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Adélaide Labille-Guiard, rivale d’Elisabeth Vigée Le Brun (1)

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8 mars 2022

Reçue à l’Académie la même année qu’Elisabeth Vigée Le Brun mais éclipsée par sa rivale, Adélaide Labille-Guiard compte parmi les meilleurs portraitistes de son temps. Pour obtenir sa place d’académicienne, la peintre élargit sa pratique artistique, la met à profit auprès des académiciens et impose son art aux salons.
Fille de commerçants parisiens, rien ne prédispose Adélaïde Labille-Guiard (ou Guyard, 1749-1803) à devenir peintre. Mais la jeune fille affirme très vite son désir de l’être, s’essayant successivement avec brio à l’art de la miniature, du pastel puis de la peinture. À peine âgée de vingt ans, sa pratique devient rapidement professionnelle. Elle met en place des stratégies de conquête qui lui ouvrent les portes de l’Académie, en disputant à Elisabeth Vigée Le Brun l’une des quatre places dévolues aux femmes - rivalité qui se solde par leur admission simultanée. Mariée, divorcée, sans charge de famille, « féministe » avant l’heure, défendant la cause des femmes à l’Académie, l’artiste ouvre un atelier réservé aux femmes. Peintre attitrée de Mesdames puis des révolutionnaires, la vie d’Adélaïde Labille-Guiard ne laisse pas de surprendre par l’évidence de son talent d’artiste, reconnu par la critique des nombreux salons auxquels elle participe. Son courage et sa détermination à faire face au dénigrement et à la calomnie témoignent de la force de son ambition.

Une portraitiste de talent injustement éclipsée par sa rivale

Alors que la notoriété et la littérature glorifient sans réserve la ravissante et talentueuse portraitiste à la mode Elisabeth Vigée Le Brun, il n’existe à ce jour qu’une monographie consacrée à sa rivale : Adélaïde Labille-Guiard : 1749-1803, biographie et catalogue raisonné de son œuvre, d’Anne-Marie Passez, ouvrage publié en 1973, très richement documenté et illustré (aujourd’hui épuisé). Toutefois, une récente exposition, Peintres femmes, 1780-1830, place aujourd’hui les deux femmes sur le même pied d’égalité. La conquête de l’Académie par les deux rivales élues le même jour décide de leur parcours commun. :

Le Baron Roger Portalis analyse leurs qualités respectives et leurs différences, s’attachant à mettre en lumière la carrière singulière d’Adelaïde Labille-Guiard à travers plusieurs articles illustrés parus en 1901, dans la Gazette des Beaux- arts (1er article, 1901-11, p. 353), (2e article, 1901-12, p. 477), (3e article, 1902-02, p.100) :
On trouve également le nom d’Adélaïde Labille-Guiard dans de nombreux ouvrages de référence du XIXe siècle,  tels les dictionnaires biographiques de Louis-Gabriel Michaud, l’abbé Franc̜ois Xavier de Feller, Pierre-Marie de Gauld de Saint-Germain, et Auguste Jal, ce dernier réfutant le nom de Labille des Vertus qui lui est très souvent attribué :

La plupart des sources sur Adélaïde Labille-Guiard s’inspirent plus ou moins largement de la nécrologie de « Madame Vincent, née Labille, peintre », prononcée l’an 1803 par Joachim Le Breton. Le secrétaire perpétuel de la classe des beaux-arts ne manque pas de souligner la droiture, la persévérance et la volonté farouche d’une femme bien décidée à se tailler la part  « de la lionne » grâce à son seul mérite, au sein d’une Académie qui a limité le nombre des femmes à quatre pour quatre-vingt hommes admis :

La conquête de l’Académie par les portraits d’académiciens

Une séance exceptionnelle préside à la réception d’Elisabeth Vigée Lebrun et d’Adélaïde Labille-Guiard, la première sous protection de la Reine, la seconde refusant tout appui. Consciente de cette redoutable rivalité et du sentiment récurent de défiance à l’égard du talent des femmes qui, à peine né, se voit aussitôt décrié et remis en cause, AdélaIde Labille-Guiard gagne sa place à l’Académie en élaborant une stratégie des plus astucieuses : « Pour faire tomber le préjugé qui s’attache quelquefois aux œuvres sorties de la main d’une femme, elle eut l’idée ingénieuse de faire les portraits des membres de l’Académie, afin qu’ils sussent par eux-mêmes si tout son talent lui appartenait ». Les portraits au pastel de Joseph-Marie Vien, mari de l’académicienne Marie-Thérèse Reboul et de M. Vincent, son maître de peinture et futur époux, figurent à ce palmarès :
 
