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Suzanne Amomba Paillé ou les tribulations des premières générations d'affranchis de la colonie de la Guyane

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21 mai 2020

Si vous êtes déjà venus à Cayenne, vous êtes sans doute passé par la rue Madame Paillé dans le centre-ville. Cette rue a été renommée ainsi en hommage à Suzanne Amomba Paillé, une esclave affranchie ayant vécu au XVIIIe siècle en Guyane. C’est au destin singulier de cette femme que nous allons aujourd’hui nous intéresser.

Vue de la Rivière et de l'Isle de Cayenne, 1760

Elle naît, grandit, se marie et meurt dans la colonie française de la Guyane, où la mise en esclavage de « Noirs » débarqués de navires négriers venus des côtes de l’Afrique est de règle sur des habitations appartenant à des colons « blancs ». La racisation des rapports sociaux admise par la règlementation royale et par l’Église catholique conduit à identifier essentiellement Suzanne Amomba comme une « négresse », soumise au système de valeurs de ce temps-là. Après avoir connu l’esclavage, Suzanne Amomba est affranchie. Elle appartient dès lors aux premières générations de « Noirs » libres, dont le nombre ira croissant au cours du XVIIIe siècle, et dans la première moitié du XIXe. Les « gens de couleur libres » constitueront une nouvelle classe sociale, dont les membres sont souvent instruits, et parfois propriétaires d’habitations dotées d’esclaves. Une classe sociale qui engagera la lutte pour la reconnaissance de l’égalité entre « blancs » et « gens de couleur libres ».

Suzanne Amomba est née à la fin du XVIIe siècle, sous le statut d’esclave. Des incertitudes demeurent sur ses date et lieu de naissance : elle serait née soit en Afrique, soit dans une habitation de l'Île de Cayenne. Elle est d'abord la propriété du lieutenant François de La Mothe Aigron, qui l'affranchit à la suite de sa relation avec Jean Paillé, un blanc, soldat de la garnison, maître-maçon et tailleur de pierres de son métier. Celui-ci est congédié de la garnison pour avoir épousé une « négresse » (Bellance 2011). Le mariage est célébré à l'église Saint-Sauveur de Cayenne par le père Mousnier.

Suzanne Amomba et son mari, Jean Paillé, mettent ensemble en valeur une habitation d’une certaine importance qui compte, en 1737, une soixantaine d'esclaves. La carte dressée en 1766 par François Haumont, ingénieur du roi, indiquerait la position de l’habitation Paillé (Polderman 2010). L'habitation produit du cacao, de l'indigo, du café et du rocou ainsi que des vivres. Elle possède en outre des bovins, des ovins et des porcins. Elle dégage des profits remarquables dans une colonie où les grandes habitations et les habitations plus modestes, comme celle des époux Paillé, sont plutôt rares (Polderman 2002).


Carte de la côte comprise entre les Rivières de Macoura et de Kourou...

La province de Guianne, et de l'Isle de Cayenne levée et dessinée sur les lieux par François-Étienne Haumont Géographe du Roy en 1766

A la mort de son mari sans héritier direct en 1746, Suzanne Paillé se retrouve à la tête d’une petite fortune. Elle attise alors convoitise et jalousie. Certains habitants, « gens avides et peu délicats », lui proposent le mariage afin de s’emparer de ses biens, selon M. Chateaugué, gouverneur de la Guyane, dans la lettre qu’il adresse au ministère. Elle-même n'exclut point un remariage, puisqu'à deux reprises, elle souhaite souscrire à la demande, comme le signale le père Panier, curé de la paroisse de Cayenne et supérieur des jésuites de la colonie (Polderman 2002). Mais cette volonté de remariage est empêchée par l'administration coloniale et le clergé. Tout en lui laissant « la jouissance de ses revenus », en 1741, le procureur du roi obtient du Conseil supérieur de la colonie que « toute la disposition de ses biens lui [soit] interdite sans l'autorité de la justice. » Le curateur désigné pour l’administration de ses biens reçoit l'approbation du père Panier.

