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L’Illustre Mademoiselle Chéron

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De nos jours presque totalement oubliée, la quatrième femme admise à l’Académie Royale de peinture et de sculpture, Elisabeth Sophie Chéron est la première qui le soit sans un appui familial. Reçue comme portraitiste, elle parvient à un statut d’artiste professionnelle pensionnée par le pouvoir royal. Bien perçue par ses pairs, sa gloire s’étend à ses mérites et à ses talents divers pour les Lettres et les Arts.

Autoportrait en compositeur, par Sophie Chéron puis attribué à Cesare Gennari sous le titre Portrait d'une musicienne (Musée Magnin)

 

À la fin du XVIIe siècle, la femme artiste n’existe pas encore du moins comme artiste professionnelle. La reconnaissance du talent prêté aux femmes se définit à l’aune des qualités « viriles » décelées dans leur pratique artistique. Des préjugés tenaces perdurent dans ce regard inquiet qui persiste à ne pas voir associer le mot femme avec celui d’artiste. Si l’œuvre d’Elisabeth Sophie Chéron n’échappe pas à ce jugement en « excédant la force ordinaire de son sexe », elle devient une des premières femmes à vivre de son art et en retirer gloire. C’est ainsi que par sa grande renommée, cette femme artiste a pu convaincre Voltaire de lui faire une place parmi les étoiles gravitant autour du Roi soleil :

 
La littérature fourmille de nombreux textes relatifs à Elisabeth Sophie Chéron (Paris 1648-1712). Des mentions élogieuses apparaissent dans les principaux dictionnaires biographiques du XVIIIe siècle comme le Dictionnaire des artistes de l’Abbé de Fontenay, la Biographie universelle de François-Xavier de Feller ou encore dans le Recueil de portraits gravés au trait par Pujol de Mortry (1788). En 1885, Octave Fidère lui consacre plusieurs pages dans les Femmes artistes de l’Académie royale de peinture et de sculpture, et en 1909, Léon Greder écrit sa biographie ; la plupart de ces textes sont inspirés par l’éloge funèbre de l’ « illustre Mademoiselle Chéron », que prononce en 1712 le Docteur Fermel’huis. Du reste, suite à la réflexion de ce conseiller honoraire de l’Académie relative aux talents jusque-là réservés aux hommes se profile l’espoir d’un avenir artistique pour les femmes qui ne fera pas figure d’exception :

 
À la lecture de ces récits, se dessine la personnalité d’une jeune fille d’une vive intelligence qui montre très tôt son ambition à devenir une grande artiste : initiée très jeune à la pratique artistique par son père Henry Chéron et pour laquelle elle montre de remarquables aptitudes, Sophie, élevée dans la religion réformée, entre en rébellion en fréquentant assidument l’Abbaye de Jouarre et obtient à l’âge de 14 ans la commande du portrait de l’abbesse mère, Henriette de Lorraine avant d’abjurer et de choisir la foi catholique comme sa mère Marie Lefèvre. Chacun s’accorde à lui reconnaître un esprit vertueux et charitable doublé d’une réelle bonté :
 

A la savante Mademoiselle Chéron,
dans La Nouvelle Pandore, ou les Femmes illustres du siècle de Louis-le-Grand…
par M. de Vertron, 1698

 
Il faut du reste saisir l’opportunité d’une telle conversion lorsqu’on sait que l’Académie refuse les prétendants appartenant à la religion réformée.
 

L’académicienne Elisabeth-Sophie Chéron et l’art du portrait

 

Eloges historiques des dames sçavantes. Histoire littéraire du siècle de Louis XIV. Tome 3 par l’abbé Lambert

 
Par extraordinaire, l’Académie rend les honneurs au talent d’une femme d’exception parvenue à s’élever au-dessus de sa condition mais pas des préjugés relatifs à son sexe. Dans un siècle où la peinture à la mode affiche son goût pour le portrait, le morceau de réception qui introduit Mademoiselle Chéron à l’Académie est un autoportrait qui répond en tous points aux critères esthétiques de l’Institution :

 

Elisabeth-Sophie Chéron, Estampe. Élisabeth-Sophie Chéron

 
L’autoportrait original, conservé au Musée du Louvre semble avoir été réalisé dans une autre version comme le suggère une notice du Musée Magnin.
La réalisation de portraits devient pour elle une source de revenus et de succès mondains : à 22 ans, sa peinture de l’archevêque de Paris, Hardouin de Beaumont de Péréfixe, précepteur de Louis XIV, établit sa réputation et de nombreuses aristocrates lui passent commande. Il semble que ses talents de peintre ne se limite pas à la peinture de portraits. Des sources biographiques décrivent ses qualités certaines pour l’exécution de tableaux d’histoire ou de scènes religieuses. Cependant dans l’inventaire de ses œuvres très peu sont localisées.
 
