En témoignent les multiples interruptions longues et l’insertion de romans (voir plus haut) qui s’ajoutent aux interruptions régulières pour laisser la place à l’article de théâtre du lundi (rédigé par Théophile Gautier) et à des articles de politique, surtout en 1848. Certains journaux ont tendance à interrompre leur publication littéraire plus que d’autres, mais il est intéressant d’étudier dans le cas de cette œuvre désormais considérée comme classique l’absence de continuité.
Un exemple de la semaine du lundi 4 au dimanche 10 décembre 1848 : le lundi paraît la rubrique « Théâtres » et le mardi c’est un article qui revient sur l’activité de l’École nationale des Beaux-Arts. Il s’agit là d’articles tout à fait classiques dans un feuilleton, et qui correspondent à l’usage premier de cette rubrique. Le mercredi la rubrique du rez-de-chaussée disparaît, au profit d’articles d’actualité politique. Le jeudi, le feuilleton propose bien la suite du troisième volume des Mémoires d’outre-tombe mais le vendredi nouvelle interruption avec disparition de la rubrique au profit de considérations politiques. Le week-end enfin, le texte de Chateaubriand est publié samedi et dimanche. Mais dès le lundi 11 décembre, nouvelle interruption pour la rubrique « Théâtres ».
On peut noter également ici avec intérêt le découpage en 11 volumes dans l'édition en volume, qui ne correspond pas à la découpe actuellement utilisée pour l’édition des Mémoires d’outre-tombe.
• La violence - la mort et le deuil
La longue vie de Chateaubriand, et les multiples changements de régime, font par certains aspects de ses Mémoires une série de nécrologies : le titre de son autobiographie y fait d’ailleurs explicitement référence. Dans ce contexte, il est un cas intéressant pour ce qui est de l’étude de la mort et du deuil, qu’il traite de façons très différentes en fonction des circonstances.
La mort des membres de sa famille est associée à la tragédie de la Révolution, et est l’occasion d’une véhémente critique des violences de la Terreur. Par exemple : « Mort de mon frère. Malheurs de ma famille » qui correspond au livre X, chapitre 8 de la version actuelle.
La mort de la femme aimée est un thème assez peu présent dans les Mémoires, où Chateaubriand reste pudique sur ses amours. La mort de Pauline de Beaumont à Rome correspond au livre XV, chapitres 4 et 5 : cet épisode met en scène une mort chrétienne et la douleur du deuil, en action avant même la mort de la femme aimée – malade, alors que son état se dégrade. Le récit pudique de cette mort fait du deuil quelque chose d’intime, par opposition au deuil auquel s’associe la mort de son frère – un deuil qui concerne la nation dans son entier.
Un troisième cas de figure (et il y en a d’autres) est celui de la mort du Roi. Cette mort a une dimension officielle et politique. On la retrouve au livre XXVIII, chapitre 5, dans l’édition actuelle. « Mort de Louis XVIII. Sacre de Charles X » est un chapitre qui propose un traitement de la mort très particulier, où le deuil et la douleur ne sont pas du tout au centre.
On peut proposer une intéressante perspective avec :
- L’épisode « Mort du duc d’Enghien » que l’on retrouve au livre XVI, chapitre 2, où la mort d’un Bourbon est traitée avec une profonde indignation.
- L’article publié par Chateaubriand le 17 septembre 1824 dans le Journal des Débats, au moment de la mort de Louis XVIII : il s’agit de la brochure à laquelle il fait référence dans ses Mémoires, et l’on peut y étudier la différence de ton voire des thématiques abordées.
• Exotisme et autrui - exotisme et lointain
Chateaubriand est un voyageur, et dans sa carrière littéraire on trouve plusieurs récits de voyage : L’Itinéraire de Paris à Jérusalem et le Voyage en Italie par exemple, mais aussi des textes de fiction qui se nourrissent de ses voyages, notamment Les Natchez ou encore Les Martyrs.
Dans ses mémoires, le récit du voyage en Amérique est l’occasion de plusieurs descriptions de l’exotisme américain et de la sensation d’altérité que ressent le personnage. On peut penser aux extraits qui correspondent au livre VII, chapitres 7 et 8 nommés « Famille indienne. Nuit dans les forêts. Départ de la famille indienne. Sauvage du haut de Niagara. Le Capitaine Gordon. Jérusalem » et « Cataracte de Niagara. Serpent à sonnettes. Je tombe au bord de l’abîme. » En l’espace de quelques pages, on rencontre une observation des mœurs étrangères des indiens d’Amérique et également un récit très personnel de l’expérience vertigineuse d’une merveille de la nature, les chutes de Niagara.
Néanmoins, on rencontre aussi de très intéressants cas de regard négatif sur le lointain et l’exotisme. Sous la Monarchie de Juillet, Chateaubriand reste fidèle aux Bourbons déchus et rend visite à Charles X en exil à Prague. Dans cet extrait qui correspond au livre XXXVI, chapitre 12, « Au sortir de la Bavière […] je vais voir votre fils ! », la Bohême est décrite de façon négative, comme un paysage n’ayant pas valeur d’exotisme inspirant, mais plutôt creux. On peut étudier ici le voyage en son pendant négatif, dépourvu d’intérêt et forcé.