Contrairement au billet précédent sur les femmes artistes à l’Académie, « Nous n’avons pas à nous plaindre cette fois du manque de renseignements, car au sujet de Rosalba, ils abondent et depuis quelque temps les chercheurs et les chroniqueurs semblent nous dire ’je t’en veux accabler ‘». Et pour cause, le destin de cette vénitienne sollicitée pour son talent par les seigneurs vénitiens, princes allemands et danois, aristocrates français n’est somme toute pas banal.
Née en 1685 à Chiogga, près de Venise d’un père fonctionnaire et d’une mère brodeuse, Rosalba Carriera s’exerce d’abord avec ses deux sœurs Angela et Giovanna à l’artisanat notamment à la décoration de tabatières, avant qu'elles deviennent toutes des artistes. Les trois sœurs reçoivent aussi une éducation soignée, peu habituelle dans leur milieu social, qui leur donne une solide culture en matière de poésie, musique, civilisation antique, ainsi que la maîtrise de plusieurs langues modernes.
L’art du pastel
Formée auprès du miniaturiste vénitien Diamantini et du Français Jean Stève, Rosa Alba Carriera s’affranchit de leurs leçons en utilisant la technique de la détrempe qui confère à ses petits portraits éclat et luminosité. Mais celle qui deviendra ‘La Rosalba’ doit sa notoriété à un art peu pratiqué jusque-là : le pastel. « Le dessin mis en couleur » destiné à rendre « la grâce et la délicatesse » des choses convient parfaitement « pour représenter la fraîcheur et l’incarnat des femmes ». La miniaturiste vénitienne, qui s’était mise en 1703 à exercer l’art du pastel pour aller plus vite car elle croulait sur les commandes de portraits, possède un savoir-faire très personnel dit « féminin » apparemment irrésistible.
Figure de jeune fille (pastel), Rosalba Carriera (wikimedia)
En délaissant l’étape préalable du dessin et en posant des couleurs éclatantes directement sur le papier, ses portraits gagnent en spontanéité et en naturel, tout en conjuguant le charme à une ressemblance légèrement idéalisée.
L’art de la Rosalba ne cache pas son ambition de plaire au monde élégant et souvent futile de son époque et sa technique sera jugée quelque peu frivole par ceux qui nous rappellent que « si La Rosalba a mis ce procédé à la mode, il avait été pratiqué avant elle en France et à des fins plus élevées » notamment par le peintre académicien Joseph Vivien. Toutefois, bien souvent, derrière la complaisance affichée de bon nombre de ses tableaux, se cache une recherche plus profonde qui impose une présence toute en finesse comme dans ces deux portraits :
Portrait de la comtesse Miari. Rosalba Carriera (Collection Gangnat)
Portrait d’homme inconnu, Rosalba Carriera
Tout en développant cette technique du pastel, l’artiste continue de produire des portraits en miniature hérités de son expérience vénitienne :
Le Musée : revue d’art antique, Carlo Jeannerat
Le séjour parisien
Ebloui par sa rencontre avec l'artiste à Venise en 1716, le collectionneur Pierre Crozat n’a eu de cesse de la convaincre de venir à Paris où elle finit par se rendre en mars 1720, âgée de 45 ans, après le décès de son père, accompagnée de sa mère, de ses deux sœurs et du peintre Pellegrini, le mari d’Angela ; Giovanna (ou Giovannina) lui sera une aide précieuse pour l’exécution des miniatures. Dès lors, à l’hôtel Crozat où elle réside et charme souvent son auditoire en jouant du violon lors de soirées mondaines, une clientèle choisie se presse pour obtenir la commande d’un portrait. Honorée et admirée, l’illustre vénitienne noue dans ce cadre précieux de nouvelles relations avec des artistes et des amateurs d’art comme Mariette qui, devenu son plus fidèle ami, lui dédie un poème.
Autoportrait avec portrait de sa sœur (Giovanna), Rosalba Carriera. (Wikiart)
Durant son séjour parisien, Rosalba Carriera rédige un Journal destiné à son seul usage « comme on fait un livre de souvenirs » où « elle notait les incidents de sa vie, les visites qu’elle recevait ou rendait, les commandes qui lui étaient faites, et, en général, toutes les impressions qu’elle ressentait ».
