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Margery Corbett Ashby : une suffragette britannique à Paris

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17 mars 2021

En 1926, Paris accueille pour la première fois le Congrès international pour le suffrage des femmes. Margery Corbett Ashby, pionnière dans la lutte pour le droit de vote des femmes britanniques et présidente de l'Alliance Internationale pour le Suffrage des Femmes, est enregistrée à cette occasion par Hubert Pernot, pour les Archives de la Parole.
 
Margery Corbett Ashby : [carte postale]. JR [Illustrateur]. Paris. Bibliothèques patrimoniales
Enregistrement de Margery Corbett Ashby. 1926
 
Pour devenir des citoyennes à part entière, les femmes ont dû s'armer de patience et surtout de beaucoup de persévérance. Le droit de vote leur a été parfois accordé de façon partielle et provisoire dans quelques pays ou entités territoriales dès le XVIIIe siècle mais c'est surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que celui-ci commence à s'inscrire réellement dans les esprits comme un droit fondamental.
Précédée par l'Association Internationale des Femmes (1869) et le Conseil International des Femmes (1888), l'année 1904 marque la naissance de l'Alliance Internationale pour le Suffrage des Femmes, l'AISF (International Woman Suffrage Alliance, IWSA), fondée par Carrie Chapmann Catt.
Margery Corbett Ashby, pionnière britannique des droits de la femme, est l'un des membres fondateurs de cette organisation.
 

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Margery Corbett Ashby : [carte postale]. JR [Illustrateur].
Paris. Bibliothèques patrimoniales

 

Margery naît en 1882 dans un foyer où tout la prédispose à devenir une femme d'idées et de combats. Son père, Charles Corbett, est un avocat et député libéral d'East Grinstead, fief conservateur, dans le Sussex. Sa mère, Marie Gray Corbett, féministe libérale, est conseillère municipale à Uckfield, dans le Sussex également. Ses parents tiennent régulièrement des discours publics sur le thème des droits des femmes, devant une foule plutôt hostile et agressive. Une enquête de 1911 apprend que moins de 20 % des femmes d'East Grinstead était alors favorable au vote féminin. Dans ses mémoires, Margery Corbett Ashby écrira : "Mes parents étaient autant détestés et méfiés par la gentry que les communistes le sont aujourd'hui, et considérés comme des traîtres à leur classe". Dans le foyer familial, Margery et sa petite soeur Cicely sont choyées mais aussi instruites par leur nurse, Lina Eckenstein, "polymathe féministe".
Ce contexte procure à Margery un terrain favorable pour développer ses nombreuses qualités intellectuelles et affirmer une personnalité dynamique et combative. A 18 ans, Margery fonde, avec sa soeur et des amis, l'association des Younger Suffragists. En 1901, elle rentre au Newnham College de Cambridge, réussit brillamment ses examens mais, comme toutes les étudiantes de cette époque, elle se voit refuser l'obtention de son diplôme. Il faudra attendre 1947 pour que l'université de Cambridge accepte de reconnaître ses étudiantes. Pendant ses études, elle rejoint la section de Cambridge de l'Union Nationale des Sociétés de Suffrage des Femmes (National Union of Women's Suffrage Societies (NUWSS), fondée en 1897 par la suffragette britannique Millicent Fawcett).
 
Refusant d'embrasser la carrière d'enseignante conseillée par ses professeurs, elle s'engage pleinement dans le combat féministe. Elle devient à 25 ans secrétaire de l'Union Nationale des Sociétés de Suffrage des Femmes et rédactrice en chef du journal associé. Dès 1904, elle s'implique fortement au sein de Alliance Internationale pour le Suffrage des Femmes, fondée par Carrie Chapmann Catt, et devient l'une de leur conférencières régulières, notamment lors des congrès de Berlin (1904) et de Stockholm (1911). En 1919, Margery sera l'une des membres de l'Alliance qui assistera à la Conférence de paix de Versailles et qui participera au premier congrès d'après-guerre en 1920. Après la guerre, elle sera à l'origine de la création d'un service de police en Allemagne dédié à la défense des femmes et, en Angleterre, la fondatrice des guildes de femmes britanniques.
Forte de son expérience, de sa reconnaissance et de ses combats de terrain en politique (elle sera plusieurs fois candidate à des élections législatives après la fin de la première guerre mondiale), Margery Corbett - devenue Corbett Ashby par son mariage avec Arthur Ashby en 1910, est élue présidente de l'Alliance Internationale pour le Suffrage des Femmes en 1923.
 
(n° du 1er janvier 1927)

 

En mars 1926, le journal Excelsior se fait le relais d'un évènement moins mondain qu'il n'y paraît. Cinq femmes se sont réunies autour d'un "très brillant" déjeuner à l'Hôtel Salomon de Rothschild, rue de Poitiers, à Paris. La duchesse d'Uzès douairière, Margery Corbett Ashby, Marcelle Kraemer-Bach, Germaine Malaterre-Sellier et Cécile Brunschvicg viennent de débattre du Xe congrès de l'Alliance Internationale des Femmes et annoncent à la presse les dates et l'emplacement de ce congrès.

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Déjeuner à l'Hôtel Salomon de Rothschild (Excelsior du 5 mars 1926)
Assises :  Margery Corbett Ashby et la duchesse d'Uzès
Derrière elles : Mmes Kraemer-Bach, Malaterre-Sellier et Brunschvicg
 

Après Berlin, Copenhague, Amsterdam, Londres, Stockholm, Budapest, Genève et Rome, Paris accueillera le Xe Congrès international pour le suffrage des femmes, du 30 mai au 6 juin. Ce congrès sera présidé par Margery Corbett Ashby, accompagnée de Carrie Chapmann Catt. La Sorbonne a été choisie pour accueillir cet évènement international. Plus de 2000 participantes sont attendues, représentantes de 43 nations. Le programme de ces journées sera relayé par de nombreux journaux à travers le monde.

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Programme du Xe congrès de l'Alliance internationale pour le suffrage
des femmes de Paris (Excelsior du 16 mai 1926)
 

Le 30 mai, jour d'ouverture, sera dédié aux allocutions et discours de la duchesse d'Uzès douairière, présidente d'honneur, de Mme Brunschviecg, présidente de l'Union Française pour le Suffrage des Femmes, de Margery Corbett Ashby et Carrie Chapmann Catt, et de Lady Aberdeen, présidente du Conseil International des Femmes. "Des hommages au congrès seront présentés par les déléguées de l'Asie, de l'Afrique, des deux Amériques et de l'Océanie" (Excelsior). Le 2 juin sera consacré à un "état de la question du suffrage dans le monde, examen des méthodes d'action et de propagande dans les pays où les femmes n'ont pas encore obtenu le droit de vote".
 
 
 
Si des extraits de ces conférences ont été parfois relayés ou synthétisés dans des journaux ou dans des rapports d'organisations féministes, le département de l'Audiovisuel conserve un document rare : l'enregistrement de la voix de Margery Corbett Ashby