Marcel Proust et la maladie
La maladie est un thème omniprésent dans l’oeuvre proustienne par le nombre de malades et de médecins et les connaissances médicales très poussées que l’on y trouve. A l’instar du protagoniste de A la Recherche du temps perdu, Proust est asthmatique.
Fils et frère de médecins
Le savoir médical de Marcel Proust s’explique par son appartenance à une famille de médecins. Assistant à leurs conversations médicales, il a enregistré des termes techniques et des descriptions pathologiques que l'on retrouve par la suite dans ses romans. Son frère Robert est oncologue et urologue et leur père Adrien est un grand hygiéniste qui a également contribué à des études sur l’aphasie, les attaques vasculaires, l’hystérie et la neurasthénie. Il a aussi dirigé une bibliothèque d’hygiène thérapeutique dans laquelle sont parus 17 précis médicaux. Père et fils entretiennent une relation houleuse due à une incompréhension mutuelle. En effet, Adrien Proust ne cache pas son scepticisme devant la véracité des symptômes dont se plaint Marcel. On voit d’emblée le paradoxe pour ce professeur de la Faculté de médecine de Paris prônant l’exercice, le grand air et l’aération des espaces d’avoir pour descendant un être fragile, maladif, fuyant l'air extérieur allergisant. En effet, Proust fils passe la fin de son existence cloîtré dans une cloche pneumatique, autrement dit sa chambre tapissée de liège, sorte de caisson étanche où l’on cultive la phobie des microbes : ses domestiques désinfectent le courrier au formol avant de lui transmettre.
La maladie
Lors d’une promenade en famille, Marcel Proust, âgé de neuf ans, connaît sa première crise d’asthme, si violente que son père croit le voir mourir sous ses yeux. Il est au départ atteint d’un rhume des foins qui s’est progressivement compliqué d’asthme bronchique. Sur un terrain héréditaire prédisposé, il s’est sensibilisé à divers allergènes contre lesquels il a sécrété des anticorps. La sensibilisation acquise, les allergènes ont spasmé et enflammé ses bronches, après qu'il ait éprouvé une émotion assez forte pour déclencher sa première crise. Empêché de poursuivre une scolarité normale, il redouble sa seconde avant que la maladie ne lui accorde un répit jusqu’à l’âge de 23 ans. A partir de 1905, il souffre de crises respiratoires provoquées par un déséquilibre de son système neurovégétatif, avec parfois complications dyspnéiques comme l’essoufflement. Ses organes hyperréactifs génèrent une hypersensibilité pouvant aller jusqu'à l'hyperesthésie, c'est à dire une exacerbération des sensations externes. Céleste Albaret, sa servante, raconte qu'il aurait ressenti depuis sa chambre située au cinquième étage un courant d’air provoqué par une porte de service du rez-de-chaussée restée grande ouverte. En 1923, le docteur Pierre Mauriac développe cette théorie selon laquelle Proust serait un vagotonique souffrant d’une hypertrophie du système nerveux. Proust est devenu un polysensibilisé dont les crises peuvent se déclencher sous les motifs les plus divers : odeurs, bruits, variations météorologiques et climatiques, différences de pression atmosphérique, lumière, effort physique, émotions.
Entre 1910 et 1912, il subit des crises d’asthme de plus en plus rapprochées, doublées de maux d’ordre gastrique probablement d’origine psychosomatique. Edouard Brissaud émet l'hypothèse d'auto-intoxications selon laquelle l'estomac favoriserait des putréfactions alimentaires intoxiquant l'organisme : Proust décide de suivre un régime lacté et de se limiter à un seul repas le matin. Il finit par s’abstraire du monde extérieur. Il dort pendant le jour et sort ou écrit la nuit afin de s’éviter de violentes crises nocturnes. Il passe les dernières années alité. Devenu frileux, il prend froid au moindre courant d’air : même en plein été, il demande à ce qu’on allume un feu de cheminée dans sa chambre. En fuyant fumées, poussières de l'extérieur et pollens, Marcel Proust commet l'erreur de s'immerger dans une ambiance calfeutrée, au contact d'autres allergènes (acariens, poussière de maison, moisissures). On ignore encore que vivre en intérieur confiné constitue un risque essentiel d’allergie !
