Et les vaches seront bien gardées, 1 : l'élevage en mutation

Armand Chartier, un cinéaste au Ministère de l’agriculture

29 juin 2022

Yveline Baratta ; Alexia Vanhée

L’élevage joue un rôle essentiel sur les plans économique, social et familial. Les innovations techniques, les multiples évolutions du métier de fermiers marquent son histoire. Les documentaires réalisés par Armand Chartier (1914-2002) pour le Ministère de l'agriculture à la fin des années 50 témoignent de cette mutation.

Photogramme extrait du film Les grandes races bovines françaises (1961)

À la fin de la seconde Guerre mondiale, la situation de l’agriculture française est fragile. Les terres agricoles sont ravagées, les équipements et infrastructures insuffisants. Les fermes françaises sont de petite dimension.

Ma petite ferme. Paris : Capendu, 1945

La polyculture-élevage est le modèle dominant en Europe de l’Ouest. Les niveaux de production restent faibles. L’état sanitaire des cheptels est préoccupant et de nombreuses maladies (tuberculose, brucellose, fièvre aphteuse, peste aviaire ou porcine…) sévissent.
Afin d’assurer un revenu aux agriculteurs, la France poursuit alors une politique protectionniste, contrairement à ses voisins européens.
Durant les « Trente Glorieuses », le pouvoir d’achat augmente, suivi par une demande accrue en protéines d’origine animale. La France entre alors dans une nouvelle ère, celle de la consommation de masse.

A combattre : les habitudes, la routine. A conquérir : les marchés, la clientèle.

Armand Chartier, L'élevage européen (1970, 44 min 49 s)

Les agriculteurs s’équipent grâce aux investissements permis par les plans Marshall et Monnet. La mécanisation est en route, la productivité du travail augmente.
À la fin des années cinquante, Armand Chartier tourne L'heure de traire (1958, 14 min), qui témoigne de cette mécanisation. Ce film malicieux pourrait aussi s’intituler “Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la traite des vaches à la fin des années cinquante” :

Produit par Je vois tout, société de Paul de Roubaix (père de François, le compositeur), ce documentaire fictionnalisé met en scène quatre enfants qui, profitant de l'assoupissement de leur père, se chargent de traire les vaches à sa place. L’occasion de décrire très consciencieusement les grandes étapes de la traite mécanique et d'insister tout particulièrement sur les règles d’hygiène. Les scènes avec les enfants confèrent au film une joyeuse ambiance “Club des cinq” et un parfum d'antan.

En 1966, la loi sur l’élevage poursuit plusieurs objectifs : l’organisation générale de l’activité, la modernisation des bâtiments, l’amélioration génétique. Les bâtiments s’équipent de carrousels de traite, de stabulation permanente, de libre-service au silo. De nouvelles cultures fourragères (le maïs ensilage par exemple) constituent l’essentiel des stocks fourragers des troupeaux laitiers. L’alimentation proposée aux animaux s’enrichit en vitamines, minéraux, acides aminés de synthèse, tourteaux d’oléagineux venant du Brésil, d’Argentine ou des États-Unis.
Les activités de l’élevage tendent vers des systèmes intensifs. Avec l’élevage hors sol, la rupture entre l’élevage et la culture est consommée.

En l'an 2000 : Elevage intensif - La chasse aux microbes - Un orchestre docile : [estampe] / [Jean-Marc Côté]. 1910

L’apparition de l’insémination artificielle, l’hybridation, le recours aux croisements (l’Aubrac avec la Charolaise, par exemple), l’introduction de vaches étrangères, comme la Holstein, favorisent l’émergence d’animaux de plus en plus productifs.

Vache d'Aubrac // Agée de 36 mois, présentée par M. Baduel, à la Guiole (Aveyron) // 2e prix de la catégorie des Salers, d'Aubrac, d'Auvergne et du Mezenc : [photographie] / Nadar J.e [jeune] . 185.-186. -

Illustration de ces nouvelles pratiques, le film Les grandes races bovines françaises (1961, 28 min), dépliant promotionnel en images où une narratrice étrangère aux yeux clairs, prétendument envoyée par son gouvernement pour étudier les conditions de l’élevage à la française, se livre à un Tour de France bovin région par région :

Sur des musiques généreuses de Scarlatti, Haydn et Mozart, les vingt-deux principales races bovines sont présentées dans leurs berceaux d'origine. Si l’animal y est évoqué dans une perspective clairement productiviste - leurs capacités laitières ou leurs qualités veulières et bouchères sont détaillées par le menu - la précision du commentaire ne manque pas de charme : la vache pyrénéenne aux “cornes éparses en forme de croissant” ne le cède en rien à la Salers, “descendante des troupeaux celtiques avec sa robe acajou et ses cornes de ligne”.
Le film montre également la mise en place des premières procédures de contrôle de la production : inscription de chaque animal dans un registre, marquage à l’oreille, action du syndicat du contrôle de la croissance…

Progressivement, la logique par filière s’impose, suivant les opportunités qu’offrent les différents milieux. Certaines régions vont se spécialiser dans la production de grains, dans le centre du Bassin parisien, ou dans l’élevage, comme en Bretagne, dans le Grand Ouest ou encore les zones de moyenne montagne.