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Proust Prix Goncourt 1919

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Il y a cent ans, le 10 décembre 1919, le prix Goncourt couronnait Marcel Proust pour son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième volume d’À la recherche du Temps perdu.

L’auteur n’en est pas à sa première tentative. Du côté de chez Swann a été présenté à l’Académie pour le prix de 1913. Mais le roman est paru le 14 novembre, chez Grasset. Or, le prix est décerné le 3 décembre : le délai s'avère trop court, non seulement pour motiver les académiciens à lire les plus de cinq cent pages du roman, mais également pour « faire campagne ». Celle-ci se déroule essentiellement sur le terrain de la presse, qui a connu depuis le milieu du 19e siècle, un essor considérable. Proust connaît bien ce milieu, y a des amis, et a été collaborateur de nombreux journaux.
 
À l’ombre des jeunes filles en fleurs paraît chez Gallimard en juin 1919 : cette fois le délai lui est plus favorable pour promouvoir son roman au prix qui sera voté le 10 décembre. De son expérience de la presse, Proust sait l'influence décisive des articles qui paraitront, d'abord pour l’obtention du prix, ensuite pour le succès du roman, tant dans la presse littéraire que dans la presse plus mondaine ou même populaire.
 
Thierry Laget, dans son ouvrage Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire, raconte l'histoire du prix 1919 à travers les documents d'époque, notamment un dépouillement minutieux de la presse. Une émeute littéraire en effet, tant le prix de 1919 a fait couler d'encre. Un détour par la presse de l'époque numérisée dans Gallica en illustre les raisons.
 

Portrait de Marcel Proust par Jacques-Emile Blanche (détail), Musée d'Orsay

 
Les polémiques se cristallisent essentiellement autour de trois points, qui opposent systématiquement Proust à Roland Dorgelès, son principal concurrent, avec son roman Les Croix de bois.
 


Roland Dorgelès écrivant Les Croix de bois alors qu'il avait été versé dans l'aviation à Longvic (1916)
L'Armarium, bibliothèque numérique des Hauts-de-France.
 

Tout d'abord, le roman de Proust ne dit rien de la guerre qui vient de s'achever. Or, bien que, d'un côté, la France aspire à oublier les horreurs du conflit et à se tourner vers l'avenir, le traumatisme a été tel que beaucoup, d'un autre côté, ressentent encore le besoin de commémorer le sacrifice des soldats et de voir leur deuil trouver écho dans des romans de guerre. Proust, de santé fragile, n'a pas combattu. Prévoyant les reproches qu'on pourra lui en faire, le Figaro trouve les mots, au moment de la rentrée littéraire, pour célébrer son travail. Plus d'un journaliste, relayant cette contradiction dans les attentes des Français, se demande si l'Académie, « qui a couronné, durant la guerre, des livres de combattants, [va] persévérer dans cette voix ou bien s'en écarter résolument ». C'est finalement bien Proust qui sera élu au 3e tour de scrutin, à 6 voix contre 4 pour Les Croix de bois, au grand dam du « camp » des anciens combattants et de tous ceux qui subissent les conséquences de la guerre (lenteur de la démobilisation, malversations de la reconstruction, profiteurs de guerre, difficultés de la vie après guerre dans les régions ruinées...).

 

C'est ensuite le style même de Proust qui fait polémique. Nombreux sont ceux qui dénoncent sa complexité, voire l'accusent de donner une mauvaise image de la littérature au peuple qui va s'empresser de retourner vers des romans plus accessibles. D'autres en revanche apprécient sa plume novatrice, unique, et Le Figaro salue son collaborateur. Pour René Després, ce que certains voient comme des défauts fait en réalité la grandeur de cette oeuvre.
 
Autre grief fait à Proust : son âge. Il a 48 ans, et selon certains, lui attribuer le prix va à l'encontre du vœu exprimé par Edmond Goncourt dans son testament : « Mon vœu suprême […] est que ce prix soit donné à la jeunesse, à l'originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme. » (Testament d'Edmond Goncourt).
 

L'Humanité, 11 décembre 1919

Les chiffres les plus fantaisistes circulent sur son âge : 51 ans, la « cinquantaine parcimonieuse », « quarante et onze ans », né en 1872 (en réalité 1871), etc. D'autres estiment que la « jeunesse » invoquée par Goncourt doit s'appliquer à celle du talent, et Proust est encore en 1919 un jeune auteur au regard du nombre réduit de ses publications et de son cheminement littéraire, comme l'indique Paul Souday.
 
Par ailleurs, le prix est récompensé d'une somme de 5000 francs. Bien qu'avec les dévaluations successives, cela ne représente plus que 2000 francs selon L'œuvre, c'est encore une somme importante, destinée à soutenir et encourager un auteur afin qu'il puisse se consacrer quelques temps à son art sans trop de difficultés pécuniaires. Or Proust passe pour être relativement fortuné. Là encore des voix contre-attaquent : décerner le prix à un écrivain sans réel besoin pécuniaire le recentre sur les valeurs spécifiquement artistiques qu'il prétend couronner. Le Rappel, de son côté, estime que le Goncourt n’est pas un prix d’excellence littéraire : sa lecture du testament de Jules Goncourt l’identifie plutôt à une aide sociale. D’ailleurs, certains articles relèvent sans la résoudre cette problématique : ce prix récompense la valeur littéraire du roman quitte à être en contradiction avec les termes du testament Goncourt.
 
