L'engagement social d'Elizabeth Gaskell
En plein essor du roman victorien, Elizabeth Gaskell brosse des fresques sociales qui témoignent de sa connaissance du Nord industriel comme du Sud rural de l’Angleterre, préparant la voie des revendications des mouvements féministes et des suffragettes.
Née en 1810 à Londres et morte en 1865, Elizabeth Cleghorn Gaskell est une romancière britannique. Recueillie par une tante après la mort de sa mère quand elle est enfant, Elizabeth passe son enfance dans le Cheshire à Knutsford, ville qui servira de décor à son roman Cranford (1853). Elle apprend le latin, le français et l’italien à l’école des sœurs Byerley à Barford, puis à Stratford-on-Avon dès 1824, avant de retourner chez son père à Londres. Celui-ci a la charge des Archives du Trésor et s’est remarié en 1814. À la mort de son père, en 1829, elle retourne à Knutsford. Lors d’une visite à Manchester, elle fait la connaissance de William Gaskell, pasteur et professeur. Ils se marient et s’installent dans cette ville industrielle du Nord, aux fumées grises et sombres, qui inspire le décor de ses romans Mary Barton (1848) et North and South (1854). Menant une vie active d’épouse et de mère, Elizabeth s’engage dans le chemin de l’écriture. C’est anonymement qu’elle publie son premier roman, Mary Barton, dont l’intrigue amoureuse et policière s’enracine dans les conflits entre les ouvriers des filatures et leurs patrons. Recueillant d’emblée le succès littéraire, Gaskell est invitée par Charles Dickens à collaborer à son hebdomadaire, le Household Words, où elle publie Cranford, chronique d’une petite ville de l’Angleterre, sous la forme de tableaux et de saynètes pleines d’humour. Peu après, suivront North and South, à teneur sociale, puis Wives and Daughters (1864-66), un grand roman publié mensuellement en 18 épisodes dans le Cornhill Magazine et enfin Cousin Phyllis (1864), à mi-chemin entre le roman et la nouvelle. Elle est aussi connue pour ses histoires de fantômes de style gothique, publiées dans le journal de Dickens parmi d’autres plumes, comme celle de Wilkie Collins.
Samuel Laurence, Portrait d’Elizabeth Gaskell in Jenny Uglow, Elizabeth Gaskell, Faber and Faber, 1993
Sa conscience sociale et sa vision féminine du monde du travail et des déshérités la portent à dépeindre avec justesse la condition des opprimés : les ouvriers et les femmes. Dans North and South, son quatrième roman, publié dans la revue Household Words entre 1854 et 1855, le lecteur suit les pérégrinations de l’héroïne, Margaret Hale, fille d’un pasteur qui a quitté le Sud de l’Angleterre pour s’installer avec sa femme et sa fille dans la ville industrielle de Milton. Margaret découvre avec horreur l’âpreté de la révolution industrielle, qui brise les ouvriers et les pousse à affronter leurs patrons lors de grèves. Elle s’inquiète du sort des pauvres, dont elle admire le courage et se lie d’amitié avec eux, méprisant John Thornton, grand patron d’une filature locale, pourtant ami et élève de son père. L’affrontement entre Margaret et Thornton n’est pas sans rappeler celui des héros d’Orgueil et Préjugés de Jane Austen, avec leurs caractères passionnés et leurs attitudes pleines de défi. Cependant, Margaret apprendra à aimer la ville de Milton, dont la source d’inspiration est Manchester, alors surnommée Cottonopolis : cette grande cité cotonnière, enfumée et bruyante était alors entièrement vouée au travail et a été la première cité industrielle d’Angleterre.
En 1853, 108 usines de coton étaient installées à Manchester, où les ouvriers connaissaient alors une misère profonde. Friedrich Engels en a fait une description très détaillée en 1845 dans Situation de la classe laborieuse en Angleterre.
Charles de Mouy, Revue européenne : lettres, sciences, arts, voyages, politique, septembre 1861, p. 148
Elizabeth Gaskell n’est d’ailleurs pas la seule écrivaine à s’intéresser de près au sort des ouvriers des filatures. Parmi les amis du couple, qu’elle reçoit à Plymouth Grove, sa maison située à Manchester, on trouve la sociologue et journaliste Harriet Martineau, ainsi que les écrivains Charles Dickens et Charlotte Brontë, qui, dans Shirley, dressait le portrait d’une jeune héritière, passionnée par le sort des filatures dans le Yorkshire dès 1850. Les grèves mettaient à mal l’industrie et révélaient des conflits sociaux, que d’autres auteurs ont minutieusement décrits :
Très proche de Charlotte Brontë et côtoyant également ses sœurs, Emily et Anne, Elizabeth Gaskell rédigera la biographie de la célèbre romancière anglaise, donnant à voir avec émotion le portrait particulièrement vivant d’une famille entièrement dédiée à l’écriture. Avec elle, Gaskell partage une vision féminine de l’écriture, engagée dans des préoccupations sociales, chose nouvelle dans cette moitié du XIXe siècle, fortement dominée par la figure tutélaire de Charles Dickens. À sa manière discrète et efficace, elle n’en porte pas moins un discours qui frôle parfois le subversif et qui prend le contre-pied de nombreuses idées reçues sur les femmes auteures à cette période.
The cotton famine – group of mill operatives at Manchester, The Illustrated London New, 22 november 1862, p. 564
Pour aller plus loin
Explorer la collection de manuscrits d’Elizabeth Gaskell,
Découvrir les sites consacrés à Elizabeth Gaskell et la Elizabeth Gaskell society,
Voir l’adaptation de Nord et Sud par Brian Percival,
Et lire les précédents billets de la série « Femmes de lettres anglaises » consacrés aux « Terreurs gothiques chez Ann Radcliffe », à « Mary Shelley et le mythe de la création », à « Jane Austen et l'exaltation des sentiments », à « Charlotte Brontë, la passion et l’écriture » et à « L’imagination féminine des romans de Fanny Burney ».
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