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Mazeppa, héros national et romantique

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13 octobre 2022

Ivan Mazeppa (1644-1709), ancien hetman des cosaques d'Ukraine fut érigé en héros de l'indépendance nationale ukrainienne en 1991, à la chute de l'URSS. A la faveur d'une anecdote somme toute légendaire rapportée par Voltaire, Lord Byron initiera par son poème éponyme la suite des représentations du héros romantique Mazeppa, que celles-ci soient littéraires, picturales ou musicales.

 
 

L'Ukraine a toujours aspiré à être libre;

C'est par ces mots fameux que Voltaire introduit une caractéristique fondamentale dans sa description de l'Ukraine, en 1731, en marge de l'Histoire de Charle XII, roi de Suède (T.1, Livre quatrième, p.301). Néanmoins, ce trait est aussitôt suivi du constat contradictoire d'une situation géopolitique qui nie cette aspiration à l'autonomie:

mais étant entourée de la Moscovie, des états du Grand Seigneur, et de la Pologne, il lui a fallu chercher un protecteur; et par conséquent, un maître dans l'un des ces trois états.

Tour à tour sujette de la Pologne ou du tsar de Russie, l'Ukraine est mise sous la coupe réglée d'un général nommé par Moscou: c'est ainsi que Mazeppa fait son entrée en scène dans le récit mené par Voltaire. On y apprend qu'il s'agit d'un gentilhomme polonais, élevé comme page à la cour du roi Jean Casimir, et fait curieux, Voltaire asseoit l'autorité de Mazeppa parmi les cosaques sur une anecdote aux contours de légende, partie d'une "intrigue qu'il eut dans sa jeunesse".

 

 

Ce sont ces quelques lignes de Voltaire qui serviront de support à l'imaginaire fantastique de Lord Byron en 1818, lorsqu'il écrivit son poème intitulé "Mazeppa". La puissance visionnaire de son poème saisira à son tour les peintres romantiques français qui représenteront les différentes "stations" de cette chevauchée hallucinée: Géricault en 1823, Delacroix en 1825, Horace Vernet en 1826, Louis Boulanger en 1827, enfin Chassériau en 1851, Mazeppa semble un passage obligé des peintres romantiques. Toutefois, sans aller plus loin dans l'exploration de l'univers tourmenté de Lord Byron, et de ses épigones picturaux, tâchons dans un premier temps de faire la part des choses entre personnage historique et héros romantique.

La légende et l'histoire

Le Vicomte Eugène Melchior de Vogüé, secrétaire de l'Ambassade française de Saint-Pétersbourg dans les années 1880, aura longuement côtoyé l'Ukraine, se rendant régulièrement dans les terres familiales de sa femme. Il publie en 1881 un essai d'une trentaine de pages, dans la Revue des deux mondes, intitulé "Mazeppa, la légende et l'histoire". Grâce à sa connaissance de la langue russe, il put recourir à des sources russes et même à des historiens ukrainiens, tels que Kostomarov. Il se documenta aussi auprès de poètes comme Pouchkine afin de rétablir la figure de Mazeppa dans sa vérité historique et locale.

Les historiens Soloviev et Kostomarov, bien que les origines de Mazeppa soient controversées, s'accordèrent sur le fait que Mazeppa apparût comme jeune page vers 1660 à la cour de Varsovie, et que le roi Jean-Casimir se l'attachât en qualité de gentilhomme de la chambre. Du fait de son caractère violent et de quelque querelle de cour, Mazeppa dût s'en retourner dans la région de Volynie, où effectivement une mésaventure bien moindre que celle de sa légende lui advint : pour un adultère de voisinage, il fut lié à son propre cheval, qui trouva bien vite le chemin du retour à l'écurie.

Ce fut suite à ce scandale qu'éhonté, il prit la route du camp des cosaques Zaporogues : l'un des mérites de l'essai du Vicomte de Vogüe est de retracer la généalogie de ces derniers, aussi bien géographique qu'historique et sociale.

Pris en étau entre des puissances rivales, les cosaques prêtèrent allégeance au tsar. Enfin, lorsque Mazeppa rejoint les abords du Dnièpre, il offrit ses services à l'hetman de la rive droite Dorochenko. Suites à de multiples intrigues et de nombreuses ambassades, il est lui-même proclamé Hetman le 25 jullet 1687.

La bataille de Poltava

Bien qu'assermenté au tsar Pierre 1er le Grand, Mazeppa ruminait depuis bientôt une vingtaine d'années la libération de l'Ukraine du joug russe. Aussi vit-il une opportunité d'accomplir ce dessein lorsque le roi suédois Charles XII, en guerre contre les troupes du tsar, avança ses troupes à l'automne 1708, jusqu'à la frontière de l'Ukraine.

