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Grandeur et misère des chiffonniers de Paris (2/2)

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Pièce maîtresse d’un système lucratif dont seuls quelques négociants tirent profit, les chiffonniers souffraient de conditions de vie insalubres. La police et les hygiénistes n’eurent de cesse de réglementer leur activité, suspectée de favoriser la propagation des épidémies. Beaucoup pensaient le chiffonnage voué à la disparition. Qu’en advint-il ?

Le village d'Ivry terrasse, zone des fortifications. Porte d'Ivry, extra muros, Eugène Atget, 1910
 
 

De l’insalubrité du chiffonnage et des cités chiffonnières

Dans Paris, sa topographie, son hygiène, ses maladies, paru en 1885, Léon Colin (1830-1906), médecin, vice-président du Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine, dénonce l’insalubrité de l’ « industrie chiffonnière », qui a entretenu « l’habitude de répandre, sur les voies publiques, les ordures ménagères » et loue les décisions récentes prises par le préfet de la Seine pour mettre fin à ces pratiques dangereuses.
L’autorité de police n’en était pourtant pas à sa première tentative de suppression des nuisances causées par le chiffonnage. L’ordonnance de police du 10 juin 1701, par exemple, intervenait déjà « contre les chiffonniers qui infectent l’air par les immondices de leur profession ».
 

15/1/24, Paris la nuit, les chiffonniers, Agence Rol, 1924
 

L’ouvrage rédigé par Léon Colin permet de préciser certaines manifestations de cette insalubrité. Les chiffonniers manipulent non seulement des os et peaux de lapin, qui constituent une source de puanteur insupportable, mais encore « des masses d’objets suspects, pouvant avoir été souillés par des malades atteints d’affections contagieuses ».
 

« Triage du chiffon », Paulian Louis, La hotte du chiffonnier, 3e éd., Paris, Hachette, 1896, p. 255
Victor de Luynes incrimine lui aussi les ramasseurs de chiffons :
ce sont eux, et surtout leurs agglomérations, qui présentent le plus d’inconvénients au point de vue de la salubrité. Il y aurait donc un grand intérêt à les éloigner des centres populeux et à les établir près des fortifications en dedans ou en dehors de Paris.
 
Dans la première moitié du XIXème siècle, les chiffonniers résident dans les quartiers centraux et les faubourgs de la ville, tout particulièrement dans le 12e arrondissement ancien - quartiers Saint-Jacques, du Jardin-des-Plantes et Saint-Marcel -. La Commission des logements insalubres du département de la Seine rend pour 1851, un rapport qui les accable. Elle reprend les termes d’un compte-rendu de 1832, la situation ne semblant pas avoir évolué en vingt ans :
Là, les habitants sont en rapport avec la demeure. La plupart s’occupent à trier, pendant le jour, le produit de leurs rondes nocturnes, accroupis autour de ce sale butin ; ils entassent dans tous les coins, et jusque sous leurs couchettes, des os, de vieux linges souillés de fange, dont les miasmes fétides se répandent au milieu de ces hideux galetas, où souvent un espace de moins de deux mètres carrés sert d’abri à toute une famille.
 

Porte d'Asnières : Cité Valmy, chiffonniers, 1913 (17.e arr.), Eugène Atget, 1913-1915

 
Avec les grands travaux, les chiffonniers quittent progressivement le centre de Paris à partir du milieu du XIXème siècle, pour s’installer dans le Paris ouvrier des dix derniers arrondissements actuels, voire au-delà des fortifications, et y forment des agglomérations de chiffonniers ou cités. A l’origine de ces cités, il semble que des propriétaires de terrains nus les aient partagés entre plusieurs locataires, chargés de construire eux-mêmes leurs habitations. Le nom du propriétaire – Doré, Fournier, Malbert…- désignait dès lors l’agglomération. Ce sont alors le 13e arrondissement à Paris, et en banlieue, Clichy, qui accueillent les plus importantes populations chiffonnières. En 1886, Victor de Luynes constate que « les chiffonniers tendent à sortir de Paris », et mentionne encore intra-muros, la cité Maufry, « la plus vaste et la mieux tenue de tout Paris », la cité Hivert, à La Villette, « laissant à désirer sous le rapport de la tenue », la cité Doré, laquelle comprend, selon lui, peu de chiffonniers, de même que la cité Jeanne-d’Arc, dans le même quartier, que les chiffonniers ont déserté au profit de « terrains vagues situés près des fortifications ». Le Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine est également à l’origine du Rapport sur l'insalubrité de la cité Doré et de la cité des Kroumirs (13e arrondissement), publié en 1882, selon lequel la majorité des habitants de la cité Doré exercent bel et bien le chiffonnage, mais déclarent posséder un autre métier.
 
