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Harriet Martineau, conteuse de l’économie

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21 avril 2021

Écrivaine, journaliste, philosophe, Harriet Martineau vulgarise aussi les concepts clés de l’économie classique en les mettant en scène dans de courts récits de fiction, Illustrations of political economy - ou Contes sur l’économie politique en français - qui paraissent à Londres de 1832 à 1834. Suite à la mise en ligne récente des Essentiels de l’économie sur Gallica, nous vous proposons de découvrir la vie et l’œuvre d’une des premières femmes à avoir écrit sur la discipline.

Contes choisis sur l’économie politique, 1881

La courte biographie rédigée par l’économiste belge Gustave de Molinari pour  l’édition française des Contes choisis sur l’économie politique, ainsi que l’article qui lui est consacré dans le Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin et Guillaumin (1852-1853) permettent de comprendre le contexte de l’écriture de ces contes.

Une enfance déterminante

Harriet Martineau naît en 1802 au moment où la révolution industrielle commence à transformer l’Angleterre. Son père possède une manufacture de tissu et son grand-père maternel s’est enrichi dans la meunerie. Sa famille fait partie de l’Église unitarienne, une confession qui rejette certains dogmes comme la Trinité au nom de la rationalité. Harriet comme ses deux sœurs reçoit une éducation équivalente à celle de ses  frères mais l’entrée à l’université lui est interdite.

 Autre élément déterminant, Harriet est victime dès l’âge de douze ans d’une surdité dégénérative. Elle accepte avec stoïcisme ce handicap qui l’isole et consacre désormais son temps à la lecture et à l’étude. Elle s’intéresse aux débats d’actualité et lit Malthus. Elle a 21 ans lorsqu’elle commence à proposer anonymement des articles à la revue des unitariens dont un texte sur les ouvriers briseurs de machines de Manchester (les célèbres luddites).
 

Sur les traces de Jane Marcet

En 1825, un krach boursier ruine l’affaire de son père. Il ne s’en remet pas et meurt en 1828. La même année, Harriet Martineau découvre L’économie politique en vingt-deux conversations de Jane Marcet. Alors que son père vient de mourir et que sa famille est ruinée, lui vient l’idée d’écrire des contes sur l’économie politique. Elle écrira dans son autobiographie que ces épreuves et la faillite qui s’en est suivie ont été une chance pour elle en l’obligeant à gagner sa vie par l’écriture.

L’économie en ce début de siècle est une science récente. Les grands auteurs de l’économie classique, Ricardo, Bentham, Malthus sont ses contemporains et leur lecture est réservée à une élite masculine. Elle doit affronter ainsi un double défi, celui de se faire accepter comme femme écrivant sur l’économie et celui de convaincre que la ménagère peut être initiée aux concepts d’une science considérée comme particulièrement difficile d’accès.

La Presse, 23/06/1838

La Presse, 23/06/1838

Sur recommandation et moyennant une souscription, elle parvient à se faire éditer chez Charles Fox en 1832. Contrairement à toute attente, les 1 500 exemplaires du premier tirage sont vite épuisés.

La Presse, 26/06/1838

La Presse, 23/06/1938

La publication s’échelonne ainsi en une série de 25 volumes, jusqu’en 1834. Signe de leur succès, une sélection de contes est traduite et publiée en français dès 1833.
La presse française, au-delà des remarques sexistes – « on se demande ce qu’il reste de la femme dans ce froid et sec économiste » – accueille favorablement ces premiers volumes des Contes sur l’économie, que ce soit Le Figaro, La Presse ou même Le Charivari.
 Le succès ne se fait pas attendre comme le montre cette publicité parue dans La Presse le 31 janvier 1840.

La Presse, 31/01/1840

La Presse, 31/01/1840

Comment fonctionnent les contes ?

Si l’on prend le premier conte de la série, « La colonie isolée », deux pages liminaires présentent les concepts illustrés par le récit : l’origine de la richesse doit être cherchée dans le travail productif qui agit sur les ressources naturelles ; le travail peut être économisé soit en le divisant, soit par l’expérience et l’implication des travailleurs, soit par les machines qui libèrent de certaines tâches.
 
Le récit, quant à lui, est une robinsonnade qui raconte comment un groupe de familles anglaises vivant dans le nord de l’Afrique du Sud, terre de colonisation, soudainement privé de tous ses biens par une « attaque de sauvages », se retrouve dans la même situation que des naufragés sur une île déserte. Comme chez Defoe mais collectivement, la communauté réussit à exploiter, grâce à l’intelligence collective et à un partage rationnel du travail, les richesses naturelles qui entourent le village, à reconstruire des habitations, à chasser le gibier à l’arc et à recueillir le miel sauvage.
 
Notons que si elle présente ici les idées des économistes libéraux dont elle est contemporaine, H. Martineau prend ses distances vis-à-vis du colonialisme en montrant que l’agressivité des « sauvages » (les Bushmen, traduit ici par Hommes-des-Buissons) s’explique par la violence dont ils ont eux-mêmes été victimes :

Contes choisis sur l'économie politique de Harriet Martineau, Tome 1

Contes choisis sur l'économie politique. Tome 1

Succès et combat contre l’esclavage

Le succès des Contes va transformer la vie d’Harriet Martineau qui peut enfin vivre de sa plume. Elle s’installe à Londres et entre en relation avec Carlyle, Malthus, Lyell et Darwin.
 
En 1834, elle part pour les États-Unis où elle prend fait et cause pour le combat abolitionniste, ce qui lui vaut d’être publiquement menacée. Elle revient en 1836 en Grande-Bretagne, où elle écrit les deux volumes de Society in America (1837). Ils seront traduits sous le titre De la société américaine et publiés en France en 1838. Selon la critique qui paraît dans La Presse du 23 juin 1838 : « Miss Martineau aborde tous les sujets, le mécanisme du gouvernement, l’agriculture, la fabrication, les débouchés, les tarifs, la circulation des espèces et des billets de banque, le mariage, la santé, la littérature et la religion […] ».
 
Elle continuera à publier sur toutes sortes de sujets avec l’attitude scientifique et impartiale qui est soulignée dans cet article. Son autobiographie, publiée après sa mort, retrace ce parcours hors norme.

On peut regretter qu’elle n’ait jamais été traduite en français - pas plus que d’autres ouvrages importants comme How to observer morals and manners - et que les différentes facettes d’Harriet Martineau aient été éclipsées en France par l’image un peu réductrice de l’autrice des Contes, vulgarisatrice de l’économie politique. Intellectuelle, journaliste, écrivaine prolixe, précurseure de la sociologie, engagée contre l’esclavage et pour les droits des femmes,

Harriet Martineau a également une correspondance avec Auguste Comte dont elle traduit et synthétise le Cours de philosophie positive en anglais. Il est étonnant que cette personnalité hors du commun soit à ce point méconnue en France.

Pour aller plus loin :

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