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George Eliot : écrire la ruralité

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27 septembre 2018

Questionnant la place de l’individu dans une société en pleine révolution industrielle, George Eliot dresse le portrait de communautés rurales et préfigure le roman naturaliste, avec son intérêt pour les classes sociales défavorisées et son attachement féroce aux valeurs individuelles.
 

Emilie et Georges Romieu, La vie de George Eliot, Paris : Gallimard, 1930

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, nombreux sont les critiques qui s’intéressent avec plus de sérieux qu’auparavant aux productions littéraires des femmes écrivains, comme George Eliot, née Mary Ann Evans, ou Charlotte Brontë, cachée sous le pseudonyme Currer Bell. Il faut dire que la situation des femmes écrivains est loin d’être simple dans un contexte éditorial où les plumes sont souvent anonymes et où la femme est généralement reléguée dans des tâches typiquement féminines, tenue à l’écart du monde extérieur :

Th. Karcher, Revue germanique, Paris : Librairie A. Frank, 1862.

Née en 1819, George Eliot fut très tôt fascinée par le monde de l’édition. Travaillant pour l’éditeur londonien John Chapman en 1851, elle révolutionnait alors un milieu encore essentiellement masculin. Également critique littéraire, traductrice et éditrice, elle rencontra le critique et philosophe, George Henry Lewes, un homme marié avec lequel elle entretiendra une liaison durant de nombreuses années malgré les contraintes morales de l’époque victorienne. Celui-ci l’encourage à se lancer dans la fiction et c’est en rédigeant des critiques dans le magazine littéraire Review qu’elle fit le choix d’adopter le pseudonyme de George Eliot.

Emilie et Georges Romieu, La vie de George Eliot, Paris : Gallimard, 1930

Son premier essai littéraire, Scènes de la vie du clergé. La conversion de Jeanne, fut publié dans le Blackwood’s Magazine et reçut un accueil favorable de la critique en 1857. Deux ans plus tard, Adam Bede est publié et suscite de nombreuses interrogations : qui est véritablement George Eliot ? S’agit-il d’un auteur masculin ou d’une plume féminine ? Les débats quant à l’identité de l’auteur font encore rage en 1859, comme en témoignent certaines critiques parues en France :
 

O. S., Revue européenne : lettres, sciences, arts, voyages, politique, Paris, 1859, p. 4

Un an plus tard, en 1860, Eliot décrit le quotidien d’un frère et d’une sœur dans Le moulin sur la Floss. Là encore, le cadre champêtre, loin d’être réduit à un simple décor, permet à l’auteur de livrer une vision critique de la société qui connaît de véritables mutations industrielles, au détriment de la nature. Si les critiques français se montrent sévères et jugent Adam Bede supérieur au Moulin sur la Floss, on peut aussi y percevoir une déception suite aux révélations sur l’identité de l’auteur :

Gustave Masson, La Correspondance littéraire : critique, beaux-arts, érudition, Paris : L. Hachette et cie, libraires, 1859-11-10, p. 301-302

De George Eliot, le public retient donc non seulement son intérêt particulier porté à la vie quotidienne dans la campagne anglaise mais aussi ses réflexions sur les méfaits des innovations industrielles et sur l’évolution de la société. Elle qui craignait que ses romans ne soient perçus comme de simples histoires d’amour surprend le lectorat par la puissance de son réalisme et la profondeur psychologique des personnages qu’elle met en scène. Dans Silas Marner, the weaver of Raveloe, publié en 1861, l’écrivain s’attache cette fois à l’histoire d’un tisserand vivant dans une communauté rurale et développe le thème de l’individu face à l’industrialisation. Comme ses consœurs Charlotte Brontë et Elizabeth Gaskell, George Eliot n’hésite pas à s’emparer de sa plume pour défendre ses convictions et revendiquer les droits des citoyens délaissés par les progrès de la société :
 

Emile Chasle, Le Constitutionnel : journal du commerce, politique et littéraire, Paris, 1876-09-26, p. 3

Cet attachement pour une Angleterre rurale avec des portraits soigneusement brossés séduit la critique littéraire comme le public, en France comme Outre-Manche, attestant d’un attrait pour cette nature encore épargnée par les mutations industrielles :