Les raisons invoquées pour cette mise sous tutelle sont en fait appelées par son appartenance au groupe social des noirs libres, les autorités civiles et religieuses déclarant officiellement vouloir protéger de la rapacité de certains habitants, « [cette] veuve âgée, ignorante » et frappée selon d'Albon « d'imbécillité » (Polderman 2002). Suzanne Amomba Paillé saisit alors la Cour de Justice de la colonie, car elle s'estime spoliée de ses droits par la personne chargée de gérer ses biens depuis la mort de son mari. Il s'avère en effet que la personne en question, Jacques Mallécot, était alors greffier en chef du conseil supérieur, et par ailleurs propriétaire d'une habitation jouxtant celle des Paillé à Macouria. Elle perd son procès et sa mise sous tutelle est confirmée par le Conseil d'État en 1742. Mais, en décembre 1744, l'ordonnateur D'Albon, après enquête, rétablit la pleine liberté de Suzanne Amomba Paillé de disposer de ses biens (Polderman 2002).

Probablement encouragée par un entourage pressant, Suzanne Paillé fait rédiger son testament en 1742. Elle scinde son bien en trois parts : la première pour financer sa sépulture et des prières à son intention et à celle de son époux. La deuxième revient à des œuvres sociales et religieuses. C’est ainsi qu'elle lègue à sa mort plusieurs maisons dans Cayenne évaluées à 7000 livres aux autorités coloniales afin qu'elles développent l'instruction des enfants de Cayenne (Chérubini 1988), et une part importante à l'église Saint-Sauveur de Cayenne, à l'hôpital, à la mission de Kourou et en vue de l'établissement d'une paroisse dans le quartier de Macouria. La troisième part revient à des personnes privées, qui sont deux filleules de son époux, une « négresse » libre, des personnalités exerçant des fonctions dans la colonie (juge, procureur, capitaine…), des voisins et d'autres habitants. Le remerciement « pour [les] bons et agréables services », qui lui ont été rendus, constitue le motif souvent invoqué pour ces donations. Elle n'affranchit cependant pas ses esclaves, à l’exception de son commandeur Lucas, pour avoir sauvé son mari de la noyade. Elle lui donne « pour le servir pendant qu'il vivra » ses enfants François et Rose. Mais le testament précise qu'à la mort de celui-ci, ses enfants seront la propriété du légataire universel, monsieur de Villiers de l'Isle Adam, contrôleur et commissaire de la marine de Cayenne.

Suzanne Amomba Paillé meurt en 1755. Elle a le privilège d'être inhumée à l'Église Saint-Sauveur de Cayenne (Bellance 2011). Ce qui est rare pour les noirs libres de la colonie. La situation qu’a vécue Suzanne Amomba-Paillé est tout à fait révélatrice de la dynamique et des contradictions du système social colonial où la masse des esclaves est constituée de noirs, propriétés légales d’habitants en majorité blancs. Les administrateurs de la colonie comme les membres du clergé catholique doivent composer avec cette donne sociale, en fonction des idées commandant les attitudes et les pratiques, largement entérinées par la réglementation ordonnée par le roi de France, dont le Code noir de 1685, qui sera suivi par de nombreuses versions révisées.
 

Le Code noir ou Edit du Roi réglementant le statut civil et pénal des esclaves, ainsi que leurs relations avec les maitres et le statut de leur patrimoine, dans sa version de 1788

Devenue veuve, Suzanne Amomba Paillé pose un problème majeur. La société coloniale, en ses habitants propriétaires, ses administrateurs et membres du clergé, ne peut admettre qu’une femme, noire et libre, puisse disposer sans contrôle, de revenus confortables, hérités d’un époux blanc. La société coloniale se mobilise donc pour tenter de réduire les fâcheux effets d’une telle situation (Polderman 2010).

Ce cas exceptionnel dans la colonie de la Guyane du XVIIIe siècle fait en effet l'objet d’une abondante correspondance entre les autorités de la colonie et le ministre de la Marine. Messieurs de Chateaugué et d'Albon l'évoquent dans une lettre datée du 1er septembre 1740 au secrétaire d'État à la Marine (soit un peu moins d'une année après la mort de son mari). Puis en septembre 1741, le scandale qui a éclaté dans la colonie est clairement dénoncé par l'ordonnateur d'Albon au ministre : "Scavoir sy, Sa Majesté trouve bon de tolérer le mélange de sang par mariage avec des négresses. Secondement sy, un nègre ou négresse, en tant qu'affranchie et n'ayant point d'héritiers, peuvent contre le droit romain disposer de leurs biens au préjudice du domaine royal, surtout dans la circonstance présente d'interdiction judiciaire pour cause d'imbécilité" (Polderman 2002).