Madame Labille-Guiard a réussi son pari : avec vingt-neuf voix sur trente-deux, à trente-six ans, elle est agréée et reçue dans la même séance, le 31 mai 1783, sur présentation du Portrait de Pajou, réalisé au pastel. Comme Madame Roslin, elle a appris la technique du pastel auprès de Quentin de La Tour semble t-il. Elle est néanmoins définitivement admise le 30 juillet 1785, grâce au Portrait d’Amédée Van Loo, exécuté à l’huile cette fois, en réponse au protocole académique qui exige la présentation d’un tableau à l’huile pour l’admission définitive. En prévision, la pastelliste a pris des cours de peinture dans l’atelier de son ami d’enfance François-André Vincent, et le résultat s’avère des plus concluants et même remarquable dans le traitement virtuose de l’habit de Van Loo ; cette sensibilité à rendre avec vérité les matières textiles est sans doute à chercher en son enfance passée dans la boutique de mode de ses parents, qui employaient du reste la future Mme du Barry
 
Parmi cette galerie de portraits au pastel réalisés de main de maître, attardons-nous un instant sur le portrait de Jean-Jacques Bachelier en satin gris : la bienveillance amusée du modèle replet, que souligne la douceur du regard attentif et la bonhomie du sourire, saisi en quelques traits de pastel, traduit avec brio la sensibilité artistique d’Adélaïde Labille ; une finesse psychologique que l’on retrouve au demeurant dans le portrait de Madame Pajou et bien d’autres.
On peut ajouter aux portraits que nous venons de citer ceux de MM. Voiriot, Suvée & Gois, ce dernier est peint à l'huile, tous les autres sont au pastel, & tous réunissent à la plus parfaite ressemblance un dessin correct, une touche moëlleuse & ferme, un ton de couleur piquant & vrai. Ne croyez pas, Monsieur, que ces Portraits, ainsi que tant d'autres, offrent une attitude roide, contrainte, qui annonce l'ennui du modèle & la fatigue de l'artiste ; dans ceux de madame Guiard, on s'imagine converser avec les personnes dont elle offre l'image fidelle, par le ton d'aisance & la facilité qu'on y remarque ; on devine en quelque sorte l'esprit & le caractère de chacun de ses modèles : l'âme semble peinte sur le visage. 
(L'Année littéraire ou Suite des Lettres sur quelques écrits de ce temps, VI,1783, lettre XIII, p. 523-524)
Madame Labille-Guiard a aussi réalisé de nombreux portraits de jeunes femmes, dont on trouve parfois la trace dans des catalogues de vente : collection Boittelle, Delbergue-Cormont, ventes de 1895, 1898 et 1921 du collectionneur et expert Jules-Eugène Féral ; le Musée de Marseille conserve un Portrait de dame âgée, qui existe aussi dans une autre version présentée à la vente de 1913.
 

