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La femme artiste n'existe pas

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6 mars 2020

Le temps est-il bien révolu où la femme artiste n’existe pas, ou si peu ? Au milieu du 17e siècle, en tout cas, l’enseignement et la pratique de l’art appartiennent à un monde d’hommes. Il faudra un ordre royal afin que s’entrouvrent pour les femmes les portes de l’Académie de peinture et de sculpture où ne pénètre qu’un très petit nombre d’élues.
 

Effigie di celebri pittori, scultori et architetti la cui vita fu descritta dal signor Giorgio Vasari

En écho à Jacques Lacan pour qui « la femme n’existe pas » bien que « cela paraisse un petit peu compliqué… », ce titre, « la femme artiste n’existe pas », signifie plus simplement que dans l’esprit de la société de l’époque l’idée d’un destin artistique ne peut en aucun cas être celui d’une femme. D'ailleurs, prétendre à être admise dans le cercle fermé de l’Académie royale de Peinture et de sculpture relève d’une véritable gageure pour une femme : le métier d’artiste suppose un accomplissement masculin ; à l’abri des regards, les femmes restent cantonnées aux tableaux de fleurs comme un passe-temps qui ne prête pas à conséquence.
 

Fondée en 1648 sur mandat royal sous la régence d’Anne d’Autriche, avec à sa tête Charles Le Brun et son groupe d’artistes favoris, l’Académie avait pour fonction principale la régulation et l’enseignement de la peinture et de la sculpture et  reposait sur le principe de la hiérarchie des genres qui se déclinait ainsi pour la peinture :  la peinture d’histoire,  le portrait, les scènes de la vie quotidienne, la peinture de paysage ou d’animaux enfin la nature morte.

Un esprit d’émulation soutenait un enseignement soumis à des règles strictes dans le goût du classicisme. Des cours de modèles vivants, de perspective et de composition ainsi que des conférences sur les principes et les techniques de l’art formaient les candidats artistes, peintres et sculpteurs. L’entrée à l’Académie se faisait sur présentation d’un « morceau d’agrément » qui devait démontrer les capacités des prétendants puis, dans un délai de trois ans d’un second ouvrage dit « morceau de réception » en vue de l’admission définitive. À partir de 1665, l’Académie organisera un Salon exposant les œuvres de ses membres.
 

 
« Afin de satisfaire aux ordres de Louis XIV, qui voulut étendre les grâces sur toutes les personnes qui excelleraient dans les Arts », les académiciens, tenus de répondre à l’impérieux motif du roi protecteur des Sciences et des Arts, doivent se résoudre à accepter la présence des femmes dans l’Institution royale quinze ans après sa fondation. Toutefois, aucune femme ne pourra accéder à la fonction de professeur en étant reconnu comme « peintre d’histoire », pas plus qu’aux classes de dessin de nu masculin ou féminin d’après modèle vivant ni à celles de la perspective. Aucune ne fut reçue en peinture mais toujours dans des genres subalternes et aucune n’accéda aux postes du pouvoir académique.
 
Dans son ouvrage Les femmes artistes à l'Académie royale de peinture et de sculpture paru en 1885, Octave Fidière s’interroge sur les raisons qui poussent l’Académie à refuser l’accès de l’institution aux femmes :

On lui doit aussi d’avoir consciencieusement établi un Etat civil des peintres et sculpteurs de l’Académie Royale  de 1648 à 1713 d’après les billets de décès recueillis par un employé et collés sur un registre, complété par des notices manuscrites sur les académiciens n’y figurant pas. Sans vouloir établir une hypothétique parité entre hommes et femmes artistes, force est de constater que sur un total de cent-quatre-vingt-huit artistes répertoriés, ne sont mentionnés que neuf noms de femmes et parmi elles cinq femmes d’artistes reçus à l’Académie dont deux veuves. De 1648 à 1789, seulement quinze femmes porteront le titre d’académicienne. Les femmes ne seront plus admises durant les quatre dernières années d’existence de l’Académie.
 
 « L’histoire de l’art occidental ‘ inconsciemment’ misogyne… reproduit la différenciation hiérarchique des sexes et la répartition des rôles qui incombe à chacun relativement à ce qui est censé les différencier par ‘nature’ opèrent dans tous les domaines de la ‘culture’ », analyse avec justesse Martine Lacas dans son étude sur Les femmes peintres du XVe à l’aube du XIXe siècle. Car il s’agit en effet de comprendre et d’interpréter l’ostracisme relatif aux femmes artistes :
 

 
Des femmes artistes avant le XVIIe siècle ?
L’Italie de la Renaissance s’interroge sur la condition des femmes artistes. Dès le 14e siècle, Boccace dans De mulieribus claris (Les femmes illustres ou les Dames de renom) tout en glorifiant les femmes remarquables parmi lesquelles se distinguent pour leur activité artistique Martia, Timarète et Irène, donne néanmoins une définition restrictive de la femme artiste au motif suivant : « cet art, qui demande une puissante intelligence, étant généralement étranger aux femmes, elles qui l’ont d’ordinaire bien lente ». Pourtant l’art maîtrisé d’Irène fille de Cratinus attire les louanges du poète italien pour qui la vertu diffère selon que l’on soit homme ou femme : pour l’un il signifie héroïsme, bravoure, accomplissement intellectuel ; pour l’autre, chasteté, pureté, virginité.
 

