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La bibliothèque idéale de Boullée

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13 septembre 2022

L’exposition La Bibliothèque nationale de France à Richelieu : histoire d’une Renaissance, présentée sur le site François Mitterrand de la BnF du 15 mars au 16 octobre 2022, donne à voir un immense dessin de l’architecte Etienne Louis Boullée : Vue de la nouvelle salle projetée pour l’agrandissement de la bibliothèque du roi. Entrons un moment dans cette « bibliothèque idéale ».

Étienne-Louis Boullée. Vue intérieure de la nouvelle salle projetée pour l'agrandissement de la bibliothèque du Roi. Dessin. BnF, département Estampes et photographie, RESERVE AG-134-BOITE FT 7

À partir du milieu du 18e siècle, la bibliothèque royale, devenue publique, fait face à un problème qu’elle ne cessera de rencontrer tout au long de son histoire : l’exiguïté. Au vu de l’accroissement des collections, elle est à l’étroit dans l’hôtel de Nevers du palais Mazarin rue de Richelieu, dont la distribution, conçue pour l’habitation, est mal commode pour une bibliothèque, malgré les nombreux aménagements qu’a fait réaliser l’abbé Bignon, bibliothécaire de Louis XV. L’agrandir est devenu impératif. Diverses solutions sont envisagées successivement, sur divers lieux parisiens.

Sollicité en 1785 par Jean Charles Pierre Lenoir, administrateur de la bibliothèque royale, Étienne Louis Boullée (1728-1799) s’empare du problème. Architecte des Lumières, acquis aux idées révolutionnaires, il met son art au service du progrès social. Ses conceptions audacieuses, son néoclassicisme progressiste marque une étape dans l’histoire de l’architecture. Son projet pour la bibliothèque royale s’inscrit dans une série de projets non réalisés, en raison de difficultés financières et des atermoiements politiques, notamment autour de la  Révolution. Jusqu’à ce que celui de Henri Labrouste soit finalement concrétisé dans les années 1860.
Boullée prend soin d’expliciter son projet dans son Mémoire sur les moyens de procurer à la Bibliothèque du Roi les avantages que ce monument exige, et réalise de nombreux plans et dessins à l’appui. Le plus connu est celui présenté actuellement dans l’exposition.

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Bien qu’il soit quasiment autonome dans la conception théorique de l’édifice, Boullée ne néglige pas les contraintes matérielles qui pèsent sur le projet : il s’agit de répondre aux nécessités fonctionnelles que requiert ce « monument », en termes de stockage des documents présents, d’accroissement des collections, et de circulation, tout en respectant un budget limité. Après avoir abandonné l’idée d’une construction nouvelle sur l’emplacement du couvent des Capucins, trop chère, puis celle de l’adaptation de salles du Louvre, inadaptées à la surveillance et au mouvement des collections, il propose de reprendre l’idée de conserver l’emplacement actuel. Réutiliser et d’adapter l’existant, à moindre coût est l’argument phare de son Mémoire, qu’il n’hésite pas à répéter.

Pour ajouter un espace de lecture et de l’espace de stockage de circulation aisée, il imagine de couvrir la cour d’honneur rectangulaire d’une voûte, créant ainsi un nouvel espace intérieur,

Étienne-Louis Boullée. Mémoire sur les moyens de procurer à la Bibliothèque du Roi les avantages que ce monument exige. BnF, département Arsenal, EST-534.

Cet espace accueillera l’accroissement des collections ; les manuscrits, estampes et médailles restant dans les salles existantes, jugées mal pratiques pour la circulation et la surveillance. Il devait atteindre 90 mètres de long, 28 mètres de large et 29 mètres de haut, et accueillir 4 niveaux de gradins pour les livres, « distribué[]s de manière à pouvoir se passer, de main en main, les livres » (p. 4 Mémoire), sans avoir recours à une échelle.

Pour décrire ce nouvel espace, l’architecte emploie des mots comme "basilique", "amphithéâtre", qui suggèrent la monumentalité du projet. C’est à dessein en effet que Boullée emploie le mot "Monument" dans le sous-titre et en ouverture de son Mémoire, plutôt que celui de bâtiment. Dans la 4e édition de son dictionnaire (1762), l’Académie définit le monument comme une « Marque publique pour transmettre à la postérité la mémoire de quelque personne illustre, ou de quelque action célèbre ». Alors que "bâtiment" est synonyme d’édifice ou de navire, le terme "monument" porte cette idée de grandeur, de préciosité, de majesté remarquable qui doit laisser une trace à la postérité. Une bibliothèque, « qui renferme toutes les connaissances acquises », et a fortiori une bibliothèque royale, est un monument qui se doit d’être exceptionnel, à l’image des palais.

 

Un temple du savoir

Dans l’Essai sur l’art, Boullée confie qu’il a été fortement impressionné par l’œuvre de Raphaël, L’École d’Athènes, fresque réalisée au palais du Vatican et dont il admire la composition.

