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Du récit antique à la création littéraire, ou les métamorphoses du mythe

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Récit primitif universel, le mythe n’est pas la littérature, mais ces deux formes de récit s’entrecroisent, se nourrissent l’une de l’autre et se concurrencent. En s’emparant des mythes, la littérature en atténue-t-elle la portée ? Qu’apporte le mythe au discours littéraire ? Penchons-nous sur les liens complexes entre littérature et mythe.

Qu’est-ce qu’un mythe ?

Qu’il soit grec, égyptien, indien, ou païen, qu’il mette en scène des divinités ou des créatures telles que les dragons, vampires, sirènes, ou centaures, le mythe est un récit qui a pour héros des personnages surhumains et des actions imaginaires. Ces personnages sont souvent à mi-chemin entre l’homme et l’animal, et le mythe symbolise certains aspects de la réalité, qu’il tente de rationnaliser. La mythologie désigne l’ensemble des mythes d’une culture, d’une société, ou d’un domaine.
Dans L’Enfance du monde : simple histoire de l’homme des premiers temps, Edward Clodd explique très bien, de façon simple et pragmatique, ce qu’est un mythe : 

En nous figurant comment l'homme a essayé de découvrir la cause de ce qu'il voyait, il ne faut pas supposer qu'il raisonnait comme nous. […] Ainsi commença une croyance en des esprits habitant toutes choses : le soleil, les arbres, la cascade, la flamme, l'animal, l'oiseau et le serpent. En tâchant d'expliquer le semblant de vie qui paraissait être en toutes choses (et qui y est réellement, mais pas de la manière dont ils se le figuraient) les hommes donnèrent aux notions les plus extraordinaires la forme de mythes, ce qui veut dire une histoire imaginaire fondée sur quelque chose de réel.

Edward Codd rappelle que le "sentiment du merveilleux est si inné à l'homme que la croyance aux géants, aux pygmées et aux fées lui a été aussi naturelle qu'elle est lente à disparaître" et que les mythes concernent aussi bien le soleil et la lune, l’eau, l’arbre et les animaux, que la croyance en la sorcellerie ou le polythéisme.
Gallica regorge de documents pour étudier les mythes. Petit manuel de philosophie comprenant les mythologies indo-européenne et sémitique de Paul Pierret et Mythologie figurée de la Grèce de Maxime Collignon sont consacrés à la mythologie grecque.
Mentionnons deux ouvrages extrêmement complets : le Dictionnaire mythologique universel, ou Biographie mythique des dieux et des personnages fabuleux d’Eduard Jacobi, mais surtout le savoureux Dictionnaire infernal, ou Répertoire universel des êtres, des personnages, des livres, des faits et des choses qui tiennent aux apparitions, à la magie, au commerce de l'enfer, aux démons, aux sorciers, aux sciences occultes... de Jacques Collin de Plancy, qui traite aussi bien de baguette magique que du diable, "nom général que nous donnons à toutes espèce de démon", de métempsycose ou de sorciers.
Si l’on veut découvrir les récits de la mythologie celtique, Gaston Paris a rassemblé de nombreux éléments à propos des romans en vers du cycle de la Table ronde.

Enfin, si l’on souhaite se pencher de façon plus précise sur les créatures et animaux qui peuplent les mythes, contes et légendes, l’on peut consulter le très séduisant Vie et la mort des fées, essai d'histoire littéraire de Lucie Félix-Faure Goyau, Les Sirènes, essai sur les principaux mythes relatifs à l'incantation, les enchanteurs, la musique magique, le chant du cygne, etc, de Jean-Georges Kastner, ou Iconographie de la licorne, Regnabit par la revue universelle du Sacré-Cœur.

La littérature, vecteur de transmission des mythes

Héros de la mythologie dans la littérature antique

C’est à travers la littérature antique, élaboration et transcription de récits oraux, que les mythes grecs et romains se sont durablement transmis et ont pu exercer une influence considérable sur la culture occidentale, et notamment classique.

