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Aphra Behn : espionne et femme de lettres

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9 janvier 2019

Aphra Behn, ou « Astrea », selon son pseudonyme d’espionne tiré de l’œuvre d’Honoré d’Urfé : L’Astrée (1607), est peu connue en France alors que de nombreuses biographies lui ont été consacrées Outre-Manche. Interpelant les consciences sur le thème de l’esclavage mais aussi de la liberté individuelle ou des droits des femmes, ses écrits, et notamment son roman Oroonoko (1688), étonnent par leur caractère précurseur. Probable agent secret aux Pays-Bas, auteur de pièces de théâtre, elle a été la première femme de lettre britannique à vivre de sa plume sous la Restauration.

Sir Peter Lely, Portrait of Aphra Behn, ca. 1670 © Yale Center for British Art (détail)
Une vie de plume et d’aventures Aphra Behn, née Aphra Johnston près de Canterbury, fut baptisée le 14 décembre 1640, d’après les rares registres où on trouve sa trace. Or peu d’informations vérifiables attestent de sa jeunesse. Une version raconte qu'elle serait la fille d'un barbier. Dans les années 1660, elle aurait voyagé dans au Suriname, alors colonie hollandaise d’Amérique du Sud occupée par les Anglais, or ce voyage reste incertain dans sa réalité, même s’il a inspiré son roman le plus connu : Oroonoko (1688). À son retour, elle épouse un marchand que l’on suppose néerlandais et prend le nom de « Mme Behn » mais se retrouve veuve en 1666 à l’âge de 26 ans. Introduite à la cour de Charles II, elle séduit l’aristocratie par le récit détaillé de son séjour au Suriname. Envoyée à Anvers sous le pseudonyme d’« Astrea », elle recueille des informations qu’elle envoie de manière cryptée à Londres et use de son charme et de son esprit :

Raoul Deberdt, « Les femmes journalistes »,
La Revue des revues : un recueil des articles paraissant dans les revues françaises et étrangères, 1898-01-01, p. 168
 

Mais peu rémunérée, la jeune femme retourne en Angleterre ruinée et se retrouve en prison. Dès sa sortie, elle publie sa première pièce afin de subvenir à ses besoins et remporte un vif succès avec Le Mariage forcé (1670). Inventant la pantomime en faisant porter des masques à ses acteurs dans L’Empereur de la lune (1687), se liant d’amitié avec la comédienne Nell Gwynn, maîtresse du roi, elle gagne en popularité et publie de nombreuses pièces (The Plays, histories and novels of... Mrs. Aphra Behn, with life and memoirs.
Aux côtés de Susannah Centlivre (1669-1723) et de Mary de la Riviere Manley (1663-1724), Aphra Behn est alors  l’une des femmes écrivains les plus renommées de la Restauration en Angleterre. Personnalité énigmatique, accusée d’espionnage, elle suscite de nombreuses critiques de la part de ses contemporains, tout en étant protégée par la figure de Charles II :
Alphonse Royer, Histoire universelle du théâtre. T. 4, Paris P. Ollendorff, 1869-1878, p. 43 © BnF
 
Cassell, Peter and Galpin © BnF
 

La contribution d’Aphra Behn au roman anglophone

Publiant 18 pièces, comme The Rover (1677 et 1681), Aphra Behn s’intéresse aux mariages arrangés dont les conséquences sont souvent désastreuses sur la vie des jeunes femmes. En rédigeant 13 romans, dont le roman épistolaire Love-Letters between a nobleman and his sister (1683), elle concourt à la naissance du roman anglais, genre encore balbutiant élaboré à partir de diverses formes d’écritures aux logiques narratives encore floues et aux contours mal définis. Durant cette période de la Restauration, les écrits étaient donc soit d’une grande austérité, comme le Pilgrim’s Progress (1678) de John Bunyan, nourris de récits de voyage, comme le Robinson Crusoë de Daniel Defoe, denses et riches en références bibliques comme le Paradise Lost (1677) de John Milton ou, à l’inverse, très sulfureux (Sodome du comte John Wilmot Rochester). Très populaire dans sa forme et son contenu, le roman épistolaire d’Aphra Behn s’impose toutefois comme un modèle du genre et préfigure l’engouement que porteront les lecteurs à cette tradition littéraire.
Philarète Chasles, Revue contemporaine, Paris, 1854, p. 617-618 © BnF
 
Parfaitement francophone, Aphra Behn est également traductrice, notamment des Maximes de La Rochefoucauld (Epictetus Junior or MAXIMES of Modern Morality in Two Centuries, 1670 et Miscellany, Being a Collection of Poems by several Hands. Together with Reflections on Morality or Seneca Unmasqued, 1685). Elle traduit aussi les Entretiens sur la pluralité des mondes de Bernard Le Bouyer de Fontenelle. Or les traductions qu’elle livre se situent aux frontières de la réécriture dans la mesure où elle replace à sa guise les énoncés de La Rochefoucauld dans le contexte fictif d’une histoire d’amour entre deux personnages : Aminta et Lysander. Parue en 1694, une traduction anonyme de l’édition française est également attribuée à Aphra Behn (Moral Maxims and Reflections in four parts).