 

[Le chiffonnier éreinté], estampe de Jean-François Raffaëlli, 1879

 
Peu de temps après la guerre de 1870, qui a démontré l’inefficacité des fortifications, des chiffonniers, attirés par le faible coût des loyers, investissent la zone jusqu’alors non aedificandi. Ils y sont immortalisés par Eugène Atget (1857-1927), dans son album Zoniers, mais aussi par les peintures de Jean-François Raffaëli (1850-1924). C’est dans la Zone, à Saint-Ouen, qu’ils créent le marché aux puces.
 
 
La cité Doré, « villa des chiffonniers » dont Alexandre Privat d’Anglemont relatait déjà l’histoire en 1854, a décidément fait couler beaucoup d’encre. Elle existe encore dans l’entre-deux-guerres et abrite une majorité de chiffonniers, dans des conditions immuablement déplorables, comme le prouve l’article du Petit Parisien du 28 octobre 1925 rapportant l’effondrement meurtrier d’une maison sur ses occupants.
 
 

Les Chiffonniers - Cité Doré : 4 Place Pinel, Passage Doré. 13.arron., Eugène Atget, 1900-1901
 

Une exposition particulière aux maladies

La Banque d’images de la BIU Santé contient une série de photographies de moulages faits sur des chiffonniers atteints d’affections diverses, au cours de la seconde moitié du XIXème siècle.
 

Trichophytie équine inoculée à l'homme, observée sur un chiffonnier âgé de 42 ans, qui lavait sa figure dans le seau de son cheval, moulage de Jules Baretta, 1893
Claude Lachaise (1797-1881), médecin et auteur d’une Topographie médicale de Paris, dresse, en 1822, un constat pessimiste sur l’espérance de vie des chiffonniers, lesquels « trouvent presque toujours, dans les poussières irritantes au milieu desquelles ils vivent, la cause de leur mort, et périssent, pour la plupart, jeunes encore, de quelque maladie du poumon. » Dans Les métiers qui tuent : enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles, paru en 1900, Léon et Maurice Bonneff signalent, en effet, le chiffonnage au nombre des métiers dangereux. Les « chiffonniers, qui manipulent les peaux, les crins, les poils, la laine, le duvet des animaux charbonneux » sont exposés à contracter la maladie du charbon ou septicémie charbonneuse. Cette affection, parfois désignée comme la « maladie des chiffonniers » était le plus souvent fatale, selon les microbiologistes Victor Cornil et Victor Babes.
 
La tuberculose aussi décime les chiffonniers. C’est ce qui ressort d’un rapport du docteur Robert Würtz (1858-1919), signalé par le quotidien Excelsior du 27 avril 1916. Ce médecin réclame une transformation radicale du chiffonnage, dont les biffins « meurent autant qu’ils en vivent. »
 

Bonneff Léon et Maurice, Les métiers qui tuent, Paris, Bibliographie sociale, 1900

A la suite des épidémies de choléra de 1849 ou de 1884, les analystes établissent une correspondance entre les quartiers où vivent les biffins et ceux où prédomine l’épidémie.
Dans le Rapport… sur les mesures prises contre l'épidémie cholérique de 1884 à Paris et dans le département de la Seine, la préfecture de police reconnaît la dangerosité des dépôts de chiffons du fait de la nature des marchandises qu’ils reçoivent, et la responsabilité des chiffonniers qui « transforment les cités qu’ils habitent en véritables foyers d’infection ». Elle annonce la formation d’une commission par le Conseil d’hygiène et de salubrité du département de la Seine, chargée de rechercher le moyen de supprimer cette source de risques épidémiques… commission qui aboutira à l’édition du rapport rédigé par Victor de Luynes. Les maires sont, depuis la loi du 5 avril 1884, chargés d’assurer la salubrité sur le territoire de la commune. Un fonctionnaire de la préfecture de la Seine, Edmond Pascal, rédige à leur attention, dès 1884, une synthèse de la législation à appliquer en temps d’épidémie, notamment à l’égard des dépôts de chiffons.
 

Pascal Edmond, Devoirs des maires en temps d'épidémie, Paris, Paul Dupont, 1884

La peste qui resurgit à Paris en 1920 est désignée comme « la peste des chiffonniers ». Le Populaire de Paris signale son apparition dès l’édition du 17 août 1920, et en fera un feuilleton pendant plusieurs semaines, brisant l’omerta autour de cet événement.
Un rapport de Léon Bernard de novembre 1920, au nom de la Commission du Chiffonnage de la Ville de Paris, préconise, contre la pullulation des rats, vecteurs de l’épidémie, l’usage de boîtes à ordures munies de couvercles et l’interdiction du chiffonnage sur la voie publique, son encouragement au sein même des usines de traitements des ordures ménagères. Sans attendre les conclusions de ce rapport, le préfet de la Seine avait déjà pris des mesures, au mois de septembre pour endiguer l’invasion des rats. Après avoir commencé par les priver de nourriture, en réorganisant le ramassage des ordures ménagères, c’est finalement une chasse aux rats qui est organisée. Victimes collatérales, les chiffonniers se plaignent d’être empêchés d’exercer leur activité par ces décisions.
 
