Un couple de cinéastes à l'écoute des malades
À l'occasion de l'édition "Prendre la parole" du Mois du film documentaire 2023, découvrez l'œuvre de Bertrand de Solliers et Paule Muxel, deux documentaristes qui abordent les grandes questions de société à hauteur d’hommes et de femmes. Dans ce premier billet, la psychiatrie et le sida.
Un couple au travail
Bertrand de Solliers et Paule Muxel se rencontrent en 1984, lors de repérages à Monaco et en Italie lors du dernier projet de Robert Bresson, une adaptation de Le Clézio non aboutie.
Après un ensemble de courts-métrages réalisés en duo pour le Musée du Louvre à la fin des années 80, ainsi que Qu’est-ce que tu fais là ?, court-métrage primé au Festival international du film d’art du Centre Georges Pompidou, ils fondent leur propre société de production, Julianto.
1993 est pour eux une année charnière. Ils achèvent cette année-là deux films fondateurs de leur travail, deux documentaires initiateurs d'un travail au long cours : Histoires autour de la folie et Sida, paroles de l’un à l’autre. Les deux projets bénéficient de la présence de la grande cheffe opératrice Agnès Godard (César de la meilleure photographie pour Beau Travail de Claire Denis en 2001).
De la psychiatrie institutionnelle aux urgences psychiatriques
Histoires autour de la folie croise les points de vue des témoins, patients et des soignants, de l’établissement hospitalier de Ville-Évrard. Pour les cinéastes :
Ce film ne prétend ni retracer une histoire de la psychiatrie, ni celle de l'hôpital de Ville-Évrard. Il est principalement construit autour de témoignages prenant en compte la relation humaine.
Ce film en deux parties, remarquable par son travail de mémoire autant que par l'émotion qui le parcourt, a rencontré un grand succès critique à sa sortie et a remporté de nombreux prix en festivals :
Prix Louis Marcorelles, Festival Cinéma du Réel & Mention Spéciale du Jury, Festival Cinéma du Réel Paris (France) 1993
1er Prix Traces de Vie, Clermont-Ferrand (France) 1993
Prix Spécial du Jury, Festival de Lorquin (France) 1993
1er Prix, Festival International du Film de Figueira da Foz (Portugal) 1993
Silver Hugo Awards, Social & Political Cat., Festival Int du Film de Chicago (USA) 1993
Histoires autour de la folie, partie 1 (1993, 104 min)
Cette première partie, davantage historique, s’ouvre sur une séquence-choc : les archives de l’hôpital, abandonnées aux quatre vents. Le choix de Ville-Évrard n'est pas anodin. Fondé en 1868, c'est l’un des plus anciens asiles-hôpitaux en santé mentale en France. Parmi ses anciens pensionnaires, il compta des célébrités telles qu'Antonin Artaud ou Camille Claudel (dont on découvre avec émotion le dossier d'admission). Mais quelle que soit la richesse de ce lieu chargé d'histoire, c'est bien la parole des patients et des soignants qui prime dans le film.
Histoires autour de la folie, partie 2 (1993, 104 min)
Plus contemporaine, cette partie multiplie également les lieux puisqu’elle met en jeu trois unités de soins : un service de Ville-Évrard ; les urgences à l'hôpital général de Montfermeil ; l'hôpital de jour de Bondy. D’emblée, une longue séquence de huit minutes avec un ancien patient de Ville-Évrard offre un témoignage frappant autant qu’elle pose la question de la prise en charge des malades. Hospitalisé de son plein gré puis mis à l'isolement, le témoin confie, lucide : "J'ai fini par devenir une bête".
Conscients qu'ils tiennent là un sujet d'ampleur et que les nombreux témoignages recueillis en 1993 n'ont pas encore livré tous leurs secrets, Paule Muxel et Bertrand de Solliers travaillent désormais à numériser les rushes du tournage afin d'en extraire de nouveaux matériaux. Ils tournent depuis juin en 2023 un nouveau volet, trente ans après le premier. Les archives d'Histoires autour de la folie (entretiens inédits, photographies, dossiers de presse...) font l'objet d'un instrument de recherche dans la base BnF Archives et manuscrits.
En 2020 - année du COVID - Bertrand de Solliers et Paule Muxel abordent à nouveau le sujet de la psychiatrie et réalisent Qu'est-ce que je fais là ?. Nous sommes dans un autre pays (la Belgique) et dans une autre forme de prise en charge (une unité de crise psychiatrique).
Qu’est-ce que je fais là ? (2020, 94 min)
Tourné dans une urgence qui est aussi celle des patients en crise et des soignants qui essaient de les soulager, le film dresse un constat inquiet de la prise en charge psychiatrique d'aujourd'hui. Cette inquiétude en fait un film très différent dans sa forme d'Histoires autour de la folie : les premières paroles mettent plus longtemps à arriver ; de nombreux patients restent hors-champ ; l'image baigne dans une dominante de couleurs froides. Pour autant, les séances d'écoutes filmées au sein de l'unité de soins, ainsi que le respect et l'empathie dont font preuve les réalisateurs, encore une fois en immersion totale, restent porteurs d'humanité.
