Grandeur et misère des chiffonniers de Paris (2/2)
Pièce maîtresse d’un système lucratif dont seuls quelques négociants tirent profit, les chiffonniers souffraient de conditions de vie insalubres. La police et les hygiénistes n’eurent de cesse de réglementer leur activité, suspectée de favoriser la propagation des épidémies. Beaucoup pensaient le chiffonnage voué à la disparition. Qu’en advint-il ?
De l’insalubrité du chiffonnage et des cités chiffonnières
L’autorité de police n’en était pourtant pas à sa première tentative de suppression des nuisances causées par le chiffonnage. L’ordonnance de police du 10 juin 1701, par exemple, intervenait déjà « contre les chiffonniers qui infectent l’air par les immondices de leur profession ».
15/1/24, Paris la nuit, les chiffonniers, Agence Rol, 1924
« Triage du chiffon », Paulian Louis, La hotte du chiffonnier, 3e éd., Paris, Hachette, 1896, p. 255
ce sont eux, et surtout leurs agglomérations, qui présentent le plus d’inconvénients au point de vue de la salubrité. Il y aurait donc un grand intérêt à les éloigner des centres populeux et à les établir près des fortifications en dedans ou en dehors de Paris.
Dans la première moitié du XIXème siècle, les chiffonniers résident dans les quartiers centraux et les faubourgs de la ville, tout particulièrement dans le 12e arrondissement ancien - quartiers Saint-Jacques, du Jardin-des-Plantes et Saint-Marcel -. La Commission des logements insalubres du département de la Seine rend pour 1851, un rapport qui les accable. Elle reprend les termes d’un compte-rendu de 1832, la situation ne semblant pas avoir évolué en vingt ans :
Là, les habitants sont en rapport avec la demeure. La plupart s’occupent à trier, pendant le jour, le produit de leurs rondes nocturnes, accroupis autour de ce sale butin ; ils entassent dans tous les coins, et jusque sous leurs couchettes, des os, de vieux linges souillés de fange, dont les miasmes fétides se répandent au milieu de ces hideux galetas, où souvent un espace de moins de deux mètres carrés sert d’abri à toute une famille.
Une exposition particulière aux maladies
Trichophytie équine inoculée à l'homme, observée sur un chiffonnier âgé de 42 ans, qui lavait sa figure dans le seau de son cheval, moulage de Jules Baretta, 1893
La tuberculose aussi décime les chiffonniers. C’est ce qui ressort d’un rapport du docteur Robert Würtz (1858-1919), signalé par le quotidien Excelsior du 27 avril 1916. Ce médecin réclame une transformation radicale du chiffonnage, dont les biffins « meurent autant qu’ils en vivent. »
Bonneff Léon et Maurice, Les métiers qui tuent, Paris, Bibliographie sociale, 1900
Dans le Rapport… sur les mesures prises contre l'épidémie cholérique de 1884 à Paris et dans le département de la Seine, la préfecture de police reconnaît la dangerosité des dépôts de chiffons du fait de la nature des marchandises qu’ils reçoivent, et la responsabilité des chiffonniers qui « transforment les cités qu’ils habitent en véritables foyers d’infection ». Elle annonce la formation d’une commission par le Conseil d’hygiène et de salubrité du département de la Seine, chargée de rechercher le moyen de supprimer cette source de risques épidémiques… commission qui aboutira à l’édition du rapport rédigé par Victor de Luynes. Les maires sont, depuis la loi du 5 avril 1884, chargés d’assurer la salubrité sur le territoire de la commune. Un fonctionnaire de la préfecture de la Seine, Edmond Pascal, rédige à leur attention, dès 1884, une synthèse de la législation à appliquer en temps d’épidémie, notamment à l’égard des dépôts de chiffons.
Pascal Edmond, Devoirs des maires en temps d'épidémie, Paris, Paul Dupont, 1884
Un rapport de Léon Bernard de novembre 1920, au nom de la Commission du Chiffonnage de la Ville de Paris, préconise, contre la pullulation des rats, vecteurs de l’épidémie, l’usage de boîtes à ordures munies de couvercles et l’interdiction du chiffonnage sur la voie publique, son encouragement au sein même des usines de traitements des ordures ménagères. Sans attendre les conclusions de ce rapport, le préfet de la Seine avait déjà pris des mesures, au mois de septembre pour endiguer l’invasion des rats. Après avoir commencé par les priver de nourriture, en réorganisant le ramassage des ordures ménagères, c’est finalement une chasse aux rats qui est organisée. Victimes collatérales, les chiffonniers se plaignent d’être empêchés d’exercer leur activité par ces décisions.
Excelsior, 12 septembre 1920
La fin des chiffonniers ?
Les chiffonniers se meurent, les chiffonniers sont morts !
La question des ordures ménagères, dont ces utiles citoyens nous débarrassaient sinon en totalité, du moins en grande partie, est très importante. Par ailleurs, il y a là des déchets précieux, éléments de richesse, maintenant trop souvent perdus... Perdus ! parce qu’il y a de moins en moins de chiffonniers et que le flot montant des détritus des villes tentaculaires doit être enlevé à grand frais par elles.
« Modèles de boîtes à ordures », Le Nettoiement de Paris, L. Girard, Paris, Eyrolles, 1923
Les chiffonniers d'Emmaüs, affiche, 1954
Dépôt sauvage d'ordures à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), Léon Claude Vénézia, 1971
Pour aller plus loin
- Barles Sabine, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », dans : Delphine Corteel éd., Les travailleurs des déchets. Toulouse, ERES, « Clinique du travail », 2011, p. 45-67.
- Compagnon Antoine, Les Chiffonniers de Paris. Paris, Gallimard, Collection Bibliothèque des Histoires, Série illustrée, 2017.
- Héritier Jean, « La peste des chiffonniers », L’Histoire, n°51, décembre 1982.
- Jugie Jeanne-Hélène, Poubelle-Paris (1883-1896) : la collecte des ordures ménagères à la fin du XIXe siècle. Paris, Larousse, Sélection du Reader's digest, 1993.
- Sandras Agnès, « Eugène Poubelle mis en boîte », Histoire urbaine, 2011/2 (n° 31), p. 69-91.
- Silguy Catherine de, La Saga des ordures : du Moyen âge à nos jours. Paris, l'Instant, 1989.
- Billet de blog Gallica : « C’est du propre ! La salubrité publique à Paris au XIXe siècle », Céline Raux, 2014.
- Billet de blog Gallica : « Grandeur et misère des chiffonniers de Paris (1/2) », Stéphanie Tonnerre-Seychelles, 2020.
- Emission radiophonique : Spring Alexandra, Rankin Tom, Sandras Agnès, Siniawer Eiko Maruko. The History of Wastefulness: Rubbish Through the Ages. The Compass. BBC, 16 janvier 2019. 26 min. Comprend notamment un entretien avec l’historienne Agnès Sandras, sur les conséquences de la fameuse décision du préfet de la Seine, Eugène Poubelle, en 1883, d’imposer aux Parisiens l’usage de la boîte à ordures.
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