Profondément frappé par la sublime conception de l’Ecole d’Athènes par Raphaël, j’ai cherché à la réaliser ; et c’est sans doute à cette idée que je dois mes succès si j’en ai obtenus

Il en reprend l’idée des voûtes, des caissons (présents sur la fresque) des colonnes, de la perspective, et des personnages vêtus à l’antique. Ceux-ci, dans son dessin, deviennent les allégories des grands penseurs de toutes les époques. En outre, afin de renforcer la solennité du lieu et la symbolique de temple du savoir, Boullée avait imaginé installer des statues de savants sur des piédestaux tout le long de la galerie, pour finalement abandonner l’idée, et épurer l’intérieur :

1ère variante de l'intérieur :

[Bibliothèque nationale] : [coupe sur la longueur] : [projet n° 9] : [planche n° 34] : [dessin]. BnF, département Estampes et photographie, RESERVE AG-109-PENDERIE

Variante conservée :

Coupe sur la longueur : [projet n° 9] : [planche n° 38] : [dessin]. BnF, département Estampes et photographie, RESERVE AG-112-PENDERIE

De même, pour la façade d’entrée, on connaît au moins deux projets de l’architecte :
- Projet aux statues (inclu dans le Mémoire) :

[Façade sur la rue Colbert] : [projet n° 9] : [dessin]. BnF, département Estampes et photographie, RESERVE BOITE FT 4-HA-56

- Projet aux atlantes supportant un globe, reprenant la symbolique antique et platonicienne du savoir. Datant de 1788, il est légèrement postérieur au Mémoire :

BnF, département Estampes et photographie, EST Ha 57, ft 4, Ekta Rc C 12433

(Une thèse a toutefois été soutenue en 2017 selon laquelle ce projet était prévu pour l’arrière de la bibliothèque, à l’opposé de l’entrée).

La proposition architecturale de Boullée est qualifiée par Jean-Philippe Garric de « très rare synthèse heureuse entre deux dimensions le plus souvent regardées comme inconciliables », à savoir les visions architecturales utopiques et le quotidien terre à terre des maîtres d’œuvre. En effet, si l’ensemble nous semble aujourd’hui une vue chimérique, par ses dimensions, et son imagerie antique, il témoigne en même temps, par certains points, d’une préoccupation plus pragmatique de ce que doit être une bibliothèque publique : outre l’économie financière que permet le projet, déjà évoquée, notons l’accès direct aux livres sans la médiation d’un bibliothécaire (on n’en voit d’ailleurs aucun, du moins qui se distinguerait des lecteurs) ; la disposition peu contrainte des livres, qu’on voit à l’horizontal, à la verticale, ou encore inclinés, évoquant le libre-accès actuel ; le volume de la collection permettant la variété des livres et donc un accès au savoir généralisé. La conception de la circulation est assez caractéristique de cette ambivalence : l’accès est mis sur la fluidité, elle aussi moderne, mais au point de laisser de côté certains aspects pratiques : on ne distingue aucun accès permettant de passer d’un niveau de « gradin » à un autre par exemple, et le manque de tables et d’assises est criant.

Alberto Manguel pointe donc avec justesse, dans La bibliothèque, la nuit : « Le projet ne dépassa jamais le stade du dessin, où n’étaient guère suggérées les possibilités d’isolement et de concentration. La magnifique bibliothèque de Boullée avait des allures de tunnel et ressemblait davantage à un passage qu’à un lieu d’accueil, elle semblait moins destinée à une lecture tranquille qu’à une consultation rapide ».

La conception "boulléenne" dans son contexte

Le projet de Boullée s’inscrit dans la tradition des bibliothèques-galeries. Les commentateurs de toutes époques ont usé d’un vocabulaire caractéristique pour désigner ces structures : tunnel, galerie, passage, vaisseau, nef… Le principe de bibliothèque-galerie est ancien, issu du modèle en forme de nef de grande hauteur de la Renaissance, lui-même peut-être inspiré des bibliothèques installées, pour des raisons de place, de salubrité et de luminosité, dans les galeries de cloître des monastères médiévaux.

Bibliothèque vaticane :

La Galerie Nouvelle de la Bibliothèque Vaticane a Rome avec les Corniches ornées des Vases Etrusiens. BnF, département Estampes et photographie, LI-72 (7)-FOL

Bibliothèque de l'Escurial :

Bibliothèque Sainte Geneviève :

Les anciennes bibliothèques de Paris : églises, monastères, colléges. Tome 1. BnF, département Manuscrits, FOL-IMPR-324 (1)

Ce modèle se perpétue encore à l’époque de Boullée. Ses grands principes, à savoir haute galerie, rayonnages de livres le long des murs, éclairage zénithal, se rencontre encore jusqu’au milieu du XIXe siècle. La notion d’apparat y est très présente, la bibliothèque peut s’apparenter à un musée, lieu de sociabilité, où l’on vient se promener, discuter.

