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Faust et Hélène (1913) de Lili Boulanger : un triomphe au féminin

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12 octobre 2023

C’est avec fulgurance que Lili Boulanger a traversé le monde musical du début du XXe siècle. Compositrice précoce, la première femme lauréate du Prix de Rome s’éteint en 1918 à l’âge de 24 ans, laissant derrière elle œuvres et souvenirs dont Nadia Boulanger, sa sœur aînée, n’aura de cesse d’entretenir la postérité. Ce billet vous propose une incursion dans la cantate Faust et Hélène grâce à laquelle la jeune Lili accéda aux honneurs du Panthéon musical jusque-là refusés aux compositrices.

Lili Boulanger, "Faust et Hélène", manuscrit autographe, 1913. BnF, département de la Musique, cote MS-19466

Quelques points de contexte : le Prix de Rome, une affaire d’hommes ?

Le Prix de Rome est le nom d’un  concours extrêmement réputé dont les origines remontent aux Académies d’Ancien Régime. Véritable parcours initiatique des aspirants artistes, il ouvre aux récipiendaires des Premiers grands prix de chaque discipline (peinture, sculpture, architecture, gravure, musique) les portes de la Villa Médicis. Au terme de leur séjour romain, les lauréats partent à l’assaut du succès, auréolés de prestige et de la reconnaissance de leurs pairs. Toutefois, ce concours ne se bornait pas à la seule évaluation artistique des candidats : il mettait en jeu certaines cabales et luttes de pouvoir entre les membres qui en composaient le jury. L’organisation du Prix de Rome, originellement réservé aux hommes, est marquée en 1903 par un véritable coup de théâtre : sans même en référer à l’Académie des Beaux-Arts – pour partie opposée à cette évolution  –  l’État ouvre aux femmes la possibilité de concourir. La première femme récipiendaire d’un Premier grand prix sera la sculptrice Lucienne Heuvelmans en 1911.
 

La Villa Médicis à Rome, photogr. agence Meurisse, 1912. BnF, département des Estampes, cote EI-13 (2487)

Pour ce qui regarde le concours musical, à l’issue d’un  premier tour, l’épreuve reine consiste en la composition d’une cantate (pièce chantée) avec accompagnement d’orchestre sur un livret imposé. Le « Deuxième Second grand prix » fit longtemps office de plafond de verre pour les femmes qui aspiraient au concours.  La première compositrice à s’y heurter fut Hélène Fleury en 1904, avant Nadia Boulanger en 1908. A cette époque, la carrière des femmes en musique est encore ralentie par un certain nombre de blocages institutionnels. Bien que le Conservatoire ait été ouvert aux femmes dès 1795, les femmes n’y sont admises en classe de composition qu’à partir des années 1850. La prégnance de certains cadors misogynes, la crainte du  « péril rose » féministe, ainsi que les stéréotypes confinant les femmes dans une pratique dilettante de la musique font partie des obstacles se dressant sur leur route.
 

Chez les Boulanger, un contexte familial favorable

Ernest Boulanger, père de Nadia et de Lili, avait lui-même été décoré du Premier grand prix en 1835. Nadia Boulanger tentera plusieurs fois sa chance : après un premier essai en 1906, elle parvient au second tour en 1907 sans rien remporter. En 1908, bien qu’ayant pris la liberté d’infléchir une règle du concours en composant une fugue instrumentale et non vocale (MS-3896) – au grand dam du célèbre compositeur Camille Saint-Saëns – elle reçoit le Deuxième Second grand prix pour sa cantate La Sirène (MS-3898). Ses tentatives ultérieures ne lui vaudront que déception. C’est manifestement en réponse à l’expérience mitigée de sa sœur que Lili conçoit  le projet de devenir compositrice. Sa santé très fragile implique majoritairement une formation à domicile et l’empêche de participer aux traditionnels prix du Conservatoire de Paris. Après une première tentative sans succès, Lili est retenue pour le second tour du concours 1913. 
 