Esclavage et colonialisme : le succès d’Oroonoko

 
Le plus grand succès littéraire d’Aphra Behn est bien le roman Oroonoko ou l’esclave royal (1688), dans lequel elle dénonce l’hypocrisie occidentale et la traite négrière, préfigurant ainsi les premiers romans philosophiques. Inspiré par son séjour en Amérique du Sud, il se déroule loin du pouvoir central londonien, au Suriname, qui était alors une colonie britannique avant que celle-ci ne soit  prise par les Hollandais.
Au XVIIè siècle, les Anglais participaient, comme d’autres pays européens, à la traite d’esclaves, notamment aux Barbades. Avec la Charte de la Company of Royal Adventurers of England Relating to Trade in Africa (1663), le commerce d’esclaves était reconnu officiellement par le roi Charles II dans l’Empire britannique. Dans la plupart des pays européens disposant de colonies, les tribus des premiers habitants et les esclaves étaient vus comme des peuples primitifs qu’il s’agissait d’instruire ou bien des sauvages à exterminer.
Aphra Behn, Oronoko, Versailles : S. Dasier, 1779, p. 12 © BnF
 
Le roman de Behn anticipe donc le regard que l’on portera sur le marché triangulaire. On croise dans son récit des personnages réels et des figures historiques autour de la description de la captivité du prince Africain Oroonoko, qui fut vendu comme esclave aux colonies anglaises. De nombreux détails visent à fournir un fond de véracité au récit, soulignant le caractère authentique de l’histoire relatée. Aphra Behn dépeint non seulement un Africain dans un décor que l’on peut qualifier d’exotique, mais elle le dote des plus nobles vertus et l'oppose à la corruption des Européens qui le trompent et le réduisent en esclavage. Contrairement aux récits d’explorateurs, le portrait d’Oroonoko n’est pas basé sur une figure de personnage historique ayant existé mais témoigne d’une vision imaginaire autour d’un Africain, dont les représentations étaient peu présentes dans les écrits de l’époque. Il est ici idéalisé et devient le symbole d’une dénonciation de l’esclavage. Il prépare ainsi le terrain au concept du « noble sauvage ». Si Oroonoko fut admiré par les lecteurs du XVIIIe siècle, sa violence grotesque fut toutefois vivement critiquée par les juges du goût et de la morale. Mêlant récit de voyage, effusions sentimentales et contes anti-esclavage, sa modernité dut attendre le XXe siècle pour être révélée. Son roman servira de modèle aux abolitionnistes et inspirera à Voltaire son Candide (1759), participant aux luttes contre l’esclavagisme à une époque où le commerce triangulaire se développait fortement.
Quelques décennies plus tôt, en France, L’Histoire de Louis Anniaba (1740) était le premier roman français à avoir pour héros un Africain subsaharien, Louis Annabia, et précède de peu les premières traductions du roman Oronooko. Il faut reconnaître que le goût des récits de voyages favorisait la présentation de nouveaux personnages exotiques, qui séduisaient le lectorat. Or si on a longtemps attribué à Jean-Jacques Rousseau la paternité du « mythe du bon sauvage », en réalité celui-ci ne faisait que relayer une figure apparue dans Oroonoko :
J. Grave, Les Temps nouveaux. Supplément littéraire, Paris, 1897, p. 424 © BnF
 

Fortune d’Aphra Behn dans l’histoire littéraire

Souvent reléguée à l’arrière-plan des manuels d’histoire littéraire, Aphra Behn a toutefois intrigué ses contemporains et les critiques qui se penchaient sur la naissance du roman en Angleterre. En effet, le genre du roman s’épanouit au moment où le marché du livre s’amplifie. Il est donc étonnant que de nombreux manuels oublient de mentionner les écrits de cette femme libre, grande voyageuse et vraie aventurière, qui fut l’une des toutes premières Anglaises à vivre de sa plume. Il faut dire qu’Aphra Behn ne laissait pas indifférent et passait aisément d’un registre à un autre, publiant des tragi-comédies (The Amorous prince, or the Curious husband, 1671), des pièces imitées des comédies de Molière (The Rover, Sir Patient Fancy) ou encore des pièces qui reflétaient le triomphe de Charles II (The City-heiress, or Sir Timothy Treat-all, 1682). Pour ceux qui se sont penchés sur son roman Oroonoko, ils ont pu observer comment la littérature anglaise s’est ouverte à un nouveau regard sur les stéréotypes ethniques. Dans la traduction française faite par Pierre-Antoine de La Place, l’orthographe du nom du héros est simplifiée en un « Oronoko » moins exotique que la version originale, dans le souci de rendre le texte plus conforme au goût français. Cette traduction joua un rôle dans la sensibilisation des Européens, et notamment des écrivains, au destin des peuples noirs ainsi qu’à l’esclavage. Les lecteurs frémissaient pour l’héroïne Imoinda, condamnée à l’esclavage pour avoir voulu se soustraire aux dérives du patriarcat. Or La Place remplaça le supplice final, chargé d’horreur gothique, par une vision moins effrayante et idéalisée.
Raoul Deberdt, « Les femmes journalistes », La Revue des revues : un recueil des articles paraissant dans les revues françaises et étrangères, 1898-01-01, p. 169 © BnF
 
Oubliée par les historiens de la littérature, critiquée pour sa liberté de ton et le caractère licencieux de ses pièces, dénigrée au profit d’auteurs masculins plus visibles, Aphra Behn gagne sans aucun doute à être redécouverte. Le travail des critiques et des chercheurs lui a redonné une nouvelle forme de célébrité, notamment le regard de Virginia Woolf, qui a fait d’elle la première femme de lettres anglaise à s’assumer et à vivre de sa plume en déclarant dans A Room of one’s own (1929) :

« Toutes les femmes devraient fleurir la tombe d'Aphra Behn, car c'est elle, la première, qui œuvra pour qu'elles puissent s'exprimer1 »

 (1) Virginia Woolf, A Room of One's Own. New York : Harcourt Brace Jovanovich, 1957, p. 69. 
 

 
 
 
 

 

 
[1] Virginia Woolf, A Room of One's Own. New York : Harcourt Brace Jovanovich, 1957, p. 69. 

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