              

Madame Deshoulières. Portrait peint par Élisabeth-Sophie Chéron, gravé par P. van Schuppen en 1695
Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son nom à la postérité. Antoinette Deshoulières, novembre 1693

                                
                                                                         

Pour satisfaire son attirance profonde pour la société, l’artiste a pris l’habitude de réunir des gens de lettres dans son salon et en retour ses amis expriment une opinion très favorable sur son activité artistique comme Roger de Piles qui juge ainsi de sa pratique picturale :
 

Madame Le Hay. Abrégé de la vie des peintres… Roger de Piles

 
ou encore Dezallier d’Argenville qui ne tarit pas d’éloges devant la qualité de ses portraits :
 

Elisabeth-Sophie Chéron dans Abrégé de la vie des plus fameux peintres avec leurs portraits gravés en Taille-douce. Dezallier d’Argenville (Tome 4, p.238)

 
Éloges auxquels un siècle plus tard Gault de Saint-Germain joint ses propres compliments :
 

Les conditions de sa réussite se lisent dans sa vie atypique de femme : Mademoiselle Chéron reste célibataire jusqu’à l’âge de 44 ans. C’est en 1692 qu’elle épouse Jacques Le Hay, ingénieur du roi afin de contracter un mariage « philosophique » et conserve son patronyme.
L’abandon de la famille par son père l’a conduit à jouer un rôle clé en tant que chef de famille et de maître d’ateliers ; elle est sans doute une des premières femmes à accéder à ce statut. Son testament témoigne de sa réussite sociale et de ces profondes convictions : en effet, elle n’hésite pas à déshériter son frère Louis (1655-1713), exilé à Londres (lors de la révocation de l’Edit de Nantes) qui refuse de se convertir et fait de sa nièce Anne Delacroix (ou de Lacroix) sa légataire universelle.
Toutes les sources se rejoignent pour noter sa capacité à exceller dans des arts très divers :
 

Le Parnasse des dames, tome V. Brillardon de Sauvigny (1773)

 

La passion de l’Antique et des maîtres anciens

Non seulement célèbre pour son art de la peinture, Elisabeth Sophie Chéron excelle dans le dessin et la gravure et se passionne en particulier pour l’Antiquité et les maîtres anciens. Elle commence la réalisation de dessins d’après des pierres antiques tirées de la collection du Roi ou d’autres collectionneurs comme Bourdaloue. D’après Dezallier d’Argenville, son talent pour le dessin dépasse largement ses qualités de copiste et se place bien au-dessus d’une simple imitation compte tenu de la miniature du sujet représenté sur ce support, comme en témoignent deux de ses estampes réalisées d’après la cornaline du Cabinet du Roi, ou cachet de Michel-Ange dont on peut voir un exemplaire au British museum.
Dans son atelier, elle exécute ou fait exécuter une soixantaine d’eau-forte, certaines retouchées au burin par ses nièces Ursule et Jeanne Delacroix ou ses aides tels Charles Simonneau, Bernard Picard, Jean Audran et bien d’autres. Quarante-quatre de ses estampes gravées d’« une pointe aimable qu’anime constamment un burin savant et pittoresque » font l’objet d’une minutieuse description dans Le peintre-graveur français, ou Catalogue raisonné des estampes gravées par les peintres et les dessinateurs de l'école française. Ses gravures réalisées d’après les grands maîtres ont traversé l’histoire comme le Livre à dessiner composé de testes tirées des plus beaux ouvrages de Raphaël qui lui vaut une mention spéciale dans l’Abecedario de Mariette.
 


Sainte Cécile [d'après] Raphaël ; [gravé par] Elizabeth Chéron Le Hay

 
Le Département des Estampes de la BnF conserve un important fonds iconographique d’Elisabeth Sophie Chéron classé sous la cote DA 52 fol.
 


