Faust et Hélène (1913) de Lili Boulanger : un triomphe au féminin
C’est avec fulgurance que Lili Boulanger a traversé le monde musical du début du XXe siècle. Compositrice précoce, la première femme lauréate du Prix de Rome s’éteint en 1918 à l’âge de 24 ans, laissant derrière elle œuvres et souvenirs dont Nadia Boulanger, sa sœur aînée, n’aura de cesse d’entretenir la postérité. Ce billet vous propose une incursion dans la cantate Faust et Hélène grâce à laquelle la jeune Lili accéda aux honneurs du Panthéon musical jusque-là refusés aux compositrices.
Quelques points de contexte : le Prix de Rome, une affaire d’hommes ?
Chez les Boulanger, un contexte familial favorable
Hélène et Faust
Le département de la Musique conserve plusieurs états de la cantate. Le MS-3842 est une partition d’orchestre au crayon. Signé à la dernière page, il nous apprend que Lili occupait la loge 19 du Château de Compiègne, lieu où les candidats se retiraient pour composer leurs œuvres.
Lili à la manœuvre : quelques exemples de choix artistiques
La jeune artiste use de talent dans la construction du cadre dramatique : un célesta délicat évoque la forêt illuminée par la lune et peuplée de sylphes. L’irruption des cuivres annonce l’arrivée belliqueuse des fantômes troyens. La cantate laisse apparaître certaines inspirations wagnériennes que la presse musicale ne manquera pas de souligner. Ainsi, le leitmotiv des premières mesures ponctue l’œuvre en évoquant l’imminente damnation de Faust. Les invocations magiques tracées par Méphistophélès peuvent quant à elles rappeler L’apprenti sorcier de Paul Dukas (1897). Des échos à d’autres œuvres, comme Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (1902), achèvent, selon Carole Bertho-Woolliams, de positionner Lili dans un système de codes et références culturelles partagés avec le jury.
Une des originalités de la cantate est le traitement du personnage d’Hélène. Son exploration du registre grave peut faire écho aux succès de certains rôles pour mezzo – par exemple Carmen (Georges Bizet, 1875) – et autorise un jeu sur les tessitures. Partant de ce postulat, Briony Cox-Williams propose une lecture genrée du duo d’amour entre Faust et Hélène en analysant sur le mode de la contrainte et de la dépossession les traits graves de cette partie chantée. Alors que la ligne de Faust surpasse parfois dans les aigus celle d’Hélène, la tonalité instable et les intervalles caractérisant ce rôle féminin peuvent aussi faire allusion aux sentiments ambigus d’Hélène, d’abord horrifiée par l’amour de Faust avant de succomber. La question de la représentation féminine est alors loin d’être anodine dans un contexte où la plupart des livrets du concours présentaient alternativement une image de la femme-objet ou de la femme tentatrice.
Hélène, incarnation de « toute la femme » d'après le texte d'Eugène Adénis. BnF, département de la Musique, cote MS-3842, f. 26
Le Premier grand prix et le Deuxième Premier grand prix : Lili et Claude
Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret (1852-1929), Portrait de Lili Boulanger tracé pendant l'exécution de Faust et Hélène, 5 juillet 1913. (Philharmonie de Paris-Musée de la Musique, E.981.3.8.219. Photogr. Claude Germain)
Pour la postérité
Une première édition chant-piano voit le jour du vivant de Lili, en 1913. Une copie de la main de Nadia (MS-19447) porte des indications pour la gravure de cette édition.
Après un séjour partiel à la Villa Médicis, interrompu par la Première Guerre mondiale, Lili Boulanger meurt en 1918, probablement des suites de la maladie de Crohn. Nadia, qui a abandonné la composition et se consacrera entièrement à la pédagogie, prend en charge la fortune éditoriale des œuvres de sa sœur. Cette implication et une certaine similarité des graphies compliquent parfois les identifications des mains intervenues sur les manuscrits. La partition d’orchestre de la cantate est éditée en 1920. Un autre manuscrit conservé au département de la Musique, le MS-19446, est identifié comme un autographe de Lili et comporte des corrections et indications à l’encre que l’on retrouve intégrées dans cette édition posthume.
Dans les années 1960-1970, Nadia poursuit une activité de promotion en faveur de sa sœur, laquelle résulte en une nouvelle édition de ses œuvres et une exposition à la Bibliothèque nationale. 110 ans après sa création, c’est encore avec une certaine émotion que l’on consulte les différents manuscrits de la cantate, véritable jalon de l’histoire de la musique et de l’histoire des femmes. Ceux-ci ont été numérisés au sein d’un corpus Gallica dédié à la compositrice. Le fonds d’archives Nadia Boulanger légué en 1980 offre également aux historiens des matériaux inédits pour pénétrer dans les coulisses des œuvres des deux sœurs.
Voir aussi
- Etienne, Valère, Hommage à Lili Boulanger, blog de Gallica (19 avril 2023)
Pour aller plus loin
- Bertho-Woolliams, Carole : « Faust et Hélène de Lili Boulanger (1913) », dans Le concours du prix de Rome de musique (1803–1968), dir. Julia Lu et Alexandre Dratwicki, Lyon: Symétrie, 2011.
- Conservatoire de Lyon-Médiathèque Nadia Boulanger, présentation du fonds Nadia Boulanger. En ligne.
- Cox-Williams, Briony, « Helen’s silences : The gendering of voice pitch and narrative structure in Lili Boulanger’s Faust et Hélène », dans Publications of the English Goethe Society 83, no 2 (2014), p. 113‑24. En ligne.
- Fauser, Annegret, « La Guerre en Dentelles: Women and the Prix de Rome in French Cultural Politics», dans Journal of the American Musicological Society, vol. 51, no.1 (1998), p. 83-129. En ligne.
- Laederich , Alexandra (dir.), « Nadia Boulanger et Lili Boulanger : Témoignages et études », Lyon : Symétrie, 2007. En ligne (BnF, Gallica intra muros).
- Launay, Florence, « Chapitre 12. “Femmes compositeurs”, “compositeurs femmes”, “compositeurs féminins” : Les compositrices de musique vues par les musicographes dans la presse française du xixe siècle », dans La musique a-t-elle un genre ?, dir. Alban Ramaut et Mélanie Traversier, Paris: Éditions de la Sorbonne, 2022, p. 151‑62. En ligne.
- Radio France, « Le fabuleux destin des sœurs Boulanger », podcast en 7 épisodes. En ligne.
- Robert, Alexandre, « Chapitre 8. Trouble dans la critique musicale : La réception de Faust et Hélène de Lili Boulanger en 1913 », dans La musique a-t-elle un genre ?, dir. Alban Ramaut et Mélanie Traversier, Paris : Éditions de la Sorbonne, 2022, p. 151‑62. En ligne.
- Spycket, Jérôme, À la recherche de Lili Boulanger : essai biographique, Paris : Fayard, 2004.
- Vallet-Collot, Catherine « Faust et Hélène » dans Trésors de la musique classique : partitions manuscrites, XVIIe-XXIe siècle, Paris : BNF éditions, 2018, p. 198-203.
- Présentation de la 3e Saison musicale européenne (septembre 2023 - juillet 2024), partenariat entre la BnF et Radio France
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