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Amitiés épistolaires dans les arts au XVIIIe siècle

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11 juin 2020

À la période des Lumières, la lettre devient le lieu où s’invente une nouvelle liberté de penser. Le siècle des correspondances voit ainsi se développer des amitiés épistolaires qui font le bonheur des écrivains, des philosophes et des hommes et femmes de lettres, parmi lesquels Voltaire, Rousseau, Mme du Deffand, Julie de Lespinasse ou encore Mme d’Épinay. L’écriture épistolaire se fait le terrain d’exercice favori d’une pensée en progrès.
 

Fragonard, Un billet doux in Pierre de Nolhac, Fragonard, Paris : Manzi, Joyant et Cie, 1918.
 

L’art d’écrire : manuels et modèles

 Le développement de la pratique épistolaire à l’époque moderne s’accompagne de la multiplication de manuels proposant des modèles de lettres et des instructions pour les composer. Ces secrétaires ont pour auteurs des gens de lettres, des professeurs ou des avocats, qui s’adressent à un large public. Au XVIIIe siècle, les traités d’écriture et les manuels épistolaires accompagnent ainsi le rôle socialement élargi de la communication écrite.

 
L’écriture manuscrite avait alors divers usages : politique, administratif, religieux, littéraire ou privé. Le savoir écrire offrait aussi la possibilité d’une communication soustraite aux censures et aux contrôles. Contrats, quittances, reconnaissances de dettes, recueils de secrets, livres de raison, registres de comptes, titres de propriété, livres de famille, récits de vie, etc., les modalités du processus d’écriture sont vastes.

 

Voltaire. Correspondance. I Lettres adressées à Mme Denis et à son mari, 1737-1744.

 
 Officialisé par le pouvoir, l'art d'écrire impose des règles, que ce soit dans la manière de tenir la plume, dans la posture ou encore dans le choix des calligraphies. Il est défini comme la « droite façon de former, lier, proportionner et ranger les lettres, les mots et les lignes [...] selon certaines règles » rappelle Louis Barbedor en 1647. Une large panoplie de styles est proposée dans les manuels : écritures de chancellerie, de commerce, de comptes, de finance... qui sont dévolus à des usages particuliers. Les hampes sont savamment proportionnées aux corps des lettres, l'inclinaison est calculée avec soin, de même que l'espace entre les lettres. On voit ainsi fleurir une plénitude d’alphabets au XVIIIe siècle. Or, comme le souligne Roger Chartier, « les graphies maladroites des inscriptions populaires ignorent les normes fixées par les professionnels de l’écriture. Leur « déviance » désigne ainsi un problème plus général : l’écart, toujours présent, mais accru à l’âge moderne, entre la calligraphie, définie et enseignée comme un art, et les pratiques ordinaires de l’écriture, à distance des règles et des modèles[1]. »
 

 
Après 1760, les manuels épistolaires destinés à la jeunesse de Louis-Philippon de la Madeleine ou de Moutonnet de Clairfons proposent une sélection de lettres parmi les meilleurs auteurs français, dont Madame de Sévigné, Bussy-Rabutin et Jean-Jacques Rousseau.
 

 
           

Mme de Sévigné, Beautés des lettres de madame de Sévigné, ou
Choix de ses lettres les plus remarquables sous le rapport de la pensée et du style, Paris : M. Ardant frères, 18.., p. 74.

 

Écrire une lettre : représentations

 

 
« Qu’est-ce qu’une lettre ? Un écrit envoyé à une personne absente pour lui faire savoir ce que nous lui dirions si nous étions en état de lui parler » disait Pierre Ortigue de Vaumorière en 1689 dans L’art de plaire dans la conversation. La lettre intervient dans diverses circonstances de la vie. De forme modeste, elle est à la portée de tout un chacun. Le choix de la posture et des matériaux pour écrire une lettre témoigne de l’appartenance à une classe de la société. La qualité du papier importe également comme signe de bienséance et de politesse. Il est ainsi plus respectueux de se servir de grand papier que de petit et le papier sur lequel on écrit doit être double et non en simple demi-feuille. En outre, jusqu’en 1850, il est de bon ton de confectionner soi-même ses enveloppes, en dépit de l’arrivée sur le marché des enveloppes gommées. On range, par ailleurs, dans un écritoire l’attirail d’écriture, qui contient différents types de papiers ainsi qu’un tiroir pour ranger les lettres reçues, parfois numérotées[2], comme l’explique Alain Montandon.

 

André-Charles Boulle, Écritoire de Cabinet qui porte deux chandeliers, 1715.

 

 

Dans l’histoire de l’art, Vermeer est l’un des peintres qui a représenté de nombreuses figures féminines dans des intérieurs et plusieurs d’entre elles écrivent ou reçoivent une lettre. Parfois, la scène présente une maîtresse accompagnée de sa servante. Il s’agit de scènes épistolaires, dans lesquelles l’historien d’art Daniel Arasse observe un point de vue en très légère « contre-plongée » par rapport au personnage principal, qui produit un effet contradictoire, à la fois de monumentalisation des personnages, vus d'en dessous, mais aussi de proximité. Autrement dit, le peintre nous invite à partager l’intimité de la scène tout en dérobant le contenu de la lettre.

