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L’invitation au voyage : le manuscrit des Orientales de Victor Hugo

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19 novembre 2024

Pour cette première saison de la thématique « Le monde comme horizon », le musée de la BnF expose notamment jusqu’en janvier 2025 le manuscrit du recueil de Victor Hugo Les Orientales qui, en 1829, ouvrit à la poésie française les routes de l’ailleurs.

Victor Hugo, Les Orientales, manuscrit autographe, page de titre. BnF, Manuscrits, NAF 13359, f. 3r

Second recueil poétique publié par Victor Hugo, en janvier 1829, Les Orientales affichent une forte unité thématique, contrairement aux Odes et ballades qui ont précédé et aux quatre recueils lyriques qui suivront, plus hétérogènes dans leur inspiration. Il se distingue aussi par la relative brièveté de sa composition, puisque la très grande majorité des poèmes ont été écrits en 1828 ; seuls quelques-uns, consacrés à la guerre d’indépendance grecque, sont un peu plus anciens.
 

Les Orientales, édition originale, Paris, Charles Gosselin et Hector Bossange, 1829. Frontispice. BnF, Réserve des livres rares, RES P-YE- 506 (3)

 

Id., page de titre

C’est là une des imaginations les plus folles où l’on se puisse aventurer. C’est vouloir hautement le désordre, la bizarrerie, la profusion, le mauvais goût. (préface)

Contrairement aux manuscrits de ses romans ou de ses pièces, fruits d’un travail de plus ou moins longue haleine et qui présentent généralement un aspect matériel uniforme, les manuscrits poétiques de Hugo frappent par l’hétérogénéité des papiers, qui traduit la démarche buissonnière de l’écriture : Hugo compose ses poèmes selon ses disponibilités et son inspiration, et en prenant le premier papier qui lui tombe sous la main. Beaucoup sont ainsi des récupérations. Le poème « Le voile » est rédigé au verso de deux lettres, la première de Sainte-Beuve, la seconde de Théophile Foisset :
 

"Le voile" (portant son titre primitif "Les quatre frères"). NAF 13359, f. 27 r et v, 28 r et v

« Le ravin » s’ouvre au verso d’un faire-part de décès du général Léopold Hugo, père de Victor, décédé le 29 janvier 1828 :
 

F. 41 r et v

C’est un autre faire-part de décès, celui d’Anne-Victoire Foucher, belle-mère de Victor Hugo, qui sert de support à « Sultan Achmet » :

F. 60 r et v

Quant aux « Bleuets », ils éclosent sur des faire-part de mariage d’Abel Hugo, frère aîné de Victor.

Sans forcer l’analogie, comment ne pas voir que ce recyclage papetier prouve combien la création hugolienne, bien loin de toute tour d’ivoire, naît au fil de la vie (sociale, familiale, affective) du poète, et s’en nourrit ? Quant à la diversité de supports, elle reflète assez bien la richesse et la liberté de l’inspiration dans Les Orientales — féminin pluriel qui ne désigne pas des personnes, mais des formes poétiques : odes, ballades, chansons…
 

"La captive", gravure de Ricardo de Los-Rios d'après Benjamin-Constant pour l'édition illustrée des Orientales, Paris, G. Chamerot, 1882. BnF, Réserve des livres rares, RES G-YE-4

À quoi rime l’Orient ? (préface)

Dans la préface, Hugo prétend avoir eu l’idée de ce recueil lors de ses promenades vespérales de l’été 1828, quand, avec ses amis Sainte-Beuve et Louis Boulanger, il allait contempler le coucher du soleil sur la campagne parisienne, du côté de Vaugirard et de Vanves. Réelle ou fantaisiste, cette inspiration pour le moins paradoxale — un Orient né du spectacle… du couchant — dit assez que ces poèmes s’ancrent plus dans l’imaginaire que dans la géographie.
Rappelons que, contrairement à ses contemporains comme Chateaubriand, Lamartine ou Nerval, Hugo n’a pas fait (et ne fera pas) son « Grand Tour » ou son voyage en Orient. Des pays qu’il évoque, il n’en connaît qu’un, l’Espagne ; encore s’agit-il d’un souvenir de sa petite enfance, quand il avait suivi son père et l’armée napoléonienne à Madrid (il ne reviendra en Espagne qu’en 1843, sans pousser plus loin que la Navarre). Tout le reste, il ne le connaît que par les images, les lectures et les rêveries.
 

Eugène Delacroix, Arabes d'Oran, eau-forte, pointe sèche et roulette, 1833. BnF, Estampes et photographie, DC-183 (A, 1)-FOL

Cet « Orient » se déploie de l’Andalousie à l’Ukraine en passant par l’Algérie, l’Égypte, l’Arabie, la Turquie… pour finir par un retour mélancolique dans un Paris automnal (« Novembre »). Mais ce sont bien l’Espagne et la Grèce qui dominent.
La seconde inspire le versant historique et épique du recueil, qui n’est donc pas seulement « ce livre inutile de pure poésie » revendiqué dans la préface. Dans les années qui ont précédé, la lutte des Grecs pour conquérir leur indépendance a enflammé l’opinion française et européenne, inspiré écrivains et artistes. La figure héroïque de Byron, mort dans Missolonghi assiégé par l’armée ottomane, est une idole pour toute la génération romantique.

