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La Société de la Morale chrétienne et la traite négrière

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Un des domaines d’action de la Société de la Morale chrétienne, fondée en 1821, était la lutte contre la traite négrière clandestine. Qui étaient les membres de son Comité pour l’abolition de la traite des Noirs ? En quoi consista leur action, et s’avéra-t-elle efficace ?... En 1823, nous avons vu, dans un précédent billet, qu’elle s’était efforcée de sensibiliser l’opinion à la cruauté du commerce d’esclaves, en publiant l’Affaire de la Vigilante, bâtiment négrier de Nantes, plaquette illustrée d’une planche représentant le plan du brick éponyme.
 
Le port de Nantes vu du chantier de construction de la Fosse, dessin de Nicolas-Marie Ozanne, gravure d’Yves-Marie Le Gouaz, 1776
 

L’action remarquable du Comité pour l’abolition de la traite des Noirs et d’Auguste de Staël (1789-1827)

Sans vouloir minimiser l’importance d’actions individuelles au sein du mouvement abolitionniste français, comme celle de l’abbé Grégoire (1750-1831), auteur entre autres du pamphlet Des peines infamantes à infliger aux négriers (1822), force est de constater que la Société de la Morale chrétienne, fondée par François-Alexandre-Frédéric de La Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827) et forte de membres influents, a porté la cause devant les plus hautes sphères de l’État.
 

Un Philanthrope d'autrefois. La Rochefoucauld-Liancourt, 1747-1827, par F. Dreyfus, 1903

 

En 1822, elle crée le Comité pour l’abolition de la traite des Noirs, « pour la recherche des moyens les plus propres, dans la limite des attributions de la Société, à accélérer et à compléter l’abolition de la traite des Noirs » (Règlement du comité). Le règlement du comité nous informe déjà d’un moyen d’action envisagé par ses membres fondateurs : la publication de faits ou d’idées propres « à combattre les préjugés et les passions qui tolèrent ou protègent encore un commerce contraire à la morale autant qu’à la loi ». C’est ce qu’il a fait en éditant en 1823, l’Affaire de la Vigilante... Il était aussi question d’encourager « la composition d’ouvrages utiles à l’abolition ». Dans ce but, il lança un prix à décerner au meilleur ouvrage sur l’abolition de la traite négrière, d’une valeur de 1000 francs en 1823, puis de 1500, en 1827.


Extrait du règlement du Comité pour l’abolition de la traite des Noirs, 1826

 
Plusieurs membres de la S.M.C. investis dans la lutte contre le trafic d’esclaves sont issus du « Groupe de Coppet », qui menait, en Suisse, autour de Madame de Staël (1766-1817), une réflexion libérale. C’est le cas de l’économiste Sismondi, de Benjamin Constant ou de Victor de Broglie, gendre de Germaine de Staël et président du Conseil sous la Monarchie de Juillet. Ces deux derniers ont interpellé tour à tour, en 1821 et 1822, la Chambre des députés et celle des pairs, sur les atrocités commises sur les navires négriers, tels que le Rôdeur ou l’Estelle.
 


Cruautés de la traite des nègres…, discours de M. le duc de Broglie, prononcé à la Chambre des Pairs, le 28 mars 1822, Paris, H. Servier fils, 1822

Auguste-Louis de Staël-Holstein (1789-1827) apparaît cependant comme l’âme du Comité pour l'abolition de la traite des Noirs. En s’engageant dans la lutte pour une abolition effective de la traite négrière, il marchait dans les pas de son grand-père, Jacques Necker (1732-1804), ministre des Finances de Louis XVI, qui a notamment exprimé son esprit libéral lors de la séance d’ouverture des États généraux, le 5 mai 1789. Il profitait également de l’exemple de sa mère et de ses relations au sein du mouvement abolitionniste anglais. Germaine de Staël avait dénoncé la traite négrière dans sa nouvelle Mirza, ou lettre d’un voyageur, et connaissait, en effet, William Wilberforce (1759-1833), dont elle avait préfacé la traduction française d’un de ses ouvrages. L’action d’Auguste de Staël, étudiée par Léonard Burnand dans les Cahiers staëliens, ressort de notices sur sa vie, des procès-verbaux des séances de la société publiés dans le Journal de celle-ci, ainsi que d’une plaquette intitulée Faits relatifs à la traite des Noirs, éditée par le Comité pour l’abolition de la traite des Noirs, en 1826. Gallica donne accès, outre l’exemplaire conservé par la BnF de cette plaquette numérisé à partir du support de substitution, à la copie numérique dans la base Manioc d’un exemplaire détenu à La Rochelle, illustré d’une planche dont est dépourvu l’exemplaire parisien.
 