Pour découvrir les mythes et auteurs grecs, l’on se doit de parcourir l’Iliade et L’Odyssée d’Homère (Volume 1 et Volume 2). Ces deux épopées, vestiges de la tradition mycénienne sont au fondement de la littérature occidentale et ont fait œuvre d’unification linguistique et de conscience nationale. La Théogonie d’Hésiode, Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, et Les Métamorphoses d’Ovide traitent également de la mythologie grecque.
Si l’on préfère le théâtre, l’on pourra lire Électre et Antigone de Sophocle, Les Sept contre Thèbes d’Eschyle ou Électre d’Euripide. Dans Œdipe roi et Œdipe à Colone, Sophocle nous donne à voir deux visages d’Œdipe, tantôt puissant, criminel et orgueilleux, tantôt démuni et exilé.

L’Énéide peut être vu comme le pendant de l’Iliade. L’épopée de Virgile retrace le parcours d’Énée, "le héros qui, banni de Troie par les Destins, aborda le premier en Italie sur le territoire de Lavinium", mais surtout la naissance du peuple romain.

Créatures mythique en littérature

S’il nous est difficile d’évoquer toutes les œuvres littéraires mettant en scène des animaux, créatures mythiques, ou êtres singuliers nimbés de croyances et légendes, arrêtons-nous sur quelques œuvres littéraires et poèmes ayant accordé une place de choix à ces différents personnages.

Parce que La Légende des siècles de Victor Hugo a l’ambition démiurgique de retracer l’histoire du monde, "d’exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique ; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects", on ne sera pas surpris d’y trouver des dragons, un satyre, des géants et dieux comme "Le titan".
Dans Les Trophées, José Maria de Heredia rend hommage à plusieurs figures de la mythologie grecque, qu’il s’agisse des dieux, déesses et héros, des centaures, du dieu Pan ou des nymphes.

Quand la littérature devient mythe

Pour que la littérature vive, elle doit créer ses propres mythes, c’est-à-dire des récits assez forts, assez universels pour qu’ils traversent les siècles, qu’ils soient porteurs d’images, croyances et symboles fédérateurs. C’est ce qu’explique Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double :

Si l’époque se détourne et se désintéresse du théâtre, c’est que le théâtre a cessé de la représenter. Elle n’espère plus qu'il lui fournisse des Mythes sur lesquels elle pourrait s’appuyer. […] Créer des Mythes voilà le véritable objet du théâtre, traduire la vie sous son aspect universel, immense, et extraire de cette vie des images où nous aimerions à nous retrouver.

Qu’elle s’éloigne des mythes antiques et celtiques ou qu’elle s’en inspire, la littérature occidentale a su créer ses propres mythes, mais aussi absorber, réécrire et réinterpréter les mythes aux origines de son esthétique. En cela, le récit littéraire fait œuvre de civilisation.

Quand le personnage devient un mythe littéraire

Certains personnages deviennent de véritables mythes, et qu’ils concernent Faust ou Don Quichotte, les mythes littéraires sont légion.
Leur renommée est telle qu’ils traversent les siècles, sont régulièrement repris et réinterprétés. Le récit de leur parcours devient exemplaire et ils incarnent une ou des valeurs fortes. Pour ne citer que quelques exemples, le personnage d’Antigone a été repris par Jean de Rotrou, Robert Garnier, ou Jean Anouilh ; Électre réapparaît chez Jean Giraudoux, Le Cid de Pierre Corneille a été par exemple repris par Georges Fourest dans La Négresse blonde. Dom Juan apparaît chez Molière, mais aussi chez Thomas Corneille, Théophile Gautier, Charles Baudelaire ou Jules Barbey d’Aurevilly. La Légende de Don Juan, son évolution dans la littérature des origines au romantisme permet d’avoir une vision d’ensemble de ce mythe dont Mozart même s’est emparé.
Reprendre et réinterpréter pose, bien sûr, des problèmes d’interprétation, des risques de trahison ou d’affadissement des mythes – Le Virgile travesti de Scarron ou "Le Carnaval de chefs-d’œuvre" de Georges Fourest – peuvent prêter à sourire, ou faire grincer des dents, mais s’emparer d’un mythe littéraire, c’est avant tout transmettre, bien souvent actualiser, révéler d’autres enjeux littéraires et pérenniser.
Par l’incarnation de valeurs, ces mythes antiques et littéraires peuvent constituer un point de repère, un modèle, un phare vers lequel se tourner face à l’évolution du monde et des mœurs, comme le prouve la conclusion de Middlemarch (Volume 1 et Volume 2), le chef-d’œuvre de George Eliot.

