"Le Journal des Rosières", ou tout n’est pas rose dans la vie
« Le Journal des Rosières » publié en 1885 dans Le Journal comique accumule des blagues grivoises récurrentes dans la presse depuis plus d’une vingtaine d’années. Cependant si on y regarde de plus près, il parle aussi de l’actualité parisienne et du métier de journaliste.
Détail du « Journal des Rosières »
Le Journal comique
Le Journal comique (1885-1888), mensuel, publie de façon irrégulière en dernière page des pastiches de presse, qui paraissent aussi séparément : « Le Journal des belles-mères paraissant... devoir être très désagréable à MM. les gendres », « Le Journal des cornards », « Le Journal des mufl's », « Le Journal des polissons » ou « Le Journal des curés », avec parfois des éditions différentes.
Son prétendu rédacteur en chef Blaguamort est probablement un pseudonyme commun au directeur Louis Gabillaud et à l’imprimeur-gérant Raoul Fauvel, tous deux collaborateurs du Tintamarre et du Sifflet.
Bandeau du Journal comique, n°2, [février 1885]
Raoul Fauvel, poète, chansonnier et journaliste est un ancien professeur à l’école préparatoire vétérinaire d’Alfort. Il fait partie du groupe des Hydropathes d’Émile Goudeau (1849-1906) et a par exemple participé au pastiche « Le Spirite » (Le Tintamarre, 20 juin 1875).
Portrait de Raoul Fauvel par Cabriol, L’Hydropathe, n°13, 10 juillet 1879
A sa mort, Fernand Xau dans L’Écho de Paris (7 février 1889) lui reproche une partie de son œuvre « empreinte d’une grande sentimentalité » et le Supplément littéraire du Figaro (23 février 1889) raconte la fin misérable du dernier bohème.
Quant au libraire-éditeur Louis Gabillaud (1846-1899), il a écrit des centaines de chansons et textes comiques et collabore notamment avec le dessinateur Esch (ou Eschbach) dans Le Farceur (1892). Son « Entreprise de rigolade », 228 rue Saint-Denis, publie de nombreux « petits livres amusants » :
Extrait du catalogue général de l’entreprise de rigolade Gabillaud (Le Farceur)
Il est parfois condamné pour délit d’outrage aux bonnes mœurs avec ses publications obscènes :
Très connu aussi pour ses mystifications, il « excelle dans l’art de la fabrication des trompe-l’œil » de « Canards boulevardiers » avec son fameux factum relatant la mort de l’impératrice en 1882 « où l’on dénature la vérité sans la travestir tout à fait », ou bien encore Le suicide de Sarah Bernhardt.
Il n’y a pas, à proprement parler, de fausse nouvelle ; il y a déplacement du fait, transposition de l’événement, métastase de la vérité ». (Le Clairon, 7 novembre 1882)
Un sujet de boutade à la mode : la rosière qui n’en est pas une
Détail du « Journal des Rosières »
« Le Journal des Rosières » est tout d’abord une déclinaison de grivoiseries autour d’une tradition controversée. La cérémonie du couronnement des rosières prend son origine au XVIIIe siècle à Salency, en Picardie, et récompense une jeune fille chaste, le 8 juin, jour de la Saint Médard. Mise à la mode par la Comtesse de Genlis en 1776, ces fêtes se développent particulièrement dans la seconde partie du XIXe siècle dans de nombreuses localités et sont souvent remises en question (Pour plus de détails, voir l’article d’Agnès Sandras, "Une “industrie fort connue”, le couronnement des rosières" et en particulier la troisième partie La chasteté en question au XIXe siècle).
« Le Journal des Rosières » dans le numéro 6 du Journal comique
« Le Journal des Rosières » paraît dans le numéro de juin du Journal comique et s’insère dans une pratique plus large de moqueries et de parodies. De nombreux scandales et faits divers dévoilent de fausses rosières que la presse blague gentiment. Elle peut aussi les soutenir, par exemple lors du retentissant procès de la rosière de Dourdan en 1882 ou être scandalisée des revendications d’Hubertine Auclert (1848-1914) qui demande la suppression de la « condition essentielle de virginité ». C’est surtout l’absurdité de cette tradition, peu adaptable aux communes urbaines qui est pointée, ainsi que l’appétit de la presse pour ces reportages à sensation.