Publié et enrichi en 1793, par un fervent admirateur italien, le chanoine Vianelli de Chiagga, puis traduit en français et annoté par Alfred Sensier en 1865, il devient une source précieuse pour l’histoire de l’art sur la personnalité de La Rosalba et la vie mondaine et artistique de l’époque :
La huitième académicienne
La notoriété de La Rosalba, dont on ne de cesse de vanter la noblesse de caractère et l’humilité, ne peut laisser l’Académie plus longtemps indifférente. Comme Watteau, qui lui commande son portrait et lui écrit par l’intermédiaire de son ami Vleughels, le peintre Antoine Coypel avec bien d’autres artistes tels Rigaud, Julienne, Caylus, fréquente l’Hôtel Crozat. Coypel, nommé directeur en 1714 de l’Académie royale de peinture et de sculpture propose la candidature de Rosalba Carriera. L’événement est de taille en regard de l'absence de toute présence féminine durant 40 ans dans la prestigieuse institution !
Pour marquer toute sa déférence, Coypel lui remet en main propre sa lettre de réception acquise sur présentation d’un Portrait du roi Louis XV enfant exécuté au pastel, dont voici la seconde version :
Portrait du roi Louis XV. Rosalba Carriera (Wikimedia)
Dès son retour à Venise en février 1721, La Rosalba décrit, dans un courrier adressée à Coypel, « la pastelle », son morceau de réception qui la consacre huitième académicienne : « une Nymphe de la suite d’Apollon, qui va faire présent de sa part à l’Académie de Paris d’une couronne de laurier la jugent la seule digne de la porter, et de présider à toutes les autres » ; cette œuvre bien appréciée est conservée au Musée du Louvre.
De son influence sur les artistes français
Pour son art du pastel, lorsqu’elle quitte Paris, l’artiste laisse derrière elle une empreinte féconde auprès de Maurice Quentin La Tour :
Exposition des pastels de Monsieur Maurice Quentin La Tour, L’Europe nouvelle, 1930
« La Tour, Perroneau, Liotard, pour ne point parler de Simon Chardin, ces pastellistes admirables, ont poussé bien plus loin que La Rosalba la maîtrise du métier et l’expression vivante ; mais on cherchera vainement chez eux la fantaisie qui anime les figures de l’artiste vénitienne, se détachant sur des tons gris de fonds comme de pâles fantômes étranges et charmants ».
C'est aussi pour son art de la miniature que la « peintresse » comble Jean-Baptiste Massé, qui « ne voulut plus travailler qu’ayant devant les yeux des œuvres de Rosalba ». En rédigeant son testament, ce peintre de Louis XV lègue sa très aimée « mignature en ovale peinte sur l’ivoire par l’illustre Rosa Alba admirée et digne de l’être de tous les connoisseurs ».
En comparaison à d’autres artistes influencés par la vénitienne, dans son analyse sur Le portrait miniature en France, l’historien d’art Henry Bouchot reconnaît à La Rosalba l’art de « donner plus de lumière aux figures » et de savoir racheter ses erreurs « par des habiletés de détails ». Néanmoins, comme pour deux autres miniaturistes académiciennes, Anne-Renée Strésor et Catherine Perrot, il ne manque pas d’éreinter au passage « les pratiques falotes de cette Rosalba », veille fille qu’il trouve d’ailleurs fort laide.
Et bien qu’ « on se tromperait fort, cependant à vouloir se représenter la Rosalba elle-même sur le modèle de ces piquantes jeunes filles au sourire pervers que, durant un demi-siècle, elle s’est plu à peindre sur le papier ou l’ivoire », La Rosalba fait noble figure par son charisme et par son charme indéniable qui lui vaut à 45 ans une demande en mariage qu’elle juge préférable de décliner :
Une nouvelle biographie de La Rosalba. Revue des deux mondes, juillet 1899
La fortune critique de la Rosalba
Tout au long de sa vie, partagée entre Venise, Paris, Modène, Parme, Vienne et la Pologne, Rosalba Carriera a en effet produit un nombre d’œuvres assez considérable. La collection la plus importante se trouve à la Galerie de Dresde qui réunit 157 pastels de sa main. Des œuvres ressurgissent aussi épisodiquement dans de nombreux catalogues de ventes et se vendent à des prix élevés. Ses madones et ses autres œuvres sacrées lui valent l’approbation de Stendhal.
