco-afghanes, sera à découvrir le 8 décembre prochain. [Mise à jour décembre 2022 : blog en ligne].

 

Pour prolonger cette commémoration de la longévité des relations culturelles franco-afghanes, la BnF organise, en partenariat avec le Centre d'études et de recherches documentaires sur l'Afghanistan (CEREDAF), une table ronde « France-Afghanistan : œuvres littéraires en regard » qui rassemblera Leili Anvar, Régis Koetschet, Jean-Pierre Perrin, André Velter et Olivier Weber pour échanger autour de la relation particulière qu’ont entretenue avec l’Afghanistan André Malraux et Joseph Kessel en mettant en regard les liens de Sayd Bahodin Majrouh et Atiq Rahimi avec la France et la langue française.
Cette manifestation, ouverte au public sans réservation, se tiendra le 23 novembre 2022 de 17h à 19h à la Bibliothèque François Mitterrand, en salle 70.

 

Pour aller plus loin sur Gallica

 

Ressources bibliographiques 

  • Site de Michael S. Kinnear, chercheur et membre de la Society for Indian Record Collectors (1945-2019)
  • Catalogues Gramophone de référence : The Gramophone Compagny Ltd.’s Afghanistan Catalogue - July 1928 & April 1930.
  • Site de Julien Thiennot : Afghan Records Gallery 
  • John Baily - War, Exile and the Music of Afghanistan, Routledge / SOAS Musicology Series, 2015 (en ligne)
  • Site Dr Qayum Belel (spécialiste de la musique afghane)
  • Annick Fenet, « De la Sorbonne à l’Asie. Routes orientalistes d'Ena Bazin-Foucher (1889-1952) », Genre & Histoire, 9 | Automne 2011, mis en ligne le 09 juin 2012.
  • Jean-Michel Chézeau – « Les Chimistes, leurs institutions et leurs sociétés savantes entre les deux guerres », Histoire de la chimie, V, L’Ecole de chimie de Mulhouse, in L’actualité chimique, mai 2014 n° 385, p. 3 (en ligne).
  • Site de l'Ambassade d'Afghanistan en France
  • Sur les arts pendant le règne d'Amanullah Khan : Guilda Chahverdi et Agnès Devictor - Du premier théâtre aux performances urbaines en Afghanistan : regard sur des arts en tension, février 2021 (en ligne)
  • Histoire des lycées afghans (en ligne)
 

Commentaires

Soumis par Barthelemy Françoise le 24/11/2022

Merci pour ce blog très intéressant
Et y aura-t-il un compte-rendu (ou un enregistrement) de la soirée du 23 novembre ? Je serais intéressée. Merci

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