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Greta de Haartman : une voix sauvée de l’oubli par les Archives de la Parole

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5 mai 2021

Entre 1928 et 1929, la cantatrice finlandaise Greta de Haartman se produit à Paris et dans de nombreuses villes françaises. À cette occasion, la maison de disques française Pathé commande des essais d’enregistrement de chansons populaires finlandaises : l'artiste est alors invitée aux Archives de la Parole et enregistre ses premiers disques. Ces enregistrements ne seront jamais édités par Pathé : en produisant et conservant ces disques, les Archives de la Parole sauvent ainsi de l’oubli une très belle voix lyrique du début du XXe siècle que nous vous invitons à découvrir ici.
 
Portrait de Greta de Haartman / Atelier Apollo, ca 1910 (source : Museovirasto)
Enregistrements de Greta de Haartman (1928-1929)
 
Selon le critique musical Richard Martet, une "diva" se reconnaît, en dehors de ses talents vocaux et scéniques, à plusieurs critères : à la dimension de sa carrière internationale, à sa capacité à rayonner hors du cercle des amateurs d’opéras, à sa proximité avec des compositeurs célèbres, à son rôle joué dans l’évolution de l’art vocal et des goûts du public, et à l’importance de sa discographie. Une diva est une cantatrice "célèbre et talentueuse", "provoquant un engouement exceptionnel ou se distinguant par une conduite extraordinaire". La cantatrice Greta de Haartman est-elle une "diva" ? Pas tout à fait si l’on s’en réfère à ces critères, mais une mezzo-soprano de talent injustement méconnue, oui.

 

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Portrait de Greta de Haartman (Source : Internet archives)
 

Les débuts de Greta de Haartman

Annie Margaretha (Greta) von Haartman est née le 29 juin 1889 à Mäntyharju, en Finlande, fille de Georg Viktor Berndt von Haartman, ingénieur, et d’Annie Mathilda Kyander. Elle est envoyée par ses parents dans une école privée suédoise pour jeunes filles à Helsinki. En 1908, elle étudie le chant au Collège de musique de la même ville, en intégrant le cours de la célèbre mezzo-soprano finlandaise Emmy Achtè (1850-1924), artiste de renommée internationale. La même année, Greta est envoyée à Paris pour améliorer son éducation et acquérir les "bonnes manières" des jeunes filles françaises. Pendant trois ans, elle sera logée à Boulogne-sur-Seine, à la pension Villardin.
 

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Locataires de la pension Villardin.
Greta de Haartman : rangée du milieu, à droite (Source : Europeana / National Library of Finland)

 
Dans ce contexte sévère et vertueux, elle est autorisée à poursuivre ses études de chant et découvre Paris. Elle intègre le cours privé d’Edmond Duvernoy, pianiste et baryton, puis de sa nièce, la chanteuse et musicienne Suzanne Duvernoy. Greta de Haartman, après avoir été initiée au chant lyrique par Emmy Achtè, continue ainsi sa formation auprès de grands artistes français.
Suzanne Devernoy est la fille du pianiste et compositeur Alphonse Duvernoy (frère d'Edmond) et de Marianne Garcia-Viardot, musicienne et peintre, dont les témoins de mariage ne furent autres que Gounod et Tourgueniev. Marianne est la descendante d’une longue lignée d’artistes (musiciens, chanteurs et compositeurs), les Garcia. Maria Felicita Garcia, plus connue comme "La Malibran", est certainement la plus célèbre figure de cette dynastie d’artistes. La grand-mère de Suzanne Devernoy, Pauline Garcia-Viardot (1821-1910), fut également une des mezzo-sopranos les plus célèbres et adulées de son époque, bien que tombée dans l’oubli aujourd’hui : elle fut l’amie de George Sand, de Camille Saint-Saëns ou encore d'Alfred de Musset, et elle eut des professeurs prestigieux comme Franz Liszt. Meyeerber lui écrivit le rôle de Fidès dans Les Prophètes ; Brahms, Schubert et Fauré lui écriront également des rôles sur mesure.
 