Dans le Catalogue des pastels du Musée du Louvre figurent plusieurs de ses œuvres, notamment La jeune fille au singe. Pour René Schneider, il est « significatif que ce soit une femme » l’auteur de ce portrait.
La jeune fille au singe. Rosalba Carriera (Musée du Louvre)
Si certains déplorent un « manque de virilité dans la facture », d’autres trouvent que cette « femme a su garder les grâces de son sexe, et que son art est le plus féminin qu’il y ait eu jamais ». Ainsi vient d’être engagé les prémices d’un long débat autour du sexe de l’art et de ses caractéristiques, sans que la question puisse aboutir à une issue acceptable, quand « la virilité » ou « les grâces du sexe » encourent au fil du temps un renouvellement sans cesse controversé des définitions.
Il n’en reste pas moins que « La grâce de sa manière, son style vaporeux et ses nombreuses figures de femmes en font une portraitiste du féminin par excellence et sans doute l'une des femmes peintres les plus célèbres du début du XVIIIe siècle ». En sorte que la Rosalba a su s’imposer par un je ne sais quoi qui tient en propre à une connivence féminine avec son modèle comme en témoigne ce délicat portrait de Madame de Lavallière :
Madame de Lavallière. Rosalba Carriera (Collection Goudstikker)
Une pathétique fin de vie
Lorsque La Rosalba quitte Paris, les commandes qui continuent de pleuvoir trouvent des intermédiaires admiratifs auprès d’amateurs d’art tels Crozat et Mariette tous deux fervents à obtenir son retour :
Histoire des plus célèbres amateurs français et de leurs relations avec les artistes…
par M. J. Dumesnil
Guidée par des liens d’amitié qui « empêcheront les contemporains d’apprécier, à leur juste valeur, les artistes avec lesquels ils vivent », cette comparaison de La Rosalba avec les plus grands maîtres de la peinture sera jugée trop complaisante sans pour autant remettre en cause son indéniable talent.
Les encouragements pressants de ses amis ne la convaincront pas de revenir à Paris. Elle entreprend un grand voyage dans les cours d’Europe, précédée par sa renommée, avant de regagner Venise. Quelques années avant sa mort en 1757, par une cruelle ironie du sort, elle perd la vue et achève sa vie solitaire et mélancolique dans le silence, loin du monde.
Autoportrait en hiver (Wikimedia)
Moins glorieux que celui de Vigée-Lebrun, le nom de Rosalba Carriera figure néanmoins en seconde place dans l’histoire des femmes à l’Académie. Et si sa renommée n’a pas traversé le temps, elle persiste à travers les siècles l’image d’une femme accomplie, mondaine, vive et charmante sachant garder « les pieds sur terre » pour subvenir aux besoins de sa famille. Ainsi, en acceptant de répondre à toutes les commandes qui se présentent, sa pratique évolue en contournant audacieusement les critères artistiques en vigueur. Sa manière novatrice et très personnelle lui vaut une véritable notoriété. Bien avant notre époque, elle parvient à s’imposer comme artiste hors des normes et des conventions sociales attachées à la figure féminine.
Cependant, pour les femmes la route qui mène à la reconnaissance artistique reste semée d’embûches comme en témoignera notre prochain billet avec le cas énigmatique de Marguerite Haverman.
Voir aussi
- Rosalba Carriera. Sani Bernardina. Torino : U. Allemandi, 1988
- « Les femmes artistes sortent de leur réserve : Carriera Rosalba » par Hélène Meyer sur le site du Ministère de la culture
- « Rosalba Carriera » sur le site de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime)
Vous pouvez consulter les quatre premiers billets de cette série sur les Femmes artistes à l’Académie :
Ajouter un commentaire