Société de la morale chrétienne, Comité pour l’abolition de la traite des Noirs, Faits relatifs à la traite des Noirs, Paris, imprimerie du Crapelet, 1826. Médiathèque Michel-Crépeau de La Rochelle

L’action d’Auguste de Staël a consisté d’une part à mobiliser ses réseaux pour faire circuler et signer, en 1826, dans plusieurs villes de France, Paris, Le Havre, Montpellier, Marseille, Cette (qui n’est pas encore Sète)…, des pétitions appelant les deux Chambres, à mettre en place les moyens d’une abolition effective de la traite des Noirs. Avant cela, en 1825, le baron de Staël avait pu constater, par lui-même, l’existence de la traite clandestine, en menant une enquête dans le port de Nantes, d’où étaient principalement armés les navires se livrant à ce trafic.


Vue de la ville et du port de Nantes, Edouard Hocquart (1789-1870?), s.d. Bibliothèque municipale de Valenciennes

Il adressa un compte-rendu de cette enquête au président de la société, qui le transmit au ministre de la Marine, le comte de Chabrol :

Les estimations les plus modérées portent à plus de 80 le nombre des bâtimens qui sont aujourd’hui employés à la traite dans le port de Nantes. La plupart de ces vaisseaux, admirablement bien construits pour la marche, sont des bricks, des goëlettes ou des lougres de petites dimensions. » C’est là, sur ces navires qui excèdent rarement 200 tonneaux, « que l’imagination des négriers s’exerce à trouver le moyen d’empiler 300 créatures humaines dans un espace où 20 pourraient à peine respirer librement.


Lougre vu par le Bossoir de babord courant vent arrière, dessin de Pierre Ozanne, gravure d’Yves-Marie Le Gouaz, 1813

Après avoir visité plusieurs d’entre eux, il s’intéressa aux entraves utilisées par les négriers.

Il faut des fers pour se rendre maître de tant de victimes, et des fers auprès desquels les chaînes de nos galériens sont des guirlandes de roses. Il faut des entraves pour leurs jambes ; il faut des tringles pour lier ensemble et pour tenir immobile tout une rangée d’esclaves ; il faut des menottes pour serrer leurs poignets […].

Il se procura une collection de ces fers, qu’il présenta au Dauphin, avant de les déposer au bureau de la société, où tout le monde pouvait venir les examiner.


Fers employés pour la traite des Noirs, Faits relatifs à la traite des Noirs, Paris, imprimerie du Crapelet, 1826

 

L’influence du mouvement abolitionniste anglais

De la lecture du Journal de la Société de la Morale chrétienne ressortent les relations étroites qu’entretiennent le mouvement abolitionniste français et son homologue britannique. Zachary Macaulay (1768-1838) comptait d’ailleurs parmi les membres du Comité pour l’abolition de la traite des Noirs. Les méthodes utilisées par Auguste de Staël pour sensibiliser l’opinion publique à la question du commerce des esclaves sont inspirées de celles employées outre-Manche. Dans un rapport qu’il présente en 1826 sur les activités du comité, il annonce, admiratif, qu’au moment même « d’innombrables pétitions, dont une seule est revêtue de plus de 70 000 signatures, couvrent la table de la Chambre des communes ; et toutes […] réclament l’adoucissement graduel et la prompte abolition de l’esclavage colonial. »

Le Cri des Africains contre les Européens, leurs oppresseurs…, Thomas Clarkson, Londres, impr. par G. Schulze, 1821

De même, c’est en enquêtant dans le port de Liverpool que Thomas Clarkson (1760-1846) avait obtenu, en 1788, les plans du navire négrier Brookes, qu’il publia dans son ouvrage The history of the rise, progress and accomplishment of the abolition of the African slave-trade by the British Parliament (1808), et sa traduction française Le Cri des Africains contre les Européens (1821). Ce sont ces plans que l’on trouve reproduits dans l’exemplaire de Faits relatifs à la traite des Noirs conservé à La Rochelle. Comme le baron de Staël, exposant sa collection de fers, après lui, l’abolitionniste anglais souhaitait frapper les esprits en diffusant cette image forte mettant en évidence la barbarie de la traite. C’est dans le même esprit qu’ont été gravés les plans de la Vigilante, en 1822. Si on les compare à ceux du navire Brookes, en 1788, on constate une aggravation des conditions de transport, les captifs disposant à bord d’un espace encore réduit. Des navires de plus faible tonnage étaient utilisés, après l’abolition officielle de la traite, pour plus de rapidité, à la fois pour réduire la durée des trajets et échapper aux « croisières » donnant la chasse aux négriers. Aggravation qu’Auguste de Staël ne manqua pas de dénoncer.
 