North Peat, Revue contemporaine, Paris, 1859, p. 542

Enfin, dans Middlemarch : étude de la vie de province (1871-1872), le lecteur découvre cette fois une galerie de personnages qui évoluent dans la ville fictionnelle de Middlemarch entre 1829 et 1832. Ici, le réalisme témoigne de la vie d’une communauté dans les Midlands et permet d’aborder l’étude des mœurs tout en interrogeant la situation des femmes. Dans ce microcosme aux intrigues multiples apparaît un réseau sociologique riche, faisant du roman un véritable laboratoire permettant de concilier sentiment et analyse. George Eliot brise de nombreux carcans et ouvre la forme romanesque en multipliant les points de vue, offrant une nouvelle définition du roman réaliste. Le succès de Middlemarch fut colossal. Si les critiques comparèrent souvent George Eliot à sa consœur française George Sand, c’est que chacune faisait du roman champêtre le prétexte à une réflexion plus large sur l’engagement social et sur l’avenir de la société. En outre, leur vie respective scandalisait la morale :

L. Qesnel, « Le roman contemporain en Angleterre », La Revue politique et littéraire : revue des cours littéraires, Paris, 1873, p. 16

Comme George Eliot, George Sand use du pseudonyme afin de travestir son identité. Née Amantine Aurore Lucile Dupin, baronne Dudevant, cette romancière française qui était également critique littéraire et journaliste, prône la défense des femmes et lutte contre les préjugés d’une société conservatrice. À l’instar de sa consœur britannique, elle prend la campagne du Berry comme cadre pour ses romans idéalisés autour du monde paysan (La Mare au diable, 1846 ; François le Champi, 1848 ; La Petite Fadette, 1849) afin d’imaginer une société idéale, sans conflit ni lutte de classe.

Portrait de Georges Sand par Atelier Nadar, 1900

Si pour Elme-Marie Caro, George Sand et George Eliot partageaient la même vision idéalisée du roman, il reste que la touche humoristique présente chez la romancière britannique offrait un charme spécifique indéniable.
 

Elme-Marie Caro, George Sand : Paris, Hachette et Cie, 1887, p. 152

E. D. Forgues, La Revue britannique, septembre 1881, p. 148

À la fin du XIXème siècle, la littérature anglaise occupe une place non négligeable en France grâce au marché du livre, envahi par des vagues successives de romans anglais à partir de 1850 avec la « Bibliothèque des meilleurs romans étrangers » éditée par Hachette. Associée à Charles Dickens ou Thomas Hardy, George Eliot est une référence qui sera de plus en plus évoquée. Souvent analysée dans les revues littéraires, elle est une référence pour nombre d’auteurs, notamment pour Marcel Proust, admirateur du Moulin sur la Floss, qui était sensible à la grande finesse psychologique des personnages qu’elle mettait en scène.  Mais c’est surtout dans l’hommage que Henry James rend à George Eliot dans la préface de The Portrait of a Lady qu’est reconnu le caractère résolument moderne de cette femme de lettres britannique : « lorsqu’on lit attentivement les romans de George Eliot, dit James, les émotions, l’intelligence tourmentée, la conscience morale de ses héros et héroïnes deviennent notre propre aventure. » Selon lui, le roman victorien n’est plus le « monstre informe » qu’il était à ses débuts. Contrairement aux récits des sœurs Brontë, les aspirations contrariées des protagonistes ouvrent sur une analyse intellectuelle plus fine, mettant à distance les émotions et révélant l’anatomie de la psychologie humaine. C’est avec cette lecture particulière de l’œuvre de George Eliot qu’Henry James ouvre la voie à une réception plus large de l’auteur, qui confère à la romancière britannique son aura intellectuelle.

Plus proches de nous, des critiques ont participé à la réévaluation de l’œuvre de George Eliot à l’aune des approches sociologiques et féministes. Ainsi, Leah Price, professeur de littérature anglaise à l'Université Harvard et spécialiste du roman britannique, fait-elle état de la difficulté qu’ont les femmes auteurs à dépasser le système des rapports sociaux de sexe inhérent à l’organisation des genres littéraires. Fine observatrice de la transformation de la population rurale en population urbaine, George Eliot fait donc partie des grands auteurs britanniques dont la vie, comme l’œuvre, ont contribué à la remise en cause d’une société britannique en plein essor industriel et social.
 

Pour aller plus loin
 
Feuilleter le manuscrit de Middlemarch
S’immerger dans l’univers de George Eliot
Et lire les précédents billets de la série « Femmes de lettres anglaises », consacrés aux « Terreurs gothiques chez Ann Radcliffe », à « Mary Shelley et le mythe de la création », à « Jane Austen et l'exaltation des sentiments », à « Charlotte Brontë, la passion et l’écriture », à « L’imagination féminine des romans de Fanny Burney », à « L’engagement social d’Elizabeth Gaskell » et à « Emily Brontë en France ».

 

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