L’œuvre narre le parcours complexe, amer et en demi-teinte de l’attachante Dorothée Brooke, pour qui trouver sa vocation, donner un sens à sa vie et prendre la lumière sont demeurées choses difficiles. George Eliot justifie cette trajectoire en rappelant, dans les dernières lignes, que l’époque ne permet pas, encore, l’émergence d’une nouvelle Antigone. Elle déplore que les femmes vivent à une époque qui ne les pousse pas à la révolte, mais plutôt au sacrifice : 

Une nouvelle sainte Thérèse n'aura guère l'occasion de réformer une vie conventuelle, pas plus qu'une nouvelle Antigone ne dépensera son héroïque piété en bravant tout pour l'amour de la sépulture d'un frère : le milieu dans lequel leurs ardentes actions ont pris corps a pour toujours disparu. Mais nous, gens obscurs, avec nos paroles et nos actions de tous les jours, nous préparons à un grand nombre de Dorothées des vies où il pourra se rencontrer des sacrifices bien autrement tristes que celui de la Dorothée dont nous connaissons l’histoire.

Nous avons expliqué plus tôt que le mythe avait pour fonction première de rationnaliser l’irrationnel, d’expliquer l’inexplicable. Comme dans les mythes antiques, les mythes littéraires modernes accordent une part importante au surnaturel. Le monstre, qui incarne l’indicible, ou l’altérité la plus pure, fait partie des grands mythes littéraires modernes. On le retrouve dans Frankenstein, ou le Prométhée moderne (Tome 1, Tome 2, Tome 3), dans Le Cas étrange du docteur Jekyll de Robert-Louis Stevenson, ou encore dans Le Horla de Guy de Maupassant.

Le personnage lecteur, ou la fabrique du mythe littéraire

Ce point de repère que constitue le mythe littéraire peut devenir le lieu de l’intertextualité, et poser la question de la hiérarchisation des œuvres. Quels livres doivent faire partie du panthéon des héros littéraires ? Un personnage doit-il nécessairement lire un livre considéré comme mythique ? Le personnage lecteur peut-il lui-même créer un mythe littéraire, ou hisser un livre au rang de mythe ?
Par exemple, Madame Bovary a été durablement marquée par sa lecture de Paul et Virginie, Jane Eyre par Les Voyages de Gulliver, Lord Henry, le personnage du Portrait de Dorian Gray, a un exemplaire de Manon Lescaut dans sa bibliothèque. Gargantua recommande la lecture de Plutarque, Platon, Pausanias, et Athénée à son fils Pantagruel. Bouvard et Pécuchet sont, quant à eux, émerveillés par Balzac.
Ces ouvrages constituent des conseils de lecture habilement disséminés par un auteur, qui peut, ainsi, nous donner un aperçu de son propre panthéon littéraire.

La littérature ou la fabrique du mythe historique

La littérature peut concourir à la fabrication de mythes en s’emparant du réel. Par exemple, des Misérables de Victor Hugo à La Guerre et La Paix (Tome 1, Tome 2 et Tome 3) de Léon Tolstoï en passant par Le Rouge et le Noir (Tome 1 et Tome 2) ou La Chartreuse de Parme (Tome 1 et Tome 2) de Stendhal, plusieurs grandes œuvres du XIXᵉ siècle évoquent Napoléon Ier et ont contribué à sa légende.

Dans La Guerre et la Paix, celui qu’on appelle "l’Ursupateur" et dont Tolstoï rappelle les motivations à envahir la Russie alimente toutes les conversations. Victor Hugo et Stendhal reviennent tous les deux sur la bataille de Waterloo, qui marqua la défaite sans appel de Napoléon le 18 juin 1815 face aux Anglais et Prussiens. Dans Les Misérables, Victor Hugo donne une dimension tragique et divine à la déroute napoléonienne, qu’il met avant tout sur le compte d’événements climatiques. Dans La Chartreuse de Parme, Stendal décrit la geste napoléonienne, à travers les yeux de son héros Fabrice del Dongo, comme un indescriptible chaos ("et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin, il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge"). Julien Sorel, le héros du Rouge et le Noir, est décrit comme un héros ayant pour modèle Napoléon Ier, rêvant de faire une carrière militaire, et contraint d’y renoncer. Le Mémorial de Sainte-Hélène est d’ailleurs son livre de chevet.