Recueil de cent estampes représentant les diverses nations du Levant. Elisabeth Sophie Chéron, illustrateur (vues : 43, 137 et 169)

 

La ‘muse Erato’

À 21 ans, tout juste admise à l’Académie, lui est attribué une sorte d’épître de huit cent vers « La Coupe du Val de Grâce », composé en réponse au poème de Molière « La gloire du Val de Grâce » faisant l’éloge des peintures de la coupole du Val de Grâce réalisées par Mignard, rival de Lebrun. Prenant fait et cause pour son protecteur sous la tutelle de Colbert, Mademoiselle Chéron d’une plume acérée se lance dans la critique de l’œuvre de Mignard et son texte jugé insatisfaisant et peu digne de figurer au côté de celui de Molière reste longtemps ignoré avant d’être remanié :
 
 

La coupe du Val de Grâce. Attribuée à Mademoiselle Chéron

 
Même si cet exercice peut paraître sujet à caution, il n’en est pas moins vrai que Sophie Chéron est honorée pour ses dons de poète qui en 1699, lui ouvrent les portes de l’Accademia dei Ricovrati de Padoue sous le nom de « Muse Erato ». Dotée d’une solide culture, maitrisant les langues comme le grec et le latin, ses connaissances de l’histoire sainte et de la mythologie, son sens de l’imitation et son imagination féconde lui servent à composer des œuvres poétiques qui lui valent la reconnaissance de ses pairs.
 

Elisabeth-Sophie Chéron. Estampe, autoportrait

 
Son Imitation de l’Ode VII du IV. Livre d’Horace à Torquatus qu’elle envoie à M. de Senecé reçoit en retour un hommage appuyé : « les grâces de votre poésie sont au-dessus de mes expressions ». (1695)
 
Dans La Nouvelle PandoreM. de Vertron consacre un chapitre entier A la savante Mademoiselle Chéron et loue ses qualités de poète en composant pour elle des pièces de vers qu’elle reçoit avec gratitude :
 

 
L’abbé Bosquillon quant à lui dédie un poème à la Muse Erato pour célébrer son admission à l’Accademia dei Ricovrati de Padoue ; en voici la strophe finale :
 .

Le mérite des demoiselles. Abbé Bosquillon

 
La gloire d’Elisabeth Sophie Chéron est à son apogée lorsqu’elle se lance dans la création d’un poème héroï-comique en trois chants dont elle maîtrise parfaitement les règles. Avec  « Les cerises renversées », elle parvient à créer une sorte d’épopée à partir d’un sujet somme toute anecdotique : suite à un accident de carrosse survenu en compagnie de son mari, le panier de cerises renversé d’une marchande provoque une sorte d’émeute qui trouve sa solution grâce à un dédommagement opportun ; ainsi débute le premier chant :
 

Les cerises renversées, Chant premier. Elisabeth-Sophie Chéron

 
Un récit pour lequel Jean-Baptiste Rousseau dans le tome cinq de ses œuvres exprime toute son admiration pour l’auteur. On lui reconnaît aussi des aptitudes pour la musique. Lors des soirées qu’elle organise, elle charme son auditoire en jouant du luth.
 
En regard de l’incontestable succès que rencontre Elisabeth Sophie Chéron comme artiste inscrite dans son époque, de la renommée qui l’accompagne autour de ses divers talents, on peut s’interroger sur sa disparition de la scène artistique après le XVIIIe siècle. Bien qu’ « elle n’atteignit peut-être jamais les hauteurs vertigineuses auxquelles la portaient ses admirateurs successifs », il n’en reste pas moins d’elle une inscription dans histoire de l’art comme première femme artiste de métier.
 
Néanmoins, les futures académiciennes ne connurent pas toutes cette renommée ; ce sera le sujet de notre prochain billet sur Anne-Renée Strésor, Dorothée Massé et Catherine Perrot : les oubliées

Voir aussi :

Hommage à Elisabeth Sophie Chéron, René Démoris. Prospec n°1
Elisabeth-Sophie Chéron de SiefarWikiFr
Les multiples talents d’Elisabeth Sophie Chéron / Marie-France Hilgar. Cahier II, janvier 1988

Vous pouvez consulter trois autres billets sur les femmes artistes à l’Académie :

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