Une automédication délirante
A l’époque, en présence de l’asthme, les médecins prescrivent parfois des lavements au mercure, mais le traitement reste empirique. Devenu sceptique devant l'impuissance des thérapeutes à le guérir, Marcel Proust s’automédique à sa façon :
- cigarettes anti-asthmatiques Espic et fumigations de poudre Legras qui diffusent une fumée apaisante en se consumant. La stramoine de datura à l'action bronchodilatatrice est réputée soulager les asthmatiques, mais en réalité son efficacité est médiocre, son action transitoire sur le spasme des bronches ne traitant pas l’inflammation. En revanche, elle a pour effets secondaires irritation chronique de la gorge, excitation intellectuelle, hallucinations sensorielles, désorientations spatiale et temporelle, euphorie, épisodes anxio-dépressifs. A cela s'ajoute un risque de dépendance avec augmentation progressive des doses, connu sous le nom de stramoniomanie.
- D’autre part, l’abus de caféine (20 à 30 tasses de café quotidiennes) déclenche des crises de tachycardie et des palpitations.
- L’addition des excitants (datura et caféine, adrénaline sous sa forme buvable) est la cause d’insomnies qu’il combat au moyen des hypnotiques comme la morphine et/ou trois grammes de Véronal par jour (soit deux fois la dose maximale conseillée).
- Les dernières années de sa vie, il prend aussi des extraits d’opium.
Docteur Babinski : photographie de presse / Agence Rol, 1922
Les troubles neurologiques
La mère de Marcel Proust a eu une attaque cérébrale (hémiplégie avec aphasie). Son fils retranspose cet épisode dans La prisonnière où l’écrivain Bergotte meurt d’une attaque vasculaire. En 1918, l’hypcondriaque qu’il est, s’adresse au neurologue Joseph Babinski :
J’ai de l’embarras de la parole qui, étant donné que je ne suis pas syphilitique, a probablement une cause cérébrale grave..[...]
Il va jusqu’à réclamer une trépanation, mais le disciple favori du professeur Charcot lui refuse l'opération. Le diagnostic d’une paralysie générale - maladie provoquée par la syphilis dans laquelle a sombré Guy de Maupassant avec des symptômes similaires - est également écarté. Aux yeux de cet excellent clinicien, l’aphasie dont souffre parfois l’écrivain est due tout simplement à ses abus médicamenteux, alternant narcotiques et excitants. Agissant ainsi, il accumule les erreurs de traitement et son état ne peut qu’empirer.
Trois ans plus tard, Marcel Proust revient consulter Joseph Babinski : ses troubles ont évidemment empiré et il craint désormais de perdre la mémoire. Il est en réalité obsédé par l'idée de parvenir au bout de la rédaction de son oeuvre monumentale. Après lui avoir fait répéter l'expression : « constantinopolitain et artilleur de l’artillerie », le spécialiste ne peut que lui réitèrer ses précédents conseils. Mais le toxicomane qu’est devenu progressivement Marcel Proust ne suivra jamais les conseils teintés de bon sens du neurologue.
M. Brissaud (Edouard). Professeur à la Faculté de médecine : photographie / Atelier Nadar,1890-1899
L’asthme est-il un symptôme d’origine psychosomatique ?