Femme écrivant, pastiche d'après Vermeer

Cette importance accordée à la lettre n’est pas surprenante chez les peintres des Pays-Bas, où l'écriture tenait une place importante dans l'éducation, et où la correspondance était un loisir prisé des classes aisées jusqu’aux classes moyennes. La lettre est le vecteur privilégié de la relation amoureuse et le symbole du jeu de la séduction. À ce titre, elle est un motif fréquent dans la peinture de genre hollandaise, notamment chez Vermeer, mais aussi dans les peintures de Gerard Ter Borch, Gabriel Metsu ou Jan Steen.
 

Gerard ter Borch, Le Magister Hollandois, estampe, 1751

 
Dans la littérature, la lettre est également très représentée. Ainsi, nombre de fictions l’intègrent. Avec la vogue des romans épistolaires, tels ceux de Richardson, on découvre un style galant avec un langage plus naturel issu de l’intimité d’un sujet. Le dialogue à distance joue avec les fantasmes et invoque les absents. Comme l’explique Françoise Simonet-Tenant, « l’épistolaire pose de façon exemplaire la question des frontières du littéraire : des lettres authentiques publiées après coup deviennent littérature sans l’avoir visé (Mme de Sévigné, Flaubert, etc.) tandis qu’en retour des fictions se déguisent en correspondances privées que le hasard aurait fait retrouver dans un grenier (Les Liaisons dangereuses, 1782)[3]. »
 

P.-A.-F. Choderlos de Laclos, L'œuvre de Choderlos de Laclos : Les Liaisons dangereuses, Paris, 1913, pl. IX.

 

Alexandre Fragonard, La Nouvelle du retour, 1820.

La sociabilité épistolaire

 
On appelle correspondance « un échange régulier de lettres entre deux personnes ». Le mot désigne aussi « l’ensemble des lettres qui alimentent cet échange ». Les amis s’écrivent des lettres de compliments, de nouvelles, de sciences, de curiosités, de consolations, les amants des lettres de galanterie, de tendresse, etc. La lettre est le reflet de l'auteur, de son tempérament, de l’époque et de toute une génération.


Johannes Vermeer, De brief : la lettre
 

La correspondance est ainsi un geste artistique voué à la solitude, à un moment d’isolement avec soi-même. Autrement dit, la publication des Lettres de Mme de Sévigné de 1725 à 1754 a bouleversé la conception qui régnait jusque-là de la place de la lettre dans l’univers des Belles Lettres. Selon Pierre-Yves Beaurepaire, « La force de la lettre, c’est bien d’ouvrir de nouveaux horizons à ceux qui l’émettent, la reçoivent et décident d’y répondre. Elle est l’interface du privé et du public[4] ». Au final, ce goût de l’échange avec l’autre se retrouve dans la société : dans les clubs, dans les cafés, dans les salons, on accueille les visiteurs étrangers et on débat hardiment. La conversation et l’échange permettent les jeux de l’esprit, l’audace verbale, une certaine virtuosité d'éloquence. D’une manière générale, l’échange épistolaire s’identifie au dialogue oral. La lettre est ainsi saisie comme « un voyage vers l’autre[5] ».

 


Lavrince et Janinet, L'Indiscrétion, estampe, 1788


L'objectif du projet DIGITENS est de construire un cadre afin de mieux appréhender les interactions, les tensions, les limites et les paradoxes propres aux modèles européens de sociabilité et d’étudier la question relative à l'émergence et la formation des modèles européens de sociabilité tout au long du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un projet européen RISE (Research and Innovation Staff Exchange) piloté par le laboratoire HCTI (Héritages et Constructions dans le Texte et l’Image) de l’Université de Bretagne occidentale basée à Brest qui rassemble 11 partenaires originaires de France, de Pologne, du Royaume-Uni et du Canada.

Les résultats de cette recherche collaborative, internationale et intersectorielle sera la mise en ligne de la première Encyclopédie numérique à accès ouvert de la sociabilité en Grande-Bretagne au siècle des Lumières. Cette encyclopédie numérique comportera une anthologie historique de sources textuelles ou iconographiques et proposera à un large public une cartographie des savoirs. Pour cela, des échanges de chercheurs entre les différentes institutions partenaires (The National Archives, Warwick University, Greiswald University, Kazimierz Wileki University, MacGill University, BnF) sont prévus.
Le projet DIGITENS est financé par le programme cadre de recherche et innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (accord de subvention n°823863).

 
 
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Découvrir l’amitié épistolaire d’Horace Walpole et Mme du Deffand
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[1] Roger Chartier, « Culture écrite et littérature à l’âge moderne », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2001, vol. 4., p. 790.
[2] Alain Montandon, « Le « savoir-vivre » épistolaire », Cahiers d’études germaniques, 2016, p. 35-46.
[3] Simonet-Tenant, Françoise. « Aperçu historique de l'écriture épistolaire : du social à l'intime », Le français aujourd'hui, vol. 147, no. 4, 2004, pp. 35-42.
[4] Pierre-Yves Beaurepaire, « Conclusion » in Réseaux de correspondance à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècles), textes recueillis et présentés par Pierre-Yves Beaurepaire, Jens Haïsler et Antony Mckenna, publications de l'Université Saint-Etienne 2006, Institut Claude Longeon, Renaissance et âge classique, p. 378.
[5] Ibid.
 

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