Suzanne Amomba Paillé fait également l'objet d'une lettre du père Panier, supérieur des jésuites de la colonie, adressée au ministre pour lui faire part de ses inquiétudes quant aux sollicitations de remariage qu’elle reçoit. Le père Panier la désigne alors par l’expression : « cette vieille facile à surprendre » (Polderman 2002).

Pourquoi le cas de cette veuve déclenche-t-il une telle émotion au sein de la société coloniale ? En premier lieu, c’est la personnalité même de Suzanne Amomba qui provoque les réactions que nous avons rappelées. Elle épouse un blanc, et à sa mort elle entend assurer la gestion de ses affaires en toute indépendance, y compris à coup de procès. Elle proclame haut et fort ainsi sa capacité à gérer une habitation d’une soixantaine d’esclaves. Un tel comportement entre en contradiction avec la représentation des noirs qui a cours dans les colonies européennes des Amériques. Les noirs sont tout au long des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles perçus comme des « sauvages », rebelles à la « civilisation », inaptes par nature à la gestion de leurs propres biens, et plus tard quand viendra le moment de la revendication de la gestion des affaires publiques, sous la monarchie de Juillet, le Second Empire et les débuts de la IIIe République, on les verra également comme incapables par nature de la gestion des affaires de la colonie (Mam Lam Fouck 1999).

Par ailleurs, Suzanne Amomba fait preuve dans la gestion de ses affaires du sens de la responsabilité, attendu d’un habitant soucieux des intérêts de la colonie. Elle n’affranchit pas en masse ses esclaves, et fait don à la colonie de sommes pour l’éducation des enfants, pour l’Église et l’hôpital. Elle qui aspire, en sa qualité de femme de couleur libre, à l’égalité avec les blancs, gagne ainsi la reconnaissance des autorités coloniales, comme y aurait droit un honorable habitant propriétaire. Notons que la vie privée, les pratiques économiques et la gestion des biens de Suzanne Amomba font de la situation qu’elle a connue l’annonce, en quelque sorte, de la montée en puissance des gens de couleur libres, qui menaceront à terme la domination des blancs dans la colonie de la Guyane.

Sur le plan démographique, la colonie compte peu de monde. Quelques dizaines de Noirs libres (23 en 1698) pour une population totale de 2500 habitants en 1714. Les Noirs libres, qui comptaient moins de 10 personnes à la fin du XVIIe siècle, dépassent la centaine vers 1750. Les réactions que suscite l’affaire Suzanne Amomba sont à la hauteur de la crainte tout autant que de la convoitise qu’elle provoque : en témoigne l’abondante correspondance officielle la concernant, correspondance qui entre 1740 et 1748 aboutit au même phénomène de blocage social que l’on observe dans les îles (Polderman 2010). Les inquiétudes des colons blancs ont en grande partie pour fondement leur déclin démographique et économique avec l'avènement de ces nouveaux propriétaires d'habitations noirs. Le groupe des libres de couleur, fort de la légitimité de leur revendication de l’égalité avec les blancs, se sentira ainsi suffisamment puissant pour envoyer en leur nom propre quelques dizaines d’années plus tard, en 1789, à l’Assemblée nationale Constituante, un cahier de doléances (Assemblée nationale constituante 1789) et une adresse à l’Assemblée nationale (Adresse à l’Assemblée nationale pour les citoyens-libres de couleur, des isles & colonies françoises : 18 octobre 1789 1789) pour défendre leurs revendications.
 

Cahier contenant les plaintes, doléances et réclamations des citoyens libres et propriétaires de couleur, des îles et colonies françaises envoyé en 1789 à L’Assemblée nationale constituante

L’émancipation dont a fait preuve Suzanne Amomba se heurte tout compte fait à la racisation des rapports sociaux qui prendra de l’ampleur à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle. En témoigne la peur suscitée par le « mélange des sangs » évoqué dans la correspondance des administrateurs de la colonie. Le petit nombre de femmes en Guyane contraint nombre d’hommes au célibat. Mais certains comme le soldat Paillé font des choix qui bousculent le cadre établi par le Code noir en épousant des femmes noires. Le Code noir (France 1788) qui régissait les conditions de propriété et de vie des esclaves n’envisageait en effet l’existence de l’homme noir que dans son statut d’esclave, et celle du blanc que dans sa fonction de maître (Vidal 2009). Il s’appuie en grande partie sur la tradition du Droit romain pour légitimer ses positions.