Il est vrai que Proust a tout du nerveux : humeurs changeantes, angoissé, émotif. Certains docteurs lui prescrivent des bains chauds, d’autres penchent plutôt pour l’eau froide. On sait que des émotions fortes sont susceptibles de déclencher des crises d’asthme chez le romancier, par exemple en 1921 devant le tableau Vue de Delft du peintre hollandais Vermeer ou bien lorsqu’il reçoit le prix Goncourt pour son œuvre. Cela plaide en faveur de l’origine psychosomatique de l’asthme. En effet, à l’époque, afin de dissimuler leur ignorance de l'étiologie de cette maladie, les médecins y voient une manifestation soit de neurasthénie, soit d’hystérie. Edouard Brissaud rédige en 1896 un manuel publié dans la collection dirigée par le professeur Adrien Proust : Hygiène des asthmatiques : il prétend déceler chez eux un nervosisme constitutionnel. Il considère en particulier l’asthme infantile comme une névrose pure qui s’accompagne d’autres troubles.
De la fin du XIXe siècle à l’époque où triomphe Jean-Martin Charcot, c’est plutôt le nervosisme qui prévaut : tout symptôme est forcément d’origine hystérique. En 1882, Charcot crée la première chaire de neurologie au monde. Dans le but de réhabiliter l’hystérie, maladie signalée dès l’Antiquité mais encore mystérieuse, il ouvre le service des hystériques et épileptiques à l’hospice de la Salpêtrière. Il va ainsi étudier le cas de centaines de patientes, mais aussi quelques sujets masculins : en effet, attribuée à l’utérus, cette pathologie était réputée toucher exclusivement des femmes dont les crises spectaculaires donnaient à penser qu'elles étaient possédées. Jusqu’en 1892, l'élite intellectuelle vient assister aux Leçons du mardi données par le professeur et traduites dans toutes les langues.
Mais les anciens élèves ou les héritiers indirects du professeur Charcot dénoncent la théâtralité de son traitement de l’hystérie, conjugué à de l’hypnose sur des patientes très désireuses de se conformer aux attentes du maître. Rejetant le concept de l’hystérie, ils lui substituent une explication psychosomatique qui prend en compte l’histoire du malade : la neurasthénie devient Le Sujet. Un aliéniste américain, Georges Miller Beard découvre cette pathologie en 1869. La neurasthénie, littéralement fatigue des nerfs, repose sur un concept très large allant d'une tendance dépressive à une dépression sévère. Après Beard, ils sont nombreux à établir un lien entre ce trouble mental et des difficultés respiratoires comme Adrien Proust lui-même dans Hygiène du goutteux en 1896. Il n’est pas anodin qu’il ait aussi co-écrit un an plus tard : Hygiène de la neurasthénie, un thème qui l’intéresse forcément s’il pense y voir l’origine de la maladie qui frappe son fils.
Vers 1891, Marcel Proust consulte Jules Déjerine, professeur à la Faculté de médecine de Paris et spécialiste des maladies du système nerveux. Celui-ci lui prescrit une cure de trois mois en milieu fermé dans sa clinique mais Proust tergiverse et ne se soumet finalement pas à la méthode de la persuasion pratiquée par Déjerine.
En 1905, dévasté après le décès de sa mère, Marcel Proust consulte Edouard Brissaud, spécialiste de l’asthme. Celui-ci l’envoie à la clinique du psychiatre Paul Sollier à Boulogne-sur-Seine où il entame une cure de six semaines : la psychothérapie y consiste, grâce à l’hypnose, à provoquer des reviviscences afin de retrouver un traumatisme refoulé. Sollier est un éminent aliéniste qui a rédigé de nombreux traités. Pourtant, Marcel ne parvient pas à se débarrasser d’un sentiment de culpabilité filiale. A la suite de cet épisode, il exprimera toujours ses doutes sur l’efficience de la psychothérapie et se refusera à réitérer cette expérience, préférant utiliser la création littéraire comme une catharsis.