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Greta de Haartman (au centre), étudiante en chant à Paris,
avec Anna Appelberg et deux compagnons. 1910 (Source : Europeana / Finnish Hertitage Agency)
 

Après ce séjour parisien, Greta de Haartman retourne en Finlande en 1911 et donne son premier concert professionnel : sa performance est saluée par le public et la critique musicale locale. Elle part rapidement poursuivre ses études de chant à Saint-Petersbourg, pour rejoindre le cours prestigieux d’Alma Fohström (1856-1936), soprano de l’Opéra national finlandais, de renommée également internationale : cette cantatrice s’est produite dans les plus grandes cours d’Europe, et notamment devant la reine Victoria à l’occasion de ses 50 ans, à l’Albert Hall. Très populaire en Russie, elle sera engagée par le Conservatoire de Saint-Petersbourg après avoir ébloui Nicolas II et intégrera le Bolshoï.
En 1916, Greta rejoint Stockholm pour devenir l’élève de la non moins célèbre et exubérante soprano suédoise, Signe Hebben (1837-1925). Cette chanteuse aurait donné des cours à la jeune Sarah Bernhardt mais elle est surtout reconnue pour son enseignement axé sur une technique de la parole et de chant basée sur une respiration profonde, et sur la gestion « plastique » de la performance scénique. Signe Hebben eut de nombreux élèves, comme Gerda Lundequist (la « Sarah Bernhardt suédoise ») ou  la soprano finlandaise Emilie Mechelin.
Pendant cette période d’études et de perfectionnement, Greta de Haartmann interprète de nombreux rôles mineurs dans des représentations des Contes d’Hoffmann d’Offenbach ou bien encore de La Chasse du roi Charles de Pacius, données à l’opéra de Savonlinna ou dans des productions de l’Opéra national finlandais.
 

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Greta de Haartmann, par Aarne Pietisen, 1933
La Mort d’Elina, opéra d’Oskar Merikanto (Source : Finnish Heritage Agency)

« Son travail sur scène était élégant et tout son être aristocratiquement sophistiqué »

En 1916, Greta de Haartman interprète le plus grand rôle de sa carrière, celui d'Amnéris, la fille du pharaon, dans l’opéra Aïda de Giuseppe Verdi. Elle jouera ce rôle - son favori - de nombreuses fois durant sa carrière. Elle obtient son second plus grand rôle dans la mise en scène de l’opéra d’Oskar Merikanto, La Mort d’Elina, qu’elle interprète pour la première fois en avril 1917. Son talent vocal et sa présence scénique sont rapidement reconnus : Greta intègre officiellement l’Opéra national d’Helsinki en 1918. Elle interprétera au cours de sa carrière de nombreux autres rôles d’importance sur cette scène nationale. Son répertoire comprendra plus de 70 rôles d’opéras et d'opérettes (Carmen de Bizet, La Belle Hélène d'Offenbach). Elle sera une héroïne récurrente des opéras de Wagner : Brünnhilde (La Walkyrie), la séduisante Kundry (Parsifal) ou bien encore la sombre Ortrud (Lohengrin).
 

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Greta de Haartman dans le rôle de Carmen.
Carmen, opéra de Georges Bizet, photographie non datée. (Source : University of Turku)

 

Séjour en France et enregistrements aux Archives de la Parole

En 1928, Greta de Haartman quitte l’Opéra national d’Helsinki pour se rendre en France. Durant une année, la mezzo-soprano y effectue une tournée, donnant de nombreux concerts de musique vocale à Paris mais aussi dans quelques villes européennes comme Madrid ou Monaco (Casino de Monte-Carlo). Elle se produit également sur les scènes des opéras de Grenoble, de Clermont-Ferrand et de Dinard, ville où elle s’était déjà produite en septembre 1927 à l’occasion d’un gala. On trouve de nombreux articles dans la presse de l’époque annonçant les prestations de la cantatrice et louant son talent. Dans le numéro du 2 février 1928 de l’Echo d’Alger, le programme de la TSF mentionne la retransmission d’une soirée de gala parisienne où se produit Greta de Haartman mais aussi la soprano Aino Acktè, une consoeur finlandaise.
 
 
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Enregistrement d'Aino Acktè.
Faust : air des bijoux. Opéra de C. Gounod. Disque Fonotipia, 1905

 

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Portrait d’Aino Acktè.
Opéra. Faust : photographie, tirage de démonstration.
Atelier Nadar. Entre 1890 et 1898.
 