L’artiste aux salons sous l’Ancien Régime : de l’éloge à la calomnie

Des leçons apprises dans l’art de la miniature auprès d’Elie Vincent, le père de François-André, proche voisin de la famille Labille, la portraitiste voit son talent reconnu par l’Académie de Saint-Luc, moins regardante sur le nombre de femmes admises en son sein (130 en 1752). En ce domaine, l’exigeant Henri Bouchot, sévère dans ses jugements à l’encontre de ses consœurs académiciennes, comme Anne-Renée Strésor, Catherine Perrot ou La Rosalba, consacre plusieurs pages aux qualités de miniaturiste de Madame Guiard. L’historien d’art brosse néanmoins un portrait peu flatteur de l’artiste : « Elle a le chanfrein busqué, des traits hommasses, elle est dondon », disgrâce rachetée au demeurant par une coiffure d’un goût parfait, si ce n’est « que l’échaffaudage jeunet sur un visage marqué notât quelques sottise de coquetterie surannée ». Il reconnaît pourtant qu’« elle fut de tout point une artiste douée, assurée et solide, que l’art de la miniature s’honore d’avoir compter parmi ses tenants ». En 1774, à l’exposition de l’Académie de Saint Luc, parmi les portraits en miniature signés Labille fme Guiard, son Portrait d’homme, « poussé à ce degré de perfection et de philosophie », balaie toute concurrence. À l’exposition de 1776, paraît une note élogieuse qui distingue son talent confirmé de portraitiste :
Au grand regret d’Henri Bouchot, Madame Guiard, malgré ses mérites, ne souhaite pas prendre place au rang de peintre en miniature, dès lors que l’art du pastel et de la peinture occupent tout son temps. Elle participe au Salon de la correspondance organisé par Pahin de la Blancherie, en 1782 et 1783, puis au Salon du Louvre en 1783 [Madame Guiard académicienne], 1785 [Guiard, Mme] et 1787 [Guyard, Mme]. Les Nouvelles de la République des lettres et des arts soulignent avec ferveur ses capacités artistiques mais pour la première fois, lors de la présentation de son portrait au Salon de la correspondance en juin 1782, Adélaïde-Labille-Guiard doit se soumettre à la comparaison avec sa rivale. Pahin de la Blancherie note à cette occasion : « Les portraits des deux femmes artistes, fait par elles-mêmes et que le hasard a réuni en pendants, ont paru un spectacle très piquant et qui a excité les murmures et l’applaudissement des deux assemblées » :
 
Cette première joute à travers leurs deux autoportraits montre tout ce qui les sépare : si une volonté farouche se lit dans l’attitude tendue et le regard direct du Portrait de Madame Labille-Guiard, agrippée à ses pinceaux, défiant l’adversité pour conquérir son statut d’artiste, l’Autoportrait au chapeau de paille, d’Elisabeth Vigée Le Brun, « semble appartenir à une autre époque, tant sa grâce, sa séduction, son apparente facilité reflètent une certaine esthétique des Lumières ».
 
En cette fin de siècle, les rares femmes artistes qui exposent au Salon s’y rendent non sans quelque crainte de s’exposer elles-mêmes à des jugements sexistes, souvent injustes et parfois calomnieux. Au salon de 1783, la confrontation des œuvres des deux rivales offre à la critique un terrain délectable pour les opposer mais aussi tracer avec exactitude le périmètre du talent respectif de chacune. Le Véridique au Sallon, dans sa comparaison des deux artistes, s’accorde avec l’Année littéraire (voir supra) pour confirmer le talent de physionomiste d’Adélaïde Labille-Guiard :
 
Quant au chroniqueur « Sans souci », plume au service du journal satirique le Sans-quartier au Sallon, il ne veut point laisser à un autre de faire l’éloge de Madame Guyard. Cependant, une forme de  sectarismeà l’égard des femmes, ancré dans l’histoire, résiste et n’hésite pas à utiliser la calomnie comme piètre expédient pour désavouer leur statut d’artiste. De sorte que sous couvert de l’anonymat, un pamphlétaire malveillant ourdit de mauvais couplets à l’encontre de trois des quatre académiciennes présentes au Salon : Vallayer-Coster, Vigée Le Brun et Labille-Guiard, cette dernière étant la plus grossièrement outragée :
Suivi de : « Madame, quand on est aussi intéressante que vous, on ne manque pas d’amants. Moi ? J’en ai deux mille, car vingt-cents et deux mille, c’est la même chose. Notez que Vincent retouche cette dame-là, c’est drôle n’est-ce pas ? ». Adélaïde Labille-Guiard, séparée de son mari, subit de plein fouet cette atteinte à son honneur et sa pratique. Dans une longue lettre adressée à la comtesse d’Angiviller, Mme Guyard la conjure de faire supprimer ce pamphlet diffamatoire, arguant de la légitimité d’une critique relative au talent mais non à celle des mœurs :
 
Somme toute, l’attaque déloyale dont elle est la cible ne saurait longtemps déstabiliser une femme de la trempe d’Adélaïde Labille-Guiard. En présentant un chef d’œuvre dans le genre de l’autoportrait au Salon de 1785, elle donne en réponse aux calomniateurs et aux indécis une magistrale leçon…
Une magistrale leçon à suivre dans un second volet consacré à l’artiste : Adélaïde Labille-Guiard, peintre « féministe » avant l’heure.

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