Cependant, après la Révolution, l’afflux dans les bibliothèques parisiennes de livres issus des confiscations, ainsi que l’évolution des pratiques de lecture amène les architectes à devoir se renouveler. Laborde l’affirme dans De l’organisation des bibliothèques dans Paris, huitième lettre : Étude sur la construction des bibliothèques : « Le peu de développement pris jusqu’alors par les collections, et le petit nombre des volumes permirent longtemps encore de laisser les bibliothèques dans leur berceau ou d’utiliser d’anciens édifices au lieu d’en construire de nouveaux ». S’il reconnaît à Boullée l’originalité et la majesté de son projet, il en montre aussi les limites. Les galeries, plus ou moins grandes, qui pouvaient n’être qu’une pièce d’un palais, qu’on consacrait aux livres, ne sont plus adaptées : « Que penser des architectes qui, aujourd’hui comme alors, sont encore dans la même voie comme si rien n’avait marché [changé] autour d’eux ? Oublient-ils donc qu’il ne s’agit plus de placer et de surveiller deux ou trois cent mille volumes, mais bien deux ou trois millions, et que la qualité la plus précieuse des arts, de l’architecture par excellence, est de se transformer selon les temps, et de développer de nouvelles ressources selon les exigences nouvelles » (p. 7) Il préconise autant que possible la construction de nouveaux bâtiments, et sinon, de faire preuve d’imagination pour adapter les anciens bâtiments aux besoins bibliothéconomiques et en anticipant l’accroissement. L’une des dernières propositions de galerie sera faite par Hector Horeau, connu pour ses projets ambitieux (voire démesurés) et novateurs, qui exagérera le projet de Boullée en augmentant considérablement ses dimensions déjà gigantesques.

Atelier Nadar. Horeau, architecte : [photographie, tirage de démonstration], 1900.
Département Estampes et photographie, FT 4-NA-235 (2)

Si le projet de Boullée n’a jamais été réalisé, il a cependant inspiré Labrouste sur certains points. Il proposera lui aussi de couvrir la cour (partiellement toutefois, abandonnant l’idée de longue galerie), un éclairage zénithal (qu’il ramène également de sa visite de la bibliothèque du British Museum) et l’aspect de « temple ».

Mais la modernité est en marche. Concernant le stockage des collections, Boullée prévoit que sa « basilique » accueillera sur les gradins « non seulement toutes nos richesses littéraires mais encore celles que nous avons lieu d’attendre des temps à venir ». (Mémoire, p. 3). Seules les collections les plus fragiles et les moins consultés resteraient entreposées dans les salles existantes : « tous les bâtiments actuels, sans changement quelconque, serviront aux différents dépôts des manuscrits, des estampes, des médailles ». (Mémoire, p.4). Or, le rapport Mérimé de 1858, qui élabore un programme de modifications à apporter à l’institution et que Labrouste va s’efforcer de mettre en œuvre, va vers une conception nouvelle de la bibliothèque : dans un souci tant de protection des collections que d’adaptation aux divers besoins de lecture, il préconise la création des deux salles de lecture. L’une sera dédiée au « grand public », avec un choix de livres « d’usage commun » (p. 12), mais qui ne sont plus en libre-accès, entreposés dans des galeries où n’a accès que le personnel.

La seconde salle sera « accessible seulement aux personnes qui justifient d’un travail sérieux », et qui auront accès au « fonds principal » de la bibliothèque, ainsi qu’aux collections conservées en magasins : en effet, la bibliothèque de Labrouste séparera les espaces de conservation (le magasin central pour les imprimés), de consultation et de service.

On voit là l’utopie de savoir librement accessible à tous, chère à Boullée, quelque peu malmenée par les contingences matérielles et les particularités de la bibliothèque impériale. Mais elle trouvera une postérité à plus long terme : un seul (ou presque) espace pour la lecture, le stockage, la déambulation, la discussion : ce n’est pas sans rappeler les conceptions actuelles de la lecture publique, fondées sur les valeurs de décloisonnement et de sociabilité.

Pour aller plus loin

- La Bibliothèque nationale de France à Richelieu : histoire d’une Renaissance, présentée sur le site François Mitterrand de la BnF du 15 mars au 16 octobre 2022, Paris.
- Le projet de Boullée sur le site Passerelles.
- Garric, Jean-Philippe. « La bibliothèque absolue d’Etienne-Louis Boullée ». Dans Conraux, Aurélien ; Haquin,  Anne-Sophie ; Mengin, Christine (dir.). Richelieu : quatre siècles d'histoire architecturale au cœur de Paris. Paris : Bibliothèque nationale de France : Institut national d'histoire de l'art, 2017, p. 62-65.
- Levine, Neil. « La bibliothèque publique à l’aube de la bibliothéconomie » Dans : Labrouste, 1801-1875, architecte. Paris : Cité de l'architecture et du patrimoine ; [New-York] : the Museum of modern art [etc.], 2012, p. 165-179.
- "Projet L-E Boullée (1785)", dans la Sélection Quadrilatère Richelieu, 1750-1853.
- Billets du blog Gallica, par Marie Galvez : Les coulisses de la construction de la salle Labrouste sous le Second Empire et "Porter la lumière dans cette noire caverne" : le Rapport Mérimée
- Exposition virtuelle Etienne-Louis Boullée

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