Si ces unions avaient été interdites en Louisiane par l'arrêt du Conseil supérieur du 18 décembre 1728 (Sainte-Marie, 2017), elles restaient légales en Guyane. Généralement, elles sont le fait d'hommes de condition modeste, qui donnent naissance à des enfants métis qui grossissent dans les colonies le nombre des libres de couleur, souvent des enfants naturels de parents parfois aisés. De telles unions fragilisent la position dominante des blancs en Guyane (Choucoutou 2016). Comme le souligne le philosophe Louis Sala-Molins, « il ne faudrait pas que les affranchis prennent leur liberté trop au sérieux et qu'ils se mettent à acheter et à vendre, à négocier ou à faire de l'argent » (Sala-Molins 2012), et ce même si théoriquement, dès 1741, une ordonnance royale les autorise à disposer de leurs biens. Une autre ordonnance royale de 1733 tente néanmoins d'y mettre un terme : "Je veux que tout habitant qui se mariera avec une négresse ou mulâtresse ne puisse être officier, ni posséder aucun emploi dans les colonies" (Polderman 2002). Les mariages mixtes impliquent à partir de cette date le renoncement à toute position sociale existante ou à venir. Une manière de limiter l’expansion de la classe des gens de couleur libres et de préserver la suprématie des blancs.

Marie Latour, Directrice adjointe du Service commun de la Documentation de l’Université de Guyane

Texte relu et corrigé par M. Mam Lam Fouck, professeur émérite en Histoire contemporaine à l’Université de Guyane

 

Bibliographie

Artur, Jacques François, et Marie Polderman. 2002. Histoire des colonies françoises de la Guianne. Collection « Espaces guyanais ». Guyane : Ibis rouge éditions.
Bellance, Hurard. 2011. La police des Noirs en Amérique (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Saint-Domingue) et en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Collection Espace outre-mer. Matoury, Guyane : Ibis rouge éditions.
Chérubini, Bernard. 1988. Cayenne, ville créole et polyethnique : essai d’anthropologie urbaine. Hommes et sociétés. Talence : Paris : CENADDOM ; Karthala.
Choucoutou, Lydie. 2016. « L’esclavage en Guyane, 1652-1848 ». Histoire de la justice N° 26 (1) : 29 40.
Mam-Lam-Fouck, Serge. 1998. L’esclavage en Guyane française : entre l’occultation et la revendication : l’évolution de la représentation de l’esclavage dans la société guyanaise, 1848-1977. Collection « Espaces guyanais ». Guyane : [Fort-de-France, Martinique] : Ibis rouge éditions ; Presses universitaires créoles/GEREC.
———. 1999. La Guyane française : au temps de l’esclavage, de l’or et de la francisation (1802-1946). Petit-Bourg, France : Ibis rouge.
Polderman, Marie. 2002. « La Guyane française 1676-1763 : mise en place et évolution de la société coloniale, tensions et métissages ». Toulouse : Université Toulouse 2. A lire en ligne.
———. 2010. « L’esclavage en Guyane française sous l’Ancien. Régime : sources, repères et éléments d’analyse. Quelques aspects du champ de la question ». In Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines., 53 66. Paris : Editions Karthala. A lire en ligne.
Ronsseray, Céline. 2007. « “Administrer Cayenne” : Sociabilités, fidélités et pouvoirs des fonctionnaires coloniaux en Guyane française au XVIIIe siècle ». La Rochelle : Université de La Rochelle. A lire en ligne.
Sainte-Marie, Alice Bairoch de. 2017. « Loi, nationalité et mariages mixtes entre Français et autochtones : Le cas de l’arrêt du Conseil supérieur de la Louisiane du 18 décembre 1728 ». French Colonial History 17 (1) : 1 34.
Sala-Molins, Louis. 2012. Le Code Noir. Presses Universitaires de France. A lire en ligne.
Vidal, Cécile. 2009. « Francité et situation coloniale ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 64e année (5) : 1019 50.

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