Un couple de cinéastes scrute l’avenir des jeunes générations
À l'occasion de l'édition "Prendre la parole" du Mois du film documentaire 2023, découvrez l'œuvre de Bertrand de Solliers et Paule Muxel, deux documentaristes qui abordent les grandes questions de société à hauteur d’hommes et de femmes. Dans ce troisième billet, les doutes et difficultés des jeunes du 21ème siècle.
Rien d'étonnant à ce que le thème de la transmission se retrouve au cœur de plusieurs films de ces deux passeurs de mémoire que sont Paule Muxel et Bertrand de Solliers. Les jeunes générations sont ainsi très présentes dans trois documentaires traitant de sujets en apparence sans rapport : la viticulture ; un lycée privé de Clermont-Ferrand ; la justice pour mineurs.
Le premier des trois films, Les héritiers : une famille en Auvergne, s'inscrit très clairement sur ce territoire auvergnat que Paule Muxel et Bertrand de Solliers connaissent bien (voir billet précédent).
Les Héritiers (2005, 96 min)
Tourné pendant quatre ans, en même temps que L'année dernière à Vichy, Les héritiers : une famille en Auvergne pourrait a priori laisser croire à une saga familiale telle qu'en raffolent les chaînes de télévision française. Pourtant, s'il est bien question d'héritages, d'injustices et de favoritismes, les cartons placés en début du film montrent que les cinéastes sont en quête d'autre chose :
Ce qui reste, ce qui se perd à travers le destin d'une famille de cultivateurs vignerons, depuis Pierre Bourcheix "le Patriarche" né en 1879, à ses arrières-petits-enfants. Dans les années 1930, trois des frères de la famille, Paul, Jean et Joseph ont repris le travail de la terre de leur père Pierre. Avec eux le temps passe, les projets se transforment, les valeurs s'interrogent.
Touffu à la manière d'un arbre généalogique aux ramifications multiples, le film entremêle le passé et le présent, les anciennes et les jeunes générations, les vieilles photos de famille et les images de promenades dans les vignes d'aujourd'hui. Plus que d'héritage et de partage des terres, c'est de la transmission d'un patrimoine qu'il s'agit. Mais le film montre aussi que chaque génération voit ce patrimoine d'un œil différent des précédentes. À travers l'histoire de la famille Bourcheix, c'est également le déclin de la France agricole au cours du 20ème siècle qui nous est raconté.
Si les cinéastes poursuivent leur exploration de l'Auvergne avec la trilogie Le centre de l'univers : bistrots et cafés en Auvergne (2009), ils reviennent plus frontalement aux questions de transmission et d'éducation dans L'excellence et le doute.
L'excellence et le doute (2013, 105 min)
Sélection au Festival Traces de Vies de Clermont-Ferrand (2013)
Une architecture de couvent, du vieux mobilier, des portes qui grincent... Comme Ville-Évrard dans Histoires autour de la folie (voir billet précédent), des lieux chargés d'histoire sont habités (au sens plein du terme) par de nouvelles générations. En guise de programme, les cinéastes annoncent :
L'Institution St-Alyre nous a ouvert les portes le temps d'une année scolaire. La présence de la communauté des Ursulines, les classes, les élèves, le temps qui file depuis 200 ans, laissent la place à la question du devenir des jeunes...
La singularité de l'institution dont il est question dans L'excellence et le doute ne permet pas de conduire une réflexion sur l'Éducation nationale en général. Mais le documentaire, en alternant séquences de cours et entretiens avec les lycéens, capte remarquablement les états d'âme de jeunes de quinze ans confrontés à une exigence nouvelle pour eux. Le travail d'immersion de Paule Muxel et Bertrand de Solliers permet à ces lycéens de se confier et d'aborder notamment, avec une lucidité qui force le respect, la question de l'échec scolaire et de la confiance en soi difficilement gagnée. Dans L'excellence et le doute, la jeunesse parle - et on l'écoute.
On l'écoutera encore, cette fois dans un tout autre contexte, dans le remarquable documentaire en deux parties que les cinéastes consacrent en 2017 à la justice des mineurs. Nous voici plongés dans le bain judiciaire, au plus près des adultes qui entourent les enfants en danger, auteurs et victimes (magistrats, éducateurs spécialisés, parents). Chaque situation, parfaitement lisible, présente l'intensité propre aux parcours de vie qui dérapent.
Terrain mineurs, 1ère partie : audiences pénales (2017, 118 min)
Sélection au FIPA - Festival International de Programmes Audiovisuels de Biarritz (2018)
Le volet "audiences pénales" se concentre sur les mineurs délinquants. Il suit en particulier le travail des magistrats du parquet des mineurs, qui dirige les enquêtes et requiert la sanction lors du procés pénal, et celles des juges pour enfants, qui prononcent la peine. Pour des questions de droit à l'image des mineurs, les jeunes sont filmés de dos. Le dispositif pourrait tendre à les invisibiliser face aux adultes à l'écran, or c'est tout le contraire qui se passe. Une nuque, une voix, une paire de baskets en disent autant, sinon plus, qu'un visage face caméra. Lors de longues séquences de parole, le film montre le temps qu'il faut pour appréhender une situation de délinquance juvénile, en premier lieu le contexte familial dans lequel celle-ci s'inscrit.
Terrain mineurs, 2e partie : audiences éducatives (2018, 118 min)
Ce volet "audiences éducatives" traite du versant civil de la justice des mineurs. L'enjeu ici est la protection des enfants lorsque les services sociaux ou les familles avertissent les juges de situations urgentes. Pour autant, si le contexte judiciaire diffère, cette partie est dans la continuité directe de la précédente, preuve que mineurs victimes et délinquants sont proches, et souvent confondus dans un seul et même individu. Comme dans le précédent volet, on est dans un film de l'échange et de la parole qui nous fait entrer de plain-pied dans des environnements familiaux complexes nécessitant un suivi dans le temps. Comment accomplir ses devoirs de parents ? Comment prendre ses responsabilités, tenir ses engagements ? Sans être juge lui-même, le spectateur assiste aux doutes du juge pour enfants, à sa recherche de solutions, parfois à sa satisfaction de voir les situations évoluer dans le bon sens.
Comment ça se fait qu'on me fait autant confiance alors que moi-même je fais tout l'inverse ?
(Une mère qui renoue peu à peu avec ses enfants, placés en famille d'accueil)
On voit à travers ces trois films si différents combien Bertrand de Solliers et Paule Muxel poursuivent une indispensable œuvre d'écoute et de patience qui cherche toujours à incarner son sujet dans le corps et la mémoire des personnes qu'ils rencontrent : ce sont les fameuses "Mémoires vécues". À cet égard, leur travail présente plus d'un point commun avec celui d'un autre Auvergnat, Raymond Depardon, auquel plusieurs films font écho : Histoires autour de la folie (1993) à San Clemente (1982) et 12 jours (2017) ; Les héritiers (2005) à Profils paysans (2001-2008) ; Terrain mineurs (2017) à Délits flagrants (1994).
Tous nos remerciements à Bertrand de Solliers et Paule Muxel qui ont généreusement accepté la diffusion de leurs films sur Gallica.
Pour aller plus loin
Billet Gallica Un couple de cinéastes à l'écoute des malades
Billet Gallica Un couple de cinéastes à la rencontre de Vichy et ses habitants
Les films de Bertrand de Solliers et Paule Muxel au catalogue général de la BnF
Le fonds d'archives BnF De Solliers, Bertrand et Muxel, Paule
Une fine ligne rouge, le site des réalisateurs
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