 

Excelsior, 12 septembre 1920

 

La fin des chiffonniers ?

En 1930, François-Victor Foveau de Courmelles (1862-1943), président de la Société Française d’Hygiène, déplore, paraphrasant Bossuet, dans un article intitulé « Poubelles et chiffonniers » :
Les chiffonniers se meurent, les chiffonniers sont morts !
La question des ordures ménagères, dont ces utiles citoyens nous débarrassaient sinon en totalité, du moins en grande partie, est très importante. Par ailleurs, il y a là des déchets précieux, éléments de richesse, maintenant trop souvent perdus... Perdus ! parce qu’il y a de moins en moins de chiffonniers et que le flot montant des détritus des villes tentaculaires doit être enlevé à grand frais par elles.
 
 

« Modèles de boîtes à ordures », Le Nettoiement de Paris, L. Girard, Paris, Eyrolles, 1923

Le déclin du chiffonnage, amorcé dès la fin du Second Empire, lorsqu’au papier-chiffon se substitue celui à base de fibre de bois, se confirme avec l’imposition progressive de la « boîte à ordures », la « boîte Poubelle », devenue la poubelle, non sans résistance de la part des intéressés. Fin 1946, la préfecture de police tente de lui asséner le coup fatal, en interdisant le chiffonnage traditionnel, opéré dans la rue et dans les boîtes, pour des motifs de salubrité. L’Aurore annonce, le 3 décembre, « Plus de chiffonniers ! », mais c’est sans compter sur leur résistance… Le 6 décembre, le quotidien titre « L’Austerlitz des chiffonniers », et précise, le 12, que les chiffonniers titulaires de la carte professionnelle délivrée par la préfecture de police pourront poursuivre leur activité.

 

La récupération perdure, au profit d’associations caritatives notamment, mais l’époque où elle permettait d’éliminer la majeure partie des ordures ménagères, le reste, les boues ou gadoues servant à amender les cultures maraîchères, est bel et bien révolue, et la problématique du traitement de ces déchets se pose de manière toujours plus pressante. Faut-il les confier à des décharges à ciel ouvert ? Les déverser dans la mer ou les fleuves ? Les broyer et les incinérer ?... Toutes ces solutions s’avèrent être sources de pollution. D’où le développement de la collecte séparative ou sélective, afin de valoriser au mieux les déchets : aujourd’hui, tout le monde doit être un peu chiffonnier !
 

Dépôt sauvage d'ordures à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), Léon Claude Vénézia, 1971
 

Pour aller plus loin

- Barles Sabine, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », dans : Delphine Corteel éd., Les travailleurs des déchets. Toulouse, ERES, « Clinique du travail », 2011, p. 45-67.
- Compagnon Antoine, Les Chiffonniers de Paris. Paris, Gallimard, Collection Bibliothèque des Histoires, Série illustrée, 2017.
- Héritier Jean, « La peste des chiffonniers », L’Histoire, n°51, décembre 1982.
- Jugie Jeanne-Hélène, Poubelle-Paris (1883-1896) : la collecte des ordures ménagères à la fin du XIXe siècle. Paris, Larousse, Sélection du Reader's digest, 1993.
- Sandras Agnès, « Eugène Poubelle mis en boîte », Histoire urbaine, 2011/2 (n° 31), p. 69-91.
- Silguy Catherine de, La Saga des ordures : du Moyen âge à nos jours. Paris, l'Instant, 1989.
- Billet de blog Gallica : « C’est du propre ! La salubrité publique à Paris au XIXe siècle », Céline Raux, 2014.
- Billet de blog Gallica : « Grandeur et misère des chiffonniers de Paris (1/2) », Stéphanie Tonnerre-Seychelles, 2020.
- Emission radiophonique : Spring Alexandra, Rankin Tom, Sandras Agnès, Siniawer Eiko Maruko. The History of Wastefulness: Rubbish Through the Ages. The Compass. BBC, 16 janvier 2019. 26 min. Comprend notamment un entretien avec l’historienne Agnès Sandras, sur les conséquences de la fameuse décision du préfet de la Seine, Eugène Poubelle, en 1883, d’imposer aux Parisiens l’usage de la boîte à ordures.

 

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