Hélène et Faust

Le livret pour la cantate est un texte d’Eugène Adénis d’après la légende de Faust. Le personnage du savant vendant son âme au démon Méphistophélès pour obtenir science et amour a alors déjà  inspiré de nombreux artistes. Dans cette version, Faust a oublié sa chère Marguerite et se languit d’Hélène, dont les charmes causèrent la Guerre de Troie. Faust conjure un Méphistophélès relativement timoré de rappeler Hélène d’entre les morts mais les retrouvailles des amants n’est que de courte durée : le fantôme de Pâris surgit pour ravir Hélène et la ramener aux royaumes des ombres. Cette intrigue permet aux candidats d’explorer en une trentaine de minutes une déclinaison de caractères et de scènes variées : l’exposition mystérieuse d’une conjuration magique, un duo d’amour hésitant puis franchement charnel, l’émergence sournoise du danger, le chaos final et la débâcle des deux protagonistes masculins. Il est possible d’en écouter un enregistrement via les ressources électroniques de la BnF (base Naxos accessible sur place et à distance avec une carte BnF Lecture-Culture ou Recherche).

Le département de la Musique conserve plusieurs états de la cantate. Le MS-3842 est une partition d’orchestre au crayon. Signé à la dernière page, il nous apprend que Lili occupait la loge 19 du Château de Compiègne, lieu où les candidats se retiraient pour composer leurs œuvres.

 

Lili à la manœuvre : quelques exemples de choix artistiques

La jeune artiste use de talent dans la construction du cadre dramatique : un célesta délicat évoque la forêt illuminée par la lune et peuplée de sylphes. L’irruption des cuivres annonce l’arrivée belliqueuse des fantômes troyens. La cantate laisse apparaître certaines inspirations wagnériennes que la presse musicale ne manquera pas de souligner. Ainsi, le leitmotiv des premières mesures ponctue l’œuvre en évoquant l’imminente damnation de Faust. Les invocations magiques tracées par Méphistophélès peuvent quant à elles rappeler L’apprenti sorcier de Paul Dukas (1897). Des échos à d’autres œuvres, comme Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (1902), achèvent, selon Carole Bertho-Woolliams, de positionner Lili dans un système de codes et références culturelles partagés avec le jury.

Une des originalités de la cantate est le traitement du personnage d’Hélène. Son exploration du registre grave peut faire écho aux succès de certains rôles pour mezzo – par exemple  Carmen (Georges Bizet, 1875) –  et autorise un jeu sur les tessitures. Partant de ce postulat, Briony Cox-Williams  propose une lecture genrée du duo d’amour entre Faust et Hélène en analysant sur le mode de la contrainte et de la dépossession les traits graves de cette partie chantée. Alors que la ligne de Faust surpasse parfois dans les aigus celle d’Hélène, la tonalité instable et les intervalles caractérisant ce rôle féminin peuvent aussi faire allusion aux sentiments ambigus d’Hélène, d’abord horrifiée par l’amour de Faust avant de succomber. La question de la représentation féminine est alors loin d’être anodine dans un contexte où la plupart des livrets du concours présentaient alternativement une image de la femme-objet ou de la femme tentatrice.

Le Premier grand prix et le Deuxième Premier grand prix : Lili et Claude 

La cantate est présentée le 5 juillet 1913. Les interprètes, Claire Croiza, David Devriès et Henri Albers sont accompagnés au piano par Nadia Boulanger. La cantate de Lili l’emporte de manière écrasante avec 31 votes. La dotation du concours 1912 n’ayant pas été attribuée, Claude Delvincourt, dont il s’agissait du 5e essai, reçoit quant à lui le Deuxième Premier grand prix. La cantate est ensuite donnée en version orchestrale  le 8 novembre 1913 sous la coupole de l’Institut par l’orchestre du Conservatoire, puis le 16 novembre au Théâtre du Châtelet par les concerts Colonne. Les articles de presse relatifs à la victoire de Lili analysent quasi systématiquement cet évènement révolutionnaire au prisme de sa féminité, parfois en des termes contradictoires. Ce triomphe est présenté comme particulièrement remarquable, soit que l’artiste ait réussi à porter à leur paroxysme la délicatesse et l’élégance soi-disant propres à son sexe, soit qu’elle ait précisément réussi à s’abstraire de la mièvrerie supposée caractéristique des compositrices. Selon un article paru dans Le Petit Parisien (6 juillet 1913) , les cantates de Lili Boulanger et de Claude Delvincourt se distinguent donc par des qualités différentes : inspiration charmante, fraîcheur, expression sentimentale, sens ferme de la déclamation, grande distinction de l’écriture pour l’une ; effet dramatique, chaleur, mouvement, excellente déclamation et écriture très ferme pour l’autre.

  

Selon les historiens, l’attitude de Lili pendant le concours a probablement contribué à sa réussite. Contrairement à Nadia, dont la liberté vis-à-vis des règles du concours avait paru rebelle,  Lili adopte une attitude modeste. Offrant davantage l’image d’une « femme fragile » encore enfant que celle d’une suffragette, elle ne dirige pas ses interprètes pendant l’exécution et garde les yeux baissés.