Le vieil hetman Mazeppa suivi d'une partie des cosaques rejoignit les troupes de Charles XII; ils combattirent ensemble jusqu'à la bataille décisive de Poltava, le 27 juillet 1709, qui signa la défaite des troupes suédoises et cosaques, contre celles de Pierre le Grand.

Après la déroute, Mazeppa et son allié parviennent à s'enfuir et à se réfugier dans la forteresse de Bender en Moldavie, alors contrôlée par l'Empire Ottoman. Il y mourut de vieillesse l'année suivante, le 28 août 1709.

Mazeppa, abandonné par la plupart de ses Kosaks, après d'inutiles prouesses, dut fuir aux cotés de son royal allié. Nous avons vu tout à l'heure, comment les poètes se sont rencontrés pour chanter la fuite tragique  dans les forêts d'Ukraine, le passage du Dnièpre dans les barques des Zaporogues, l'agonie des vainqueurs à Bender.

Le héros romantique, alter ego du poète

Lord Byron est contraint de s'exiler d'Angleterre en juin 1816 : poursuivi par divers scandales de moeurs, adultère, homosexualité et débauche, il entame son exil en Suisse, puis en Italie. C'est donc à Venise qu'il écrira ce poème de Mazeppa, l'un des trois poèmes d'inspiration orientale, avec Le Corsaire et Le Giaour. Ce poème dans sa version originale anglaise fera l'objet d'une traduction par Amédée Pichot en 1822, trois ans après sa parution initiale, qui le fera connaître des peintres romantiques, ainsi que de Victor Hugo, qui a son tour se saisira de cette folle chevauchée dans les Orientales. Une autre traduction fut publiée en 1847, par Benjamin Laroche.
Comment ne pas voir dans Mazeppa un double de Lord Byron, en creux, dans la figure du proscrit, et dans la rédemption, peut-être souhaitée par Lord Byron, par la gloire et le truchement de son art?

Le récit du poème en prose de Lord Byron se tient précisément après la défaite de la bataille de Poltava, le roi Charles XII et Mazeppa, épuisés préparent leur couche dans un campement de fortune: le roi, interpelé par le soin que le vieil hetman prodigue à son cheval, loue ses qualités de cavalier; ce dernier maugrée:

Maudite l'école où j'ai appris à monter à cheval.

Intrigué, le roi invite le vieil hetman à faire le récit de cette école : c'est alors que Mazeppa se lance dans la longue narration de la chevauchée suppliciée, punition encourue pour l'adultère commis dans sa jeunesse.

 
 "Supplice de Mazeppa", Louis Boulanger, 1827

 

Dès lors, ne faisant qu'un avec le cheval, la vue partielle, les sens entravés par les liens qui l'immobilisent, Mazeppa est emporté dans une course frénétique, dont l'issue est inconnue, sinon une mort à peu près certaine. La répétition du "En avant! En avant!" scande la folle angoisse et la terreur d'une course sans frein, au gré de la fureur de son cheval.

En avant! en avant! mon coursier et moi nous volons sur les ailes du vent, laissant derrière nous toute habitation humaine; nous fendions l'air comme ces météores qui traversent les cieux, lorsqu'avec un bruit soudain l'aurore boréale vient dissiper la nuit.

Seule la succession des nuits et des jours, des forêts et des plaines, la traversée d'une rivière qui vient rompre le parcours, ponctue le défilement du paysage. D'autres dangers viennent s'ajouter à la faim et à la soif, la présence d'autres bêtes fauves viennent aiguillonner la peur du cheval et relancer sa course. Nulle présence humaine.

 
"Mazeppa aux loups" de Horace Vernet, 1826

 

 

Enfin, le cheval qui provenait d'Ukraine a rejoint la horde d'origine, mais il tombe d'épuisement. Le troupeau s'écarte et Mazeppa ne voit plus que la mort pour issue:

Ils m'abandonnèrent à mon désespoir, enchaîné au cadavre de mon malheureux coursier étendu sous moi sans vie, ne sentant plus l'étrange fardeau dont je ne pouvais débarasser ni lui, ni moi!
; - et là, nous restions gisants, le mourant sur le mort!

 

"Une jeune fille cosaque trouve Mazeppa évanoui sur le cheval sauvage", Théodore Chassériau, 1851

L'épilogue de cette épreuve surmontée le consacre chef des cosaques, héros immarcescible d'un parcours initiatique aux confins de l'inhumain.

Le poème se clôt sur le retour au présent et son revers de fortune, qui sait si quelque coup de théâtre improbable ne pourrait avoir lieu après la défaite de la Poltava? Mazeppa apparaît comme cet héros résilient, qui défend farouchement l'indépendance de l'Ukraine, et qui n'a de cesse d'endurer pour cette fin.

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