Navire négrier [Brookes, 1788], Faits relatifs à la traite des Noirs, Paris, imprimerie du Crapelet, 1826
 

L’évolution de la législation en matière de répression de la traite négrière

En 1827, l’action du baron de Staël, devenu président de la Société de la Morale chrétienne, porte ses fruits. Charles X substitue à la loi du 15 avril 1818 abolissant la traite, une nouvelle loi, le 25 avril 1827. Selon le Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence… des frères Dalloz, « cette loi plus énergique dans ses dispositions, éleva aux proportions d’un crime le trafic que la précédente loi avait prohibé, prononça des peines sévères non-seulement contre le capitaine, mais encore contre les gens de l’équipage et même contre les fournisseurs. » Pourtant, elle était encore insuffisante. « la traite n’en continua pas moins d’une manière à peu près publique. Ce fut seulement la loi du 4 mars 1831 qui y mit définitivement un terme », toujours selon le fameux Répertoire.
 
La Société de la Morale chrétienne avait perdu Auguste de Staël, mort prématurément en novembre 1827. Ses membres lui rendaient hommage, en 1829 :
Vous le savez, Messieurs, c’est surtout à un homme de bien que nous avons tous pleuré, que ces résultats doivent être attribués ; si chaque jour la mémoire de M. de Staël est bénie parmi nous, c’est particulièrement au Comité de la traite que son souvenir est cher. Il consacra son zèle et ses talens à la cause que nous plaidions ; […] sans aucun doute, l’influence que lui assuraient son mérite et ses vertus fut un des plus puissans auxiliaires qu’eurent la justice et l’humanité dans le triomphe qu’elles obtinrent.
 

Esclave brisant ses chaînes, gravure de François-Nicolas Chifflart, 1865

Bien qu’affaibli par cette perte, le Comité pour l’abolition de la traite des Noirs n’était pas étranger à l’adoption de la loi de 1831. Celle-ci prévoyait des peines sévères, allant jusqu’à vingt ans de travaux forcés, contre les contrevenants à l’abolition. Elle n’était peut-être pas encore pleinement efficace, mais fut la dernière en la matière. Dès 1829, les membres de la société se donnèrent un nouvel objectif, en faisant d’abord évoluer le comité, consacré à « l’abolition de la traite et de l’esclavage », puis, en fondant, en 1834, la Société française pour l'abolition de l'esclavage.
 

Pour aller plus loin

Albigès Luce-Marie, « Le plan d'un bateau négrier, symbole du mouvement abolitionniste », Histoire par l'image, octobre 2006
Aurenche Marie-Laure, Le combat pour la liberté des Noirs dans le « Journal de la Société de la morale chrétienne », Paris, l'Harmattan, collection « Autrement mêmes », 2011, 2 vol.
Burnand Léonard, « Agir pour abolir : l’engagement antiesclavagiste d’Auguste de Staël », Cahiers staëliens, n°64, 2014, p. 9-29
Dorigny Marcel, Les abolitions de l'esclavage (1793-1888), Paris, Presses Universitaires de France, 2018
Les articles et ouvrages d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur la traite des Noirs, dont :
Pétré-Grenouilleau Olivier (dir.), Abolir l'esclavage : Un réformisme à l'épreuve (France, Portugal, Suisse, xviiie-xixe siècles), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008
Les travaux de Nelly Schmidt, dont :
Schmidt Nelly, « Les abolitionnistes français de l'esclavage, 1820-1850 », Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 87, n°326-327, 1er semestre 2000, p. 205-244

Sur le carnet de recherche L’Histoire à la BnF :
Arnold Marianne, « Ressources concernant l’histoire et la mémoire de l’esclavage », 26 mai 2020

Et sur le blog Gallica :
Arzel Laurent, « Kessel sur la trace des marchands d'esclaves », 2015
Latour Marie, « Suzanne Amomba Paillé ou les tribulations des premières générations d'affranchis de la colonie de la Guyane », 2020
Tonnerre-Seychelles Stéphanie, « L’affaire de la Vigilante, bâtiment négrier de Nantes », 2020
« L'esclavage selon Louis-Timagène Houat (1844) », 2013

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