 


Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret (1852-1929), Portrait de Lili Boulanger tracé pendant l'exécution de Faust et Hélène,  5 juillet 1913. (Philharmonie de Paris-Musée de la Musique,  E.981.3.8.219. Photogr. Claude Germain)

Pour la postérité

Une première édition chant-piano voit le jour du vivant de Lili, en 1913. Une copie de la main de Nadia (MS-19447)  porte des indications pour la gravure de cette édition.
 

 Lili Boulanger, Faust et Hélène, manuscrit piano-chant, de la main de Nadia Boulanger, 1913-1920. BnF, département de la Musique, cote MS-19447

 

Après un séjour partiel à la Villa Médicis, interrompu par la Première Guerre mondiale, Lili Boulanger meurt en 1918, probablement des suites de la maladie de Crohn. Nadia, qui a abandonné la composition et se consacrera entièrement à la pédagogie, prend en charge la fortune éditoriale des œuvres de sa sœur. Cette implication et une certaine similarité des graphies compliquent parfois les identifications des mains intervenues sur les manuscrits. La partition d’orchestre de la cantate est éditée en 1920. Un autre manuscrit conservé au département de la Musique, le MS-19446, est identifié comme un autographe de Lili et comporte des corrections et indications à l’encre que l’on retrouve intégrées dans cette édition posthume.

Dans les années 1960-1970, Nadia poursuit une activité de promotion en faveur de sa sœur, laquelle résulte en une nouvelle édition de ses œuvres  et une exposition à la Bibliothèque nationale. 110 ans après sa création, c’est encore avec une certaine émotion que l’on consulte les différents manuscrits de la cantate, véritable jalon de l’histoire de la musique et de l’histoire des femmes. Ceux-ci ont été numérisés au sein d’un corpus Gallica dédié à la compositrice. Le fonds d’archives Nadia Boulanger légué en 1980 offre également aux historiens des matériaux inédits pour pénétrer dans les coulisses des œuvres des deux sœurs.
 

Voir aussi

 

Pour aller plus loin

  • Bertho-Woolliams, Carole : « Faust et Hélène de Lili Boulanger (1913) », dans Le concours du prix de Rome de musique (1803–1968), dir. Julia Lu et Alexandre Dratwicki, Lyon: Symétrie, 2011.
  • Conservatoire de Lyon-Médiathèque Nadia Boulanger, présentation du fonds Nadia Boulanger. En ligne.
  • Cox-Williams, Briony, « Helen’s silences : The gendering of voice pitch and narrative structure in Lili Boulanger’s Faust et Hélène », dans Publications of the English Goethe Society 83, no 2 (2014), p. 113‑24. En ligne.
  • Fauser, Annegret, « La Guerre en Dentelles: Women and the Prix de Rome in French Cultural Politics», dans  Journal of the American Musicological Society, vol. 51, no.1 (1998), p. 83-129. En ligne.
  • Laederich , Alexandra (dir.), « Nadia Boulanger et Lili Boulanger : Témoignages et études », Lyon : Symétrie, 2007. En ligne (BnF, Gallica intra muros).
  • Launay, Florence, « Chapitre 12. “Femmes compositeurs”, “compositeurs femmes”, “compositeurs féminins” : Les compositrices de musique vues par les musicographes dans la presse française du xixe siècle », dans La musique a-t-elle un genre ?, dir. Alban Ramaut et Mélanie Traversier,  Paris: Éditions de la Sorbonne, 2022, p. 151‑62. En ligne.
  • Radio France, « Le fabuleux destin des sœurs Boulanger », podcast en 7 épisodes. En ligne.
  • Robert, Alexandre, « Chapitre 8. Trouble dans la critique musicale : La réception de Faust et Hélène de Lili Boulanger en 1913 », dans La musique a-t-elle un genre ?, dir. Alban Ramaut et Mélanie Traversier,  Paris : Éditions de la Sorbonne, 2022, p. 151‑62. En ligne.
  • Spycket, Jérôme,  À la recherche de Lili Boulanger : essai biographique,  Paris : Fayard, 2004.
  • Vallet-Collot, Catherine « Faust et Hélène » dans Trésors de la musique classique : partitions manuscrites, XVIIe-XXIe siècle, Paris : BNF éditions, 2018, p. 198-203.

 

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