 
En Italie du Nord, à la suite de Boccace, d’autres écrivains s’intéressent à la condition des femmes et attaquent l’idée commune de la femme inférieure physiquement, moralement et socialement sans pour autant la soustraire à son rôle domestique comme par exemple Il libro delle lodi delle donne (Le livre des louanges des femmes) de Vaspiasiano da Bisticci ou encore Le parfait courtisan et la Dame de Cour de Baldassare Castiglione.
 

 
Néanmoins, dans Le vite de' piu eccellenti pittori, scultori, e architettori de Vasari, il est rarement fait mention d’un nom de femmes à l’exception de la sculptrice bolonaise Properzia de Rossi (morte en 1533). Cette artiste force l’admiration pour son travail remarquable au chantier de la Basilique San Petronio et sa propension à exécuter des scènes religieuses sur un minuscule support comme le noyau de pêche.
 

 
Avant le XVIIe siècle, en France,  il est très difficile de vouloir retracer l’histoire des femmes dans l'art en raison du peu de données biographiques hormis, dans des publications récentes, quelques citations relatives à des artistes de sexe féminin, mais aussi en raison de l’absence de signature, aggravée par la perte du nom de jeune fille, ainsi que par de fausses attributions ou la réappropriation indue du travail des femmes par les hommes.
En consultant la table alphabétique des Artistes parisiens du XVIe et du XVIIe siècles, recueil de documents originaux (donations, contrats de mariage, testaments, inventaires, etc.), il est possible de trouver des noms de femmes comme simples épouses d’artistes ou d’artisans parisiens mais aucune, à notre connaissance, n’est mentionnée en tant qu’artiste.
 

 
 
Il semble cependant qu’avant le temps de l’Académie royale, des femmes artistes aient bel et bien existé comme Marguerite Baluche, épouse du peintre Jacob Bunel (1560 ou 70 -1632), « habile peintre » ou encore Elisabeth Duval ou Du Val (15--), « excellente pour le dessin » quand bien même « on ne connait rien avec certitude qui puisse lui être attribué ».
 
D’ « illustres peintresses » : l’exemple de Louise Moillon
Le peintre toulousain Hilaire Pader, membre de l’Académie, perdu dans un Songe énigmatique sur la peinture universelle (1658), rend hommage à  un grand nombre d’ « illustres peintresses » qui venaient à la suite de Sofonisba Angosciola. La féminisation de la pratique artistique, déjà employée notamment par Boccace au sujet de la « fameuse paintresse » Martia (voir supra) et tombée en désuétude, révèle un esprit moderniste bien avant la lettre tant il est vrai que le terme de « peintre » renvoie à un individu mâle nécessitant le recours à l’association  « femme peintre »  pour acter la distinction et montrer « qu’avant d’être peintre ou bien qu’elle soit peintre, elle reste avant tout une femme. »

La vente chez Sotheby’s, le 27 juin 2013, du tableau au titre très précis Nature morte aux pêches dans une coupe de porcelaine Ming bleu blanc sur un entablement peint en 1629 par Louyse (ou Louise) Moillon (1609-1696), témoigne cependant de la grande maîtrise des femmes. Estimé 250 000/350 000 euros et adjugé 1 033 500 euros, l’œuvre est considérée comme l’une des premières natures mortes françaises pour laquelle l’influence de l’art flamand est sensible.

Avec quatre autres peintres, Louise Moillon appartient au cercle restreint des artistes qui occupent le premier rang des peintres d’objets bien que la « paternité » de certaines de ses œuvres lui soit contestée. Dans le même esprit, la notice du Catalogue raisonné des tableaux du musée de Toulouse (1864) ne la présente guère comme une artiste remarquable :

 

 
Pourtant, Louise Moillon restera dans les mémoires comme « une des plus célèbre peintres de ‘la vie silencieuse’» quand bien même elle ne fut pas membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Ainsi pour deux noms de femmes devenues célèbres, ceux de La Rosalba reçue en 1720 et d’Elisabeth Vigée-Lebrun, admise en 1783, combien sont restées dans l’ombre malgré l’évidence d’un incontestable talent…
 
Notre prochain billet portera sur Catherine Duchemin et les sœurs Boulogne, premières académiciennes.
 
Pour en savoir plus :

Commentaires

Soumis par Suzanne Peyre le 26/03/2020

Quel riche article qui fait revivre ces femmes artistes dont malheureusement l'histoire, les images et les documents anciens semblent n'avoir retenu que des bribes, des apparitions incomplètes et fantomatiques. C'est pourtant et paradoxalement une présence bien réelle et dont l'étendue est d'autant plus importante qu'elle reste à ce jour encore inconnue. La recherche a encore de beaux jours devant elle.

Soumis par Suzanne Peyre le 28/03/2020

... qui fait revenir du fond de l'histoire des artistes dont on ne sait hélàs plus grand chose, il reste des bribes, des souvenirs, des documents épars, des oeuvres fantômes citées mais souvent sans l'image, et qui sont très nombreuses. Ces artistes inconnues aujourd'hui étaient célèbres et bien présentes à leur époque, tout cela porte à revoir complètement l'idée que l'on se faisait du milieu artistique tel qu'il fut à un moment donné, la recherche a encore de beaux jours devant elle.

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