Raffet, La communion des Grecs à Missolonghi, lithographie, 1826. BnF, Estampes et photographie, DC-189 (2)-FOL

Dans la veine du philhellénisme, plusieurs poèmes des Orientales évoquent les héros patriotes, comme Canaris, les atrocités commises par les Turcs, notamment le fameux « Enfant" grec, survivant d’un massacre, et qui ne veut plus comme cadeaux et réconforts que « de la poudre et des balles », et la victoire navale de Navarin qui, en 1827, a ouvert la voie à l’indépendance.

"L'Enfant", f. 42v

Ces échos de l’histoire contemporaine se font encore entendre, de manière plus ou moins nette, dans des poèmes comme « Le Danube en colère » (autre ligne de front entre l’Europe chrétienne et l’Empire ottoman), « Mazeppa » (légende, inspirée elle aussi de Byron, d’un prince cosaque enchaîné nu à son cheval par les Russes) et surtout « Lui », en l’occurrence Napoléon, que le poète s’émerveille de retrouver partout, aussi loin que porte son regard, des Pyramides au Kremlin. Cet avant-dernier poème du recueil est comme l’amorce des Chants du crépuscule, où le thème des révolutions et de l’héritage napoléonien tiendra une part majeure.

"Grenade", gravure de Ricardo de Los-Rios d'après Benjamin-Constant pour l'édition illustrée des Orientales, Paris, G. Chamerot, 1882. BnF, Réserve des livres rares, RES G-YE-4

L’Espagne, elle, est la contrée imaginaire des plaisirs des sens, des palais délicats, des jardins ombragés et parfumés, des belles courtisanes lascives ou intimidantes. Une Espagne plus andalouse que castillane, plus mauresque que chrétienne. Avec ces poèmes orientalisants, Hugo fait entrer l’exotisme dans la littérature française. Il affirme ainsi, dans une longue note en forme d’anthologie, avoir puisé une partie de son inspiration dans des poèmes arabes et persans transmis par Ernest Fouinet (les lettres de ce dernier sont conservées à la suite du manuscrit).


Ernest Fouinet, lettre à Victor Hugo avec poèmes traduits, f. 84v-85r

C’est aussi ceux où il fait preuve d’une inventivité et d’une virtuosité incomparable dans le maniement des vers, des mètres et des rimes. Ainsi dans "Sara la baigneuse", composé de sizains de vers impairs (3 et 7 syllabes) sur 3 rimes, annonçant les rythmes verlainiens, ou dans "Nourmahal la Rousse", poème aux connotations érotiques très suggestives, avec ses quintils sur 2 rimes.

"Nourmahal la Rousse", f. 52r
 

"Sara la baigneuse", dessin de Louis Boulanger pour Les Orientales, 1830. BnF, Estampes et photographie, DC-182 (B, 1)-FOL

Mais le feu d’artifice du recueil est incontestablement "Les Djinns", où l’assaut nocturne, sur une ville arabe, d’une armée de démons surgis du désert est mimé par des strophes aux mètres croissants (de 2 à 10 syllabes) puis décroissants, comme la montée et le reflux d’une vague ; le manuscrit prend ainsi une allure de calligramme :
 

"Les Djinns", première et dernière pages, f. 54r et 59r

Sur d’autres feuillets, l’insertion et la permutation de strophes créent aussi des effets graphiques inattendus :
 

"Le Feu du ciel", f. 10v
 

"Canaris", f. 19v

L’ensemble du manuscrit présente d’ailleurs l’aspect d’une version de travail : ratures, corrections, écriture cursive parfois peu lisible, lacunes... Ce n’est évidemment pas celle qui a été donnée à l’imprimeur : une mise au propre a dû être faite, qui n’a pas été conservée.

Les Orientales connurent un succès immédiat et contribuèrent puissamment à l’éclosion de l’esthétique orientaliste en littérature et en art. Elles inspirèrent les dessinateurs et les compositeurs : plusieurs poèmes du recueil, écrits comme des chansons, furent mis en musique par Berlioz, Bizet et d’autres.
 

"La Captive", Orientale de Victor Hugo, musique d'Hector Berlioz, manuscrit autographe, 1832. BnF, Musique, Ms-1173

Pour Hugo, ce fut un recueil de libération et d’élargissement, aussi bien thématiques que formels, qui annonce notamment les « petites épopées » de La Légende des siècles. Et la postérité du recueil se poursuivit tout au long du XIXe siècle, de Gautier à Baudelaire, de Leconte de Lisle à Heredia.
 

 

 

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