Le sida, la maladie taboue
La même année qu’Histoires autour de la folie, Bertrand de Solliers et Paule Muxel tournent le premier volet d’une ambitieuse trilogie documentaire consacrée au sida. Le film, Sida, paroles de l’un à l’autre, donne pour la première fois la parole aux patients, certains proches du décès. Deux autres volets suivront en 1994 et 1995, recueillant cette fois les témoignages des soignants (Sida, une histoire qui n’a pas de fin) et des proches des malades (Sida, paroles de familles).
Sida, paroles de l’un à l’autre (1993, 67 min)
1er Prix du Documentaire & Prix de l’ACCT, Festival International d’Amiens, France, 1993
Prix « Clef Blanche », Festival de Lorquin, France, 1994
Certificate of Merit, Festival International du Film de Chicago, USA, 1994
Paule Muxel et Bertrand de Solliers optent pour une mise en scène sobre : une succession d’entretiens face caméra, dans leur propre appartement à Paris. Les personnes interrogées, des femmes et des hommes de différents milieux sociaux, replongent dans ce milieu des années 80 où elles ont contracté la maladie. Hors champ, les mêmes questions leur sont posées : « est-ce que tu avais imaginé avoir cette maladie ? », « qu'est-ce qui te fait le plus peur, dans cette maladie ? », etc. Posées, parfois souriantes, elles évoquent librement les traitements, l’absence de recul face à la maladie et, plus largement, la place des malades dans la société, questions qui seront de nouveau abordées par les soignants dans le volet suivant.
Sida, une histoire qui n’a pas de fin (1994, 95 min)
Prix spécial de Lorquin en 1995.
Sélection Forum au Festival du Film de Berlin en 1995.
Médecins, infirmiers et infirmières, personnels des services sociaux : tous font preuve de la plus grande humilité devant cette maladie nouvelle pour laquelle ils disent avoir appris « sur le terrain » et « en même temps que les malades ». S'ils confirment la culpabilisation et la stigmatisation des malades du sida à l'époque, y compris au sein du personnel médical, l'importance accordée à la relation avec les malades, et l'émotion avec laquelle ils témoignent, leur confère une vulnérabilité rare et poignante.
Sida, paroles de familles (1995, 104 min)
Dans ce dernier volet, les entretiens en tête à tête cèdent la place au collectif. Des photographies nous font pénétrer dans l'intimité familiale des proches de Maurice, Philippe, Jean-Luc, Sakina, Jean-Paul, tous décédés du sida. Parents, époux et épouses, enfants, frères et sœurs, neveux et nièces, cousins et cousines : chacun évoque son disparu mais raconte aussi son rapport à la maladie. Là encore, le sens de l'écoute, le respect de l'autre et la confiance gagnée par les deux réalisateurs font merveille dans cet impressionnant ensemble d'entretiens qui sont autant de points de vues et d'histoires vécues.
Le travail sur la durée entrepris par Bertrand de Solliers et Paule Muxel sur Histoires autour de la folie et la trilogie Sida a permis non seulement une profonde compréhension du lieu et des enjeux de santé mentale, mais aussi et avant tout une puissante relation de confiance tissée avec les personnes interrogées. Grâce à leur art du montage et de l'entremêlement des récits, les séquences d'entretiens prennent avec eux une intensité vibrante.
Tous nos remerciements à Bertrand de Solliers et Paule Muxel qui ont généreusement accepté la diffusion de leurs films sur Gallica ainsi qu'à Juliette Naviaux qui a partagé sa bibliographie.
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Une fine ligne rouge, le site des réalisateurs
Le site de la SERHEP - société d'études et de recherche historiques en psychiatrie de Ville-Evrard
Servant Anne-Marie, Manderscheid, Jean-Claude. Le sida, une question d'existence : outils pédagogiques pour la classe de français et de philosophie. Paris, Centre national de documentation pédagogique, 1993.
Berton Mireille, « Regard sur la folie : poétique et politique de la folie et du cinéma », Décadrages, 18 | 2011, p. 47-68.
Depardon Raymond, Dhote Alain, Lafargue Mady. « Entretien avec Raymond Depardon », Chimères. Revue des schizoanalyses, N°5-6, 1988. pp. 1-18.
Dupont Jocelyn (dir), Les écrans de la déraison, CinémAction n°59, Paris, Corlet Publications, 2016.
« La beauté et les humiliés », Esprit, 2018/1-2 (Janvier-Février), p. 228-234. DOI : 10.3917/espri.1801.0228.
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