Le chat d'Hiroshige à sa fenêtre
On est tenté de voir dans cette estampe, emblématique de la série des Cent vues d’Edo d’Hiroshige, un simple hommage à un chat assis sur le rebord d’une fenêtre. L’artiste cache en réalité dans sa composition d’autres sujets : la fête populaire du coq (tori no ichi) et une représentation discrète de la vie des courtisanes. Grâce au dispositif "A la loupe", Gallica vous propose une exploration de cette oeuvre, pour découvrir ce qu'il regarde... et ce qu'il ne regarde pas !
Ce chat qui regarde tranquillement par la fenêtre occupe le centre de l’estampe d’Hiroshige intitulée « Les Rizières d’Asakusa au moment de la fête du coq ». Elle fait partie de la célèbre suite des Cent vues d’Edo, actuelle Tokyo, réalisée entre 1856 et 1858. Hiroshige, particulièrement réputé pour ses paysages poétiques et ses cadrages insolites, exprime ici tout son talent dans le style des meisho-e, c’est-à-dire « peintures de vues célèbres », qui étaient des thèmes très appréciés de l’ukiyo-e, gravures sur bois populaires de la période Edo (1603-1868). Ses autres séries les plus connues, notamment celles qu’il a réalisées pour décrire les relais des routes du Tōkaidō et du Kisokaidō, appartiennent aussi à ce genre. Il délaisse le format horizontal, adopté depuis les origines par les peintres puis par les artistes d’ukiyo-e comme Hokusai, et lui préfère un format vertical qui suscite des compositions plus inventives.
L’idée de réaliser des vues de la ville d’Edo lui vient de son éditeur, Uoya Eikichi, qui veut montrer comment la ville s’est reconstruite après le terrible tremblement de terre de 1855. Hiroshige sélectionne des lieux célèbres ou plus confidentiels, à mi-chemin entre le guide touristique et la documentation des fêtes qui rythment la vie quotidienne des habitants. Il meurt lors d’une épidémie de choléra en 1858, laissant sa suite inachevée. Elle est continuée par son élève, Utagawa Hiroshige II, qui porte le nombre total d’estampes à 119.
La ville d’Edo, la « capitale de l’est », est en plein développement au milieu du XIXe siècle. Malgré une population qui dépasse le million, la ville est alors très disparate ; elle alterne quartiers très urbanisés, jardins et terres agricoles. Les rizières d’Asakusa représentées dans cette estampe bordent ainsi le nouveau Yoshiwara (littéralement la plaine des roseaux), le quartier des plaisirs qui fut la source d’inspiration de nombreux artistes d’ukiyo-e comme Utamaro. Le chat se trouve sans doute dans une des « maisons vertes », où ont lieu les rencontres entre les courtisanes et leurs clients. On devine derrière le paravent un coffret d’épingles à cheveux et un ontokogami sans doute laissés par un client qui vient de quitter les lieux.
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Dehors, le paysage caché dans l’ombre est dominé par la silhouette très reconnaissable du mont Fuji, mis en valeur par des dégradés (bokashi) rouges et bleus. On peut distinguer au loin l’objet de l’attention du félin : une procession vers le temple de Chokokuji dans le quartier d’Asakusa à l’occasion de la fête du coq (tori no matsuri). Dans le calendrier du Zodiaque chinois, on célèbre le premier jour du coq (tori no ichi) de la nouvelle année car il est de bon augure. La fête naît à l’époque Edo (1603-1868) et se tient exclusivement dans la région de Tokyo. Le temple de Chokokuji dans le quartier d’Asakusa, où se trouve également un important marché de volailles, est l’épicentre des festivités. Pour l’occasion, le temple distribue des porte-bonheur et bénit les râteaux de bambou apportés par les entreprises pour assurer leur réussite. Plus ce râteau est grand, plus les affaires seront prospères ; certains n’hésitent donc pas à fabriquer des outils de plusieurs mètres de haut.
Au-delà du chat qui accapare d’abord l’attention du spectateur, l’estampe fait dialoguer plusieurs sujets grâce au jeu des différents plans : d’une part l’atmosphère feutrée des « maisons vertes » et le caractère sulfureux du commerce des courtisanes, pudiquement caché par le paravent, et de l’autre les festivités du jour du coq. Le chat se tient entre les deux événements et semble établir autour de lui une atmosphère sereine, reflétée par le paysage et les dégradés du ciel.
Le chat d’Hiroshige nous invite à nous glisser dans la vie quotidienne à Edo, comme le fera bien plus tard celui de Natsume Sōseki dans son célèbre roman Je suis un chat.
Voir aussi
A vol d'oiseau sur le Tokaido avec Hokusai , billet du blog
Entre diabolisation et vénération, l'histoire des chats vue par Gallica , billet du blog
Les autres billets "A la loupe"
Pour aller plus loin
L'article "Beautés féminines et vie quotidienne dans l'ukiyo-e" de BnF Essentiels
Estampes japonaises : estampes d'un monde éphémère, sous la direction de Gisèle Lambert et Jocelyn Bouquillard, BnF Editions, 2018
Je suis un chat, Natsume Sōseki, traduit du japonais par Jean Chollet, Connaissance de l'Orient, Gallimard, 1986.
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