En 6 petites lignes, le Cri de Paris aiguise son ironie pour dénoncer tout à la fois, l’âge, la fortune de l’auteur, et la possible compromission des jurés :

Le cri de Paris, 14 décembre 1919

On trouve cependant des articles plus nuancés, qui prennent du recul par rapport aux critères du prix pour s’intéresser plus simplement aux qualités littéraires du roman sur lequel le prix a permis de braquer les projecteurs. Rosny aîné lui-même, membre du jury, prend la plume dans le Comoedia pour défendre très objectivement le choix de cette année, insistant sur la nécessité de promouvoir cette œuvre dont la valeur artistique prévaut sur les critères habituels du prix.
 
Significativement, Fernand Vandérem écrit à 6 mois d’intervalle sur le roman de Proust : en juillet 1919 d’abord, peu après sa parution, pour expliquer qu'il a apprécié le livre, malgré tous ses « défauts », qu’il développe largement . Ensuite en janvier 1920, pour donner un peu de hauteur à la polémique et à ses propres arguments, et essayer d’expliquer « l’espèce d’émeute qui vient d’agiter le monde des lettres » (p. 404). Il va même jusqu’à « réconcilier » Proust et Dorgelès sur le papier, arguant que cette émeute a fait une excellente publicité aux Croix de Bois.
 
Notons que certains journaux mêlent allègrement propos littéraires et sensationnalisme, en évoquant la vie retirée de Proust, ce « mondain » qui ne quitte guère sa chambre que pour se rendre dans les salons ou au théâtre, et ses manies et habitudes qui le font appartenir au monde suranné qu'il dépeint et qui n'est plus compris par beaucoup ; ou bien en recueillant les propos d'un candidat déçu, forcément amer, dénonçant les conditions d'attribution du prix
 

Paris-midi, 11 décembre 1919

Un autre fait peut aussi éclairer la spécificité du prix de 1919. Thierry Laget indique que la moyenne d'âge du Jury du prix, que l'on surnomme « Les Dix » en référence aux « Quarante » de l'Académie française, est de 63 ans.

Henry Céard, Elémir Bourges, Jean Ajalbert, Rosny jeune, Rosny Aîné
Léon Hennique, Gustave Geffroy, Emile Bergerat, Léon Daudet, Lucien Descaves

En ce monde nouveau qui émerge des tranchées, « leur monde est déjà presque oublié » (p. 33). La bataille du prix de 1919, dont la presse se fait la vitrine, illustre ainsi les vives contradictions qui surgissent de la confrontation du monde nouveau et du monde ancien tourné vers le 19e siècle. Est-ce un hasard si c’est dans un journal précisément intitulé « Le XIXe siècle », qui paraît encore en 1919, que l’on trouve un des articles les plus élogieux, qui montre une rupture radicale au niveau du style et de la composition de l’œuvre, tout en rapprochant son auteur de La Bruyère et Stendhal ?
 
Un autre prix est décerné à cette époque de l’année : celui de la Vie Heureuse (ancêtre du prix Femina), remis par un jury entièrement féminin. Il doit être voté quelques jours avant le prix Goncourt. Roland Dorgelès aurait refusé d’y prétendre de peur de voir s’envoler ses chances pour le Goncourt. Le scrutin ayant été finalement repoussé au 12 décembre, Dorgelès reçoit le prix, que certains voient comme un « repêchage », la réparation d’une injustice, d’autres comme une revanche du jury féminin, dont le vote littéraire serait peut-être une façon de faire avancer le débat du vote politique pour les femmes.
 
Si l'on peut mettre les avis les plus extrêmes sur le compte de la partialité politique, de l'émotion de l'immédiat après-guerre ou encore du satirisme, les articles les plus éclairés témoignent d'une évolution du prix Goncourt qui va au-delà des contradictions apparentes de 1919, et qui se tourne résolument vers la modernité : on pressent un chef d'œuvre, que ni l'âge ni la fortune de l'auteur, ni les considérations socio-politiques, ne doivent empêcher d'être célébré. C'est le sens de l'article de Jacques-Emile Blanche paru dans le Figaro du 22 septembre 1919, qui dénonce le poids de la société sur la liberté de l'écrivain.
 
Le Prix Goncourt est aussi (surtout ?) une bataille d’éditeurs, qui peut aller jusqu’au tribunal. La presse se fait l’écho d’un petit scandale qui survient dès la fin de 1919 : Albin Michel, pour profiter de la publicité du prix, fait paraître Les Croix de bois avec la mention « Prix Goncourt » précisé par la mention « 4 voix sur 10 » en petits caractères.
 

 .
Attaqué en justice par Gallimard, il est condamné à retirer la mention et à lui verser des dommages-intérêts.
 
Le traitement journalistique de ce prix Goncourt fit ce qu’on appellerait aujourd’hui le buzz, au sein des réseaux sociaux de l’époque… Proust, Dorgelès et leurs éditeurs étaient parfaitement conscients que les articles parus, qu’ils soient laudateurs ou non, faisaient parler d’eux et de leurs œuvres. Ils ne s’y sont pas trompés : en 1920, c'est déjà la 42e édition des Jeunes filles.
 
Pour aller plus loin
- Thierry Laget : Proust prix Goncourt : Une émeute littéraire. Paris, Gallimard, 2019. 262 p. Le récit chronologique du prix Goncourt de 1919, à partir de la dispersion de la collection des frères Goncourt en 1897. L'ouvrage de T. Laget se lit... comme un roman, fondé sur une très minutieuse analyse de la presse.
- Thierry Laget, À l'ombre des jeunes filles en fleurs et le prix Goncourt 1919, Paris, 2019
- "Proust et la presse, présentation des collections dans Gallica", billet de blog Gallica, janvier 2018
- "Marcel Proust dans la presse : les débuts (1890-1900)", billet de blog Gallica,

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