Le mythe en renfort du discours littéraire

Enfin, penchons-nous sur un procédé narratif utilisé par les écrivains : la référence aux mythes antiques pour conférer une dimension supérieure aux scènes et personnages auxquels ils donnent vie. Le mythe devient alors un adjuvant à la création.
Victor Hugo est coutumier du fait dans son traitement du portrait. Dans Quatrevingt-treize, Victor Hugo dépeint les années les plus sombres de la Révolution française, celles de la Terreur. Dans la deuxième partie du roman, le romancier ouvre le chapitre "Le cabaret de la rue du Paon" par les portraits de trois hommes réunis le 28 juin 1793 dans un café. Ceux-ci apparaissent de plus en plus inquiétants, et à l’issue d’une longue description, nus apprenons que ces hommes réunis sont Robespierre, Danton et Marat, alors au faîte de leur pouvoir, après la chute des opposants girondins : "Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat".
Le chapitre a pour titre "Minos, Éaque et Rhadamante". Dans la mythologie grecque, Minos est le fils de Zeus et d’Europe, et il est roi de Crète. Rhadamante, son frère, est renommé pour sa vertu et son sens de la justice Eaque est le fils de Zeus et de la nymphe Égine. Victor Hugo préfère ici, ne pas s’épancher sur les actes commis par ces trois hommes, mais plutôt grandir ces personnages et les hisser au rang de mythe.
Hugo réitère le procédé dans plusieurs de ses œuvres, et notamment dans L’Homme qui rit (Télécharger l’EPUB). Le roman a pour héros Gwynplaine, cet enfant abandonné que des « comprachicos », ou acheteurs d’enfants, ont mutilé en lui fendant la bouche afin d’en faire une attraction de foire. Victor Hugo brosse son portrait, et le compare à une "tête de Méduse gaie". Le lecteur est lui-même pétrifié par le portrait de Gwynplaine au rictus éternel, et la comparaison avec Méduse témoigne de la difficulté à dévisager, totalement et sereinement, cet homme qui rit. Nous nous souviendrons de Gwynplaine, plus encore, grâce à cette comparaison avec Méduse, l’une des trois Gorgones de la mythologie grecque.

Ce procédé de recours au mythe s’emploie dans les portraits, mais également pour diviniser ces adjuvants et opposants des œuvres littéraires, pareilles à des forces qui unissent ou divisent les personnages. Dans Germinal, Émile Zola relate la révolte de mineurs dans le Nord de la France pendant la Révolution industrielle. Cette œuvre lyrique, fiévreuse et farouchement engagée est fondée sur une opposition entre deux mondes : celui des bourgeois, propriétaires de la mine, et celui des mineurs qui travaillent au fond du Voreux. La mine apparaît comme le lieu de la souffrance, de la misère et de l’injustice, témoignant de ce qu’est la condition ouvrière au XIXᵉ siècle. Néanmoins, cette mine est aussi décrite de façon onirique et fantastique. Elle est pareille aux limbes dans lesquels les humains travailleraient inlassablement, mais aussi semblable à un minotaure qui dévorerait quotidiennement sa ration de mineurs : "Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s'écrasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gêné par sa digestion pénible de chair humaine". Le recours au mythe ne peut que renforcer le propos dénonciateur de Zola.

Parce qu’il offre une grille de lecture des situations humaines, le mythe nous place en observateur distancié du monde comme il va. Il constituer un outil de création dont s’empare l’artiste pour comprendre son travail, et l’inscrire, de façon pérenne, dans l’histoire de l’art et de l’humanité. Il est donc un compagnon précieux de l’artiste, et comme le rappelle Edward Clodd, "si, nous occupant des choses visibles, nous marchons avec la foi dans les choses invisibles, notre vie sera belle et bénie".

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