Aino Acktè (1876-1944) connaît alors déjà une renommée internationale : elle est la fille d’Emmy Achtè, la première professeure de Greta. Elle est devenue la soprano principale de l’Opéra national d’Helsinki en 1893 et a été également une élève d’Edmond Duvernoy à Paris, ville où elle change son nom en « Acktè ». Dans l’édition parisienne du Chicago tribune and the Daily news du 31 mai 1928, la revue musicale mentionne une prestation d’Aino Acktè à la Sorbonne durant l’hiver 1927 et recommande alors aux amateurs de musique finlandaise de découvrir également Greta de Haartman lors de son récital à la salle Gaveau, donné le soir même.
À la suite de ce concert, la maison de disques Pathé initie des tests d’enregistrement de chansons traditionnelles finlandaises : trois premiers disques sont enregistrés par Greta de Haartman en juin 1928 aux Archives de la Parole, alors dirigées par Hubert Pernot.
 

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Enregistrements de 1928, Greta de Haatman pour les Archives de la Parole

 

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Fiche d'enregistrement. Archives de la Parole
 
Greta enchaîne les prestations parisiennes : elle participe au Centenaire de Schubert donné par l’Orchestre Colonne en novembre 1928, et donne plusieurs récitals à la salle Chopin, le 13 juin 1928 et le 7 février 1929, mais aussi à la salle Pleyel. La chronique « Plages et villes d’eaux » du journal La Liberté du 21 août 1928 annonce même sa prestation au « dancing » de Paramé, en Bretagne, lors des festivités estivales locales.

 

« Madame Greta de Haartman possède l’une de ces voix septentrionales, amples et sonores, particulièrement émouvantes » Gustave Bret

En 1929, dans le numéro du 15 février de L'Intransigeant, le sévère critique musical, compositeur et musicien Gustave Bret consacre un petit article à la cantatrice et apprécie agréablement ses qualités. Jusqu’en mai 1929, on trouve de nombreuses annonces de récitals ou de retransmissions radiophoniques de ces récitals donnés par Greta de Haartman, interprétant le plus souvent des oeuvres de compositeurs finlandais classiques tels que Jean (Johan) Sibelius, Leevi Madetoja ou encore Selim Palmgren, accompagnée au piano.
Le 9 juillet 1929, Greta de Haartman réalise une dernière session d’enregistrement pour les Archives de la Parole : quatre disques sont issus de cette session, proposant encore une fois des chants populaires finlandais mais aussi une composition classique de Jean Sibelius.
En 1929, elle repart en Finlande et reprend son contrat avec l’Opéra national d’Helsinki, qu’elle quitte en 1945. Greta de Haartman deviendra elle-aussi professeure de chant - mais aussi de sculpture, et enseignera jusqu’à sa mort en 1948. 
 

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► Enregistrements de 1929, Greta de Haatman pour les Archives de la Parole

 

L'absence de répertoire discographique : une postérité dérobée

Ces enregistrements réalisés à la Sorbonne ne furent pas édités ni commercialisés par Pathé : peut-être en raison d’une notoriété encore insuffisante de Greta de Haartman. Et l'on trouve pas aujourd'hui de disques édités de l'époque de l'artiste. Cette absence de répertoire discographique a nui considérablement à la postérité de cette artiste, en privant ce visage d’une voix. En cette période de plein essor de l’industrie musicale, refuser à une artiste ce médium la condamne au risque de l’oubli.
Le début du XXe siècle voit l’édition de discographies importantes d’artistes lyriques comme la française Ninon Vallin (Odéon, Pathé, Columbia), l’allemande Lotte Lehmann (Columbia, Odéon, Parlophone, His Master’s voice) ou bien encore la norvégienne Kirsten Flagstad (Victor - His Master’s Voice), et la réalisation de projets discographiques d’envergure comme celui orchestré par le label italien Fonotipia consistant en l'enregistrement sur plusieurs années des plus grandes voix lyriques du tout début du XXe siècle.
Ce sont ces enregistrements sonores et leur diffusion auprès des publics qui donneront une voix éternelle à de nombreuses cantatrices, contribuant ainsi fortement à leur "immortalité" artistique.
 
En plus d'enrichir les collections de superbes morceaux de musique folkorique finlandaise, la conservation de ces sept disques permet de rendre justice au talent de Greta de Haartman et de comprendre en quoi on doit lui reconnaître d’avoir elle-aussi promu en son temps la culture et l’art lyrique finlandais sur la scène internationale, au même titre qu’Emmy Achtè, Emelie Mechelin, Ida Basilier-Magelssen, Aulikki Rautawaara ou Aino Acktè.

  

 
Pour découvrir ou redécouvrir les voix d’autres artistes et personnalités féminines, nous vous invitons à suivre les prochains billets de la série « La Voix des femmes », toujours sur le blog Gallica.
Précédents billets #lavoixdesfemmes

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