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Bibliothèques proustiennes

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Après avoir envisagé, dans les deux billets précédents, les représentations de la bibliothèque dans l’œuvre de Proust, voyons à présent quels rapports entretient l’écrivain, dans sa vie personnelle, avec les livres et les bibliothèques.

Leroux, A. Bibliothèque du Louvre

L'accès au livre : bibliothèques, librairies, cabinet de lecture... et amis

Proust semble mal à l’aise avec la quantité de livres des bibliothèques publiques, un foisonnement qui selon lui cache la rareté de certains livres. Il ne mène pas à la lecture au sens où Proust pense qu’il faudrait la pratiquer, c’est-à-dire dans une quête active et subjective de la vérité et, pour les artistes, de la création. Elles sont montrées comme des entrepôts de connaissances présentant des « boîtes à savoir » (Pierre-Louis Rey), proposant la vérité « comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement ». (Sur la lecture)

Quant à la Bibliothèque nationale, elle n’est guère mieux considérée. Après avoir été un miroir douteux des collections des mondains comme nous l’avons évoqué (celle de Swann, celles qu’admire Gilberte dans le beau monde), ce n’est guère que comme un mouroir pour livres qu’elle est perçue, « assimilée à l’oubli, une sorte de décharge ou de cimetière pour livres désaffectés qui sans elle ne survivraient pas », ainsi que la décrit Antoine Compagnon à la suite de cette comparaison de Proust entre images du passé et livre :

Louis-Émile Durandelle. Bibliothèque nationale, salle de lecture des Imprimés : vue d'ensemble du côté Nord, vers le tambour de l'entrée. Entrée de la Salle de Travail. Après 1888.

Quelques documents de correspondance nous montrent l’usage que fait Proust de la bibliothèque des Beaux-Arts, où est entré son ami Pierre Lavallée (un an après l’admission de Proust comme attaché à la Mazarine, cf. infra) et où il fera carrière. Il lui demande par exemple un livre de Ruskin, The Queen of the air, dans une sorte de « service de renseignements à domicile » :

« Cher ami, si tu vas demain à la bibliothèque,
aies la gentilesse de regarder si vous possédez
The Queen of air [sic] par Ruskin et mets-moi
un mot chez mon concierge (je ne m'éveille
guère avant 2 heures (dès 1 heure tu peux
demander en bas si je suis réveillé) et dis
aussi si tu vas demain soir (vendredi)
à la bibliothèque. Ton Marcel Proust. »
Lettres de Marcel Proust à Pierre Lavallée, 1893-1912
 

Il lui demande de pouvoir aller travailler à la bibliothèque des Beaux-arts « sous sa protection » car pour fréquenter la bibliothèque régulièrement les personnes étrangères à l’école doivent recevoir une carte spéciale :

Il lui demande également recevoir des livres à domicile, ce qui était sans doute une exception, toujours selon le règlement de l'école :

« Mon cher ami, Aurais-tu l'obligeance de me faire savoir, si tu es toujours à la Bibliothèque des Beaux-Arts, quels jours et à quelles heures, soir et jour, tu t'y trouves et desquelles conditions d'autre part je pourrais obtenir des prêts de livres à domicile. Car j'ai l'intention d'aller prochainement y travailler une fois ou deux et cela me faciliterait beaucoup la besogne de faire cela sous ta protection » (Lettres de Marcel Proust à Pierre Lavallée, 1893-1912)

Puis, apprenant la maladie du frère de son ami, lui dit de ne plus s’en occuper :

Bibliothèque de l'Ecole des Beaux-Arts. Bibliothèque historique de la Ville de Paris.

Cabinets de lecture

Coexistant avec les bibliothèques publiques, qui commencent tout juste à se développer, et les librairies (et souvent adossés à elles), il existe à l’époque de Proust des cabinets de lecture, dont la vocation est de louer livres et journaux, ainsi que les définit la 6e édition du dictionnaire de l’académie de 1835 (apogée du cabinet de lecture) :

De typologie très variée, depuis la société littéraire jusqu'au cabinet en plein vent, souvent caricaturé, ils accueillent des publics plus ou moins lettrés, plus ou moins fortunés. S’inscrivant à la fois dans l’économie de la librairie et dans le mouvement d’acculturation des populations à la lecture (cf. Jean-Yves Mollier), le cabinet comble les carences d’une lecture publique encore balbutiante, en proposant la lecture sur place, la location à prix raisonnable d’ouvrages, dans un service de proximité, à des horaires adaptés.

En 1920, Proust répond à nouveau à une enquête de l’Intransigeant, qui demande à des écrivains leur avis sur les cabinets de lecture.


Il a bien saisi la diversité des publics des cabinets : les riches, les pauvres, les érudits « gantés de Suède » qui viennent consulter des éditions rares… De même, il perçoit parfaitement le double enjeu de ce type d’établissement : économique, pour les éditeurs qui pouvaient grâce à eux écouler leurs invendus (Jean-Yves Mollier p. 149), et socioculturel, participant du développement de la lecture au sein de la population. Proust en profite aussi pour glisser malicieusement une adresse indirecte à ses éditeurs. Il revient, dans une lettre à Jacques Rivière, sur « le petit éloge » qu’il adresse à lui et à Gallimard :


Dans une lettre à sa mère de 1896, il écrit : « J’ai demandé au Cab lec comme tu disais jadis la Correspondance de Shiller [sic] et de Goethe et un volume de Flaubert sur la Bretagne, c’est du moins entre tant de trésors qu’ils n’ont pas ce qu’ils m’ont envoyé » (Correspondance. 2, 1896-1901, p. 123). On en infère que l’usage du cabinet de lecture est suffisamment ancré dans la vie de Proust et de sa famille, pour qu’une expression familiale connotant la familiarité de l’auteur avec les cabinets de lecture ait été employée entre le fils et la mère. Malgré tout, il pointe ses insuffisances : sa tournure révèle qu’il a dû demander au cabinet plusieurs ouvrages que celui-ci n’a pu lui fournir.

Proust se fournit bien sûr aussi dans les librairies, qui à cette époque peuvent être de véritables carrefours intellectuels où se rend la société lettrée, non seulement pour acheter mais aussi pour se montrer, et échanger. Souvent ouvertes tard, comme la Librairie de Minuit, Proust n’hésite pas à y envoyer Céleste Albaret lui récupérer un titre dont il estime avoir besoin de toute urgence, abandonnant l'idée de pouvoir en retrouver, dans ses piles de livres, un exemplaire qu'il sait détenir. Céleste raconte comment le libraire, n'ayant pas toujours le titre demandé, lui en fournit d'autres susceptibles d'intéresser l'écrivain. Et bien qu'il propose à Céleste de les rapporter s'ils ne conviennent pas, Proust les garde tous.

Les magasins de la Librairie Nouvelle (Boulevard des Italiens). Le Monde illustré, 26 décembre 1857.

Le livre vivant circulant : la vraie bibliothèque proustienne ?

On sait que pour se documenter, Proust préfère s’informer auprès de personnes qu’il aura missionnées, plutôt que d’aller dans les bibliothèques, qu’il fréquentait peu pour des raisons de santé sans doute, surtout à la fin de sa vie, mais aussi par préférence : ce « goût de la relation, comme si le renseignement demandé, une fois revenu à lui, était d'autant plus précieux qu'il se trouve alors embelli du charme de l'échange » (Marcel Proust, la fabrique de l'œuvre, p. 123). Dans une lettre de 1893 à Charles Grandjean, il use d'une métaphore assimilant son ami à un livre :

Dictionnaire du savoir humain, du tact et de l'intuition universels, je vous feuillette à toutes les pages, sans crainte - puisque votre bonté est sans borne - comme elle est sans exemple.

La plupart des livres ayant appartenu à l'auteur ont été dispersés par sa belle-sœur, épouse de Robert Proust, après la mort de celui-ci en 1935. Si Proust fut un grand lecteur, il n’a pas eu pour autant le souci de « constituer » de façon pérenne une bibliothèque. Les livres circulent dans sa vie, dans sa chambre, et si l’on parle de bibliothèque proustienne, c’est comme l’ensemble des livres qui ont plus ou moins pénétré sa vie, possédés un moment, prêtés, rendus, lus ou non, annotés. Sa correspondance, à nouveau, témoigne des nombreux échanges de livres avec ses connaissances. Ainsi ceux avec Robert de Montesquiou, avec Maurice Barrès, ou encore avec Emile Henriot. Il adopte un classement très personnel, par affinité. Dans une lettre à Edouard Rod vers 1902, il évoque un livre qu'il vient de recevoir de son correspondant : « cette Eau courante que j'ai placé dans ma Bibliothèque [notons la majuscule] à côté d'un autre livre aimé, Le Moulin sur la Floss, dont elle égale, aussi dans un cadre fluvial, la majesté domestique et le tragique concentré » (Correspondance. 3, 1902-1903)

Bibliothèque de Proust, conservée au musée Carnavalet, Paris.

Parmi les livres que Proust aimait à conserver, on a retrouvé ceux qui portent une dédicace ou un envoi. Par exemple :

Ce passage, dans une lettre à Madame Finaly, où il évoque un envoi de livre à son fils Horace, suggère que la dédicace est une pratique suffisamment régulière pour qu'il déplore de ne pouvoir en faire davantage en une journée à cause de sa santé chancelante :

Dédicaces et échanges constituaient des pratiques assez courantes pour pouvoir affirmer que s'ils personnifiaient un cadeau et manifestaient un lien spécifique entre le donateur et le destinataire, ils ne sacralisaient par pour autant l'exemplaire, surtout pour Proust, dont on connaît la critique de l'idôlatrie bibliophilique. Ainsi, il peut oublier des volumes dans un fiacre (Lettre à R. de Montesquiou de 1897) : « Si vous avez trouvé dans le fiacre la Chartreuse de Parme, le petit carnet peint par Mademoiselle Lemaire et les Roseaux Pensants pour Monsieurs France que j'y ai laissé, vous serez bien bon de les faire remettre au porteur ». (S'agit-il de son exemplaire annoté de la Chartreuse, présenté à la BnF lors de l'exposition de 1999 ?). Dans une lettre à Jacques Hébertot de 1917, Proust affirme son rapport décomplexé au livre et invite son correspondant à l'imiter :

Anka Muhlstein (La bibliothèque de Marcel Proust) pense qu’il ne fit jamais ouvrir les caisses de livres qu’il emporta de l’appartement familial quand il s’installa boulevard Hausmann : « toute sa vie il se plaignit qu’elles encombraient sa salle à manger, toute sa vie il emprunta les livres les plus courants à ses amis et toute sa vie il se plaignit de ne pas avoir sous la main les volumes dont il avait besoin ».

Proust bibliothécaire

L’épisode « Mazarine » peut aussi éclairer sur la perception qu'a Proust des bibliothèques. En 1890, le jeune homme est pressé par ses parents de trouver une carrière. Pendant trois ans, des études de droit lui permettent de se ménager du temps pour fréquenter le monde et pour l’écriture, et de reculer l’échéance d’une décision. Il recule devant les tracas supposés d’un concours, d’un poste ennuyeux, promettant une « carrière aussi assommante que celle de la Cour des Comptes ». Cet épisode de sa vie se retrouve brièvement dans Jean Santeuil. Mme Santeuil exprime la préoccupation des parents de Proust :

Sa correspondance fait état des conseils qu’il cherche auprès de ses amis pour le choix d’une profession. En particulier auprès de Charles Grandjean, bibliothécaire au Sénat, tout comme le furent Leconte de Lisle et Anatole France, ce qui ne manque pas d’impressionner Proust : il commence à penser que c’est la seule carrière possible pour un écrivain, mais ne s’interdit pas, d’abord, d’envisager d’autres carrières. Ses lettres de novembre 1893 montrent à quel point il tergiverse et se perd dans les réflexions sur les statuts et titres administratifs.

Il échafaude des stratégies d’études et des plans de carrière improbables :

Le plus important pour lui est d’avoir du temps pour écrire (toujours ce temps « perdu »), comme en témoignent les expressions telles que « laisse beaucoup de liberté », une carrière qui « en attendant, consiste en… », « a-t-on enfin autant de temps pour écrire dans un musée qu’à la Cour des Comptes ? ». On perçoit à quel point les notions de « temps perdu » et de recherche d’une vocation auxquelles il est confronté dans sa vie influence son roman. Marcel Proust travailla même brièvement dans une étude d’avoués, toujours sous la pression de son père. Ayant tout d’abord tenté d’y échapper, comme il l’écrit à Robert de Billy : « Quant à l'étude d'avoué, je préférerais mille fois entrer chez un agent de change », il y restera finalement une quinzaine de jours semble-t-il.

Il se décide finalement à travailler en bibliothèque, pensant que cela ne l’éloignerait pas trop de ses travaux littéraires. Cela peut surprendre quand on sait que Proust était asthmatique. Mais si l’on avait identifié à cette époque les allergènes extérieurs, on ignorait encore les risques que représentent poussières intérieures, moisissures et acariens. En 1895, âgé de 24 ans, il passe donc un concours pour être attaché non rétribué à la bibliothèque Mazarine, répondant à l’ouverture de trois postes :

Reçu dernier, Proust sera finalement affecté au ministère de l’instruction publique, au service du dépôt légal : détachement qualifié de « catastrophe » dans une lettre adressée à son ami Lavallée :

Est-ce la déception de cette affectation, ou sa santé déclinante comme il prend l’habitude de l’invoquer, toujours est-il qu’immédiatement il demande et obtient un congé jusqu’à la fin de l’année. Demande qu’il renouvelle pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’en mars 1900, le ministère le considère comme démissionnaire, Proust n’ayant pas répondu à une sommation de prendre son poste, pour cause de voyage à Venise... Finalement, il n’aura jamais effectué son service à la Mazarine, et on ne sait quel est réellement son sentiment à ce sujet. En 1897, dans une lettre à l’Administrateur, évoquant une énième prolongation de son congé : « Je craignais de manquer aux convenances en paraissant à la Bibliothèque dans le temps de mon congé : souvent en effet j’ai eu le grand désir d’y venir travailler comme les autres lecteurs. J’ai craint que vous ne vissiez dans ce fait d’un attaché en congé fréquentant librement la Mazarine un manque de tact et de discrétion », se positionnant étrangement comme lecteur de bibliothèque dont la délicatesse lui en interdit l’entrée…

H. Scott. Bibliothèque Mazarine. Alfred Franklin. Histoire de la Bibliothèque Mazarine et du Palais de l'Institut. Paris : H. Welter, 1901

Peut-être en se souvenant de cette période difficile où il eut à choisir une carrière, c’est un Proust à la fois mature et malicieux qui répond à l’enquête intitulée « Si vous deviez avoir un métier manuel » que L’intransigeant du 3 août 1920 a mené auprès de plusieurs intellectuels. Refusant la distinction entre « professions manuelles et spirituelles » en prenant pour illustration les artistes, il affirme qu'il choisirait la profession d'écrivain. Puis immédiatement ajoute : « si le papier venait à faire défaut, je me ferais, je crois, boulanger ». Il faut faire la part de l’esprit caustique de l’auteur, qui, grand lecteur et contributeur des journaux, s’amuse du type d’enquête-express qu’on donne en pâture aux lecteurs. Cependant on y voit la difficulté de Proust à imaginer exercer une autre activité que l’écriture, que ce soit bibliothécaire ou boulanger… Et c’est bien la vocation, sa quête, sa découverte, qui constitue le sujet de la Recherche.

Pour aller plus loin

- Bulletin de la société des amis de Marcel Proust. 1950-1989. Nombreuses lettres reproduites.
- Mollier, Jean-Yves. « D’autres réseaux pour le livre : les cabinets de lecture ». Dans Histoire de la librairie française. Paris : Cercle de la librairie, 2008, p. 149155.
- Tadié, Jean-Yves. Marcel Proust. Paris : Gallimard, 1996 : « Comment ne pas choisir une carrière » p. 217-220, et « Un bibliothécaire fantôme » p. 263-265.
- Calmette, Germain. « Marcel Proust à la Mazarine ». Dans Lettres à la N. R. F. Bibliographie proustienne. Paris : Gallimard, 1932.
- Rey, Pierre-Louis. « La ‘bibliophilie’ de Marcel Proust ». Dans La présentation du livre. Paris X-Nanterre, 1987.
- Compagnon, Antoine. La Troisième République des lettres : de Flaubert à Proust. Paris, Seuil, 1983. 1. La bibliothèque. 2. La bibliophilie (p. 223-229). Disponible dans Gallica intra-muros
- Wise, Pyra. « Une bibliothèque amicale : les livres dédicacés à Marcel Proust ». Revue d'études proustiennes, 2017, n°5, p. 251-274. Présentation de nombreux envois autographes des livres reçus par Proust.

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