La Presse, 14 mars 1882 ; Albert Humbert, Extrait du « mois d’août (La Vierge), La Lune, 29 juillet 1866
Ce qui peut être résumé, pour notre pastiche, avec cette « Fable télégraphique », parmi d’autres exemples :
Détail du « Journal des Rosières » ; « Rosière ! », dessin d’Henri Mirande, Le Rire, 4 juin 1904
Une actualité : la disparition de la rue des Filles-Dieu
Cependant une autre actualité provoque cette énième parodie de la tradition des rosières : la disparition de la rue des Filles-Dieu.
Détail du « Journal des Rosières »
En effet, en janvier 1885, la presse annonce la destruction prochaine de la rue des Filles-Dieu qui deviendra un segment de la rue d’Alexandrie et qui se situe non loin de l’adresse de la rédaction du Journal Comique et des éditions Gabillaud, 228 rue Saint-Denis.
Turgot, Plan de Paris, [1739]
Disparition de la rue des Filles-Dieu : Avant / Après
Cette rue devait son nom à un couvent fondé au XIIIe siècle qui recueillait les Filles-Dieu, prostituées nouvellement converties et installé un peu plus tard rue Saint-Denis, non loin de la Cour des miracles.
Jules-Adolphe Chauvet (1828-1898), La Rue des Filles-Dieu, du côté de la rue Saint-Denis et au coin de la rue Saint-Spire
Cette rue insalubre était alors un haut lieu de la prostitution.
Le Siècle, 4 mai 1885
Cette actualité provoque un court-circuit de plus entre deux statuts qui semblaient opposés : la rosière et la prostituée, réunis à travers les Filles-Dieu.
Détail du « Journal des Rosières » ; L’Intransigeant, 6 mai 1885
La ligne directrice
Le pastiche de presse est alors un prétexte pour proposer des modifications aux règles d’élection et de récompense en donnant fictivement la parole aux rosières, constituées en syndicat et en faisant semblant de s’opposer aux plaisanteries de la presse. Blague qui, une fois de plus, anticipe la réalité (voir l’article du Matin en 1907), bien avant Le Gorafi.
Détail du « Journal des Rosières » ; Le Matin, 18 mai 1907
Le monde à l’envers de la rosière
Puisque la rosière se reconnaît à sa pureté et sa chasteté, le pastiche de presse imagine un monde à l’envers autour de la candidate ou de son entourage.
La cérémonie devenue laïque est organisée par les maires, souvent pris pour cible par les caricaturistes, ici « le maire d’Eu » (Le merdeux).
Détail du « Journal des Rosières » ; Nanterre, le maire et la rosière, Agence Rol, 1932
La couronne de roses qui symbolise la réputation vertueuse des jeunes filles incite facilement à l’humour grivois ou scatologique, et aux blagues confondant virginité et propreté.
Détail du « Journal des Rosières » ; Le Mollet de la rosière, chansonnette, 1889
Les titres des articles et certaines signatures « L. Lahencor » ou « N. Laplut » (elle l’a encore, sa virginité ou elle ne l’a plus) renvoient à la rosière vue comme un paradoxe.
Rosières, prostituées, actrices, journalistes… toutes des femmes entretenues
Si ce n’est pas paradoxal, c’est qu’il y a équivalence et le pastiche mélange volontairement les références liées à la prostitution et aux attributs de la rosière.
Tout d’abord avec les lieux cités dans le bandeau :
Détail du « Journal des Rosières »
D’un côté, la statue équestre de Jeanne d’Arc, réalisée par Emmanuel Frémiet (1824-1910) et installée place des Pyramides depuis 1874.
De l’autre, et quasiment dans le même quartier, la promenade sous les orangers du Jardin des Tuileries, lieu de rencontre et de prostitution, comme les Folies-Bergère.
Provost, détail du Jardin des Tuileries
et en remontant vers la Bibliothèque nationale, la rue Chabanais où se trouvait alors au 12 une très célèbre maison de tolérance Le Chabanais.
Façade du Chabanais et mademoiselle Margot
L’association des prétendus contraires se concrétise avec une liste d’« ex-rosières » :
Détail du « Journal des Rosières »
Toutes ces « ex-rosières » sont des actrices, femmes entretenues connues des lecteurs de l’époque à cause de scandales d’une actualité littéraire et artistique récente.
En lisant « Sarah Barnum » et « Marie Pigeonnier », les contemporains reconnaissent facilement Sarah Bernhardt et Marie Colombier. L’actrice Marie Colombier (1841-1910) a publié en 1883 Les Mémoires de Sarah Barnum, à charge contre son ancienne amie Sarah Bernhardt et l’année suivante, Eugène Gaillet (1845-1910) et Liebold lui répondront avec La Vie de Marie Pigeonnier par un de ses ***.
Couvertures des Mémoires de Sarah Barnum illustrée par Adolphe Willette et de La Vie de Marie Pigeonnier illustrée par Henri Demare
Marie Colombier a été condamnée, tout comme les auteurs du second texte. Il est intéressant de noter que ces deux thématiques, les rosières et les condamnations pour outrage aux bonnes mœurs se retrouvent souvent côte à côte dans les colonnes des journaux, comme ici dans Le Gaulois :
Page 3 du Gaulois, 14 août 1882
Derrière Léonide Lenoir, on devine l’actrice et « demi-mondaine » Léonide Leblanc (1842-1894). La baronne d’Ange, devenue ici « d’Auge » est un personnage d’Alexandre Dumas fils (1824-1895) dans la comédie Le Demi-monde (1855) et aussi une célèbre proxénète.
Reste « Albertine W… du Figaro », qui élargit le cercle des ex-rosières aux journalistes. Il s’agit en effet du très célèbre chroniqueur Albert Wolff (1825-1891).
Albert Wolff, photographie de l’Atelier Nadar et caricature d’André Gill (La Lune, 18 novembre 1866)
Le pastiche de presse vise très souvent les journaux et les journalistes, mais cette strate du discours est souvent cachée sous d’autres plus visibles. La métaphore de la prostitution est ainsi régulièrement utilisée au XIXe siècle pour qualifier la presse. Octave Mirbeau (1848-1917) la file longuement :
Le journaliste se vend à qui le paie. Il est devenu machine à louange et à éreintement, comme la fille publique, machine à plaisir ; seulement celle-ci ne livre que sa chair, tandis que celui-là livre toute son âme. Il bat son quart dans ses colonnes étroites – son trottoir à lui – accablant de caresses et de gentils propos les gens qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations. (« Le Chantage », Les Grimaces, 29 septembre 1883)
Si l’on ne retient aujourd’hui que la misogynie des nombreux pastiches ciblant les prostituées, les femmes entretenues ou même les droits des femmes, c’est aussi une mise en abîme du métier de journaliste, très fréquemment pointée à l’époque (voir « Le Journal des maquillés » ou « Le Trottoir libre » de La Nouvelle lune en 1880, « Journal des cocottes » (1883) et « Le Journal des jolies femmes » (1885) du Journal comique, ou « La Baronne d'Ange, Journal des scandales mondains » (1883) de La Bavarde).
Dessin d’Henri Demare, La Nouvelle lune, 30 mai 1880
D’ailleurs, Raoul Fauvel dans Le Sifflet du 18 octobre 1874 concluait déjà une complainte avec ce « tout n’est pas rose dans la vie de journaliste », ce qui sous-entend encore beaucoup de points communs avec la rosière et la cocotte...
Le Sifflet, 18 octobre 1874
et Louis Gabillaud mélangera les genres à plaisir et durablement, par exemple avec cette vice-présidente de la chambre syndicale des cocottes, ex-rosière de Nanterre :
Le Farceur, n°6, 1892
Pour aller plus loin :
Sur les rosières :
- Partie I. La mode de Salency au XVIIIe siècle
- Partie II. Du procès de Salency à la multiplication des fêtes,
- Partie III. La chasteté en question au XIXe siècle
- Partie IV. Charivaris autour des rosiers de Nanterre et d’ailleurs
Sur le rapprochement entre journalisme et prostitution :
- Mireille Dottin-Orsini et Daniel Grojnowski, « La prostitution dans la presse parisienne à la fin du XIXe siècle », Littératures n°69, 2013.
- Brigitte Diaz, « “Desinfectionner la littérature”, la presse contre la pornographie littéraire », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), Médias 19
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