La sensibilité nerveuse, source de création
Même si Proust est réticent à la psychothérapie, il est très conscient de sa propre névrose. En patient féru de médecine, il n’ignore pas que son asthme a des causes multifactorielles (allergènes, hypertrophie du système nerveux, mais aussi psychiques). Certes, la maladie le contraint à vivre sous cloche, mais il sait aussi ce qu’il lui doit. Afin de corroborer sa thèse, il fait prononcer à un médecin une véritable apologie des nerveux, seuls véritables créateurs artistiques ou littéraires :
[…] cet homme qui n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d'œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons ce qu’ elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela. […]
Portraits de médecins
L’écrivain fait preuve d’un savoir médical peu commun car cherchant à comprendre son mal, il a lu tous les ouvrages médicaux cités ci-dessus et se prétend même "plus médecin que les médecins". Comme en atteste le diagnostic intérieur du Docteur Cottard, clinicien omniprésent dans A la Recherche du temps perdu :
Dans mon cas ce qui était matériellement observable, pouvait aussi bien être causé par des spasmes nerveux, par un commencement de tuberculose, par de l'asthme, par une dyspnée toxi-alimentaire avec insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un état complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les spasmes nerveux demandaient à être traités par le mépris, la tuberculose par de grands soins et par un genre de suralimentation qui eut été mauvaise pour un état arthritique comme l'asthme, et eut pu devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire laquelle exige un régime qui en revanche serait néfaste pour un tuberculeux.
Certes, on ne trouve pas de description précise d’une crise, mais cependant l’asthme est bien présent dans l’œuvre proustienne grâce à la métaphore de l’étouffement, de la respiration altérée ou bien d’un cas d’anaphylaxie par sensibilisation aux odeurs. Cette réaction allergique survenant rapidement après contact avec un aliment, un médicament ou après une piqûre d'insecte et s'aggravant au fur et à mesure de sa répétition, fait partie depuis peu des acquis médicaux : le choc anaphylactique est découvert en 1902 par Charles Richet et Paul Portier, lauréats du prix Nobel de médecine.
Les références médicales qui parcourent toute la trame de l’œuvre proustienne sont également dues à sa fréquentation assidue du corps médical. Il passe beaucoup de temps à analyser une santé défaillante et à décrire sur le papier son ressenti. Proust nous communique ainsi son expérience teintée de doutes et d’ironie dans le portrait qu’il brosse de ces quelques personnages représentatifs de la médecine contemporaine :
- Cottard est sans conteste celui auquel le romancier consacre le plus de pages. A l’origine débarqué de sa campagne, carriériste devenu médecin de salon, il se consacre à une patientèle huppée, allant jusqu’à refuser ses soins aux domestiques. Sa pratique repose plus sur des certitudes que sur un examen clinique, ce qui le conduit parfois à de grossières erreurs de diagnostic comme dans le cas du Grand-duc. Cela n’empêche pas son créateur de présenter cet imbécile comme un grand clinicien.
- Du Boulbon, neurologue et psychiatre promis à un grand avenir selon Charcot, voit systématiquement la névrose à l’œuvre dans les cas qu’on lui soumet. Bien qu'il le décrive comme intelligent, on perçoit ici la méfiance de Proust à l’égard des aliénistes.
- Percepied dont le nom fait allusion à Charles Bovary : un dilettante que l’on ne voit jamais en situation d’exercer son métier.
- L’académicien Potain, accusé de tuer ses patients.
- Le Professeur E… , éminent personnage mais peu empathique
- Dieulafoy, au nom prédestiné puisqu’on l’appelle au chevet des agonisants.
- Seul à être épargné par Proust, le dévoué médecin de Balbec au diagnostic précis, personnage curieusement maintenu dans l’anonymat par son créateur.
Malgré les injonctions de son frère, Marcel Proust, devenu claustrophile, refuse d'être hospitalisé pour ne pas quitter sa chambre et meurt d’insuffisance respiratoire aigüe à l’âge de 51 ans. A-t-il voulu ainsi mettre fin à une existence qu'il désigne comme "une lente agonie" ou bien simplement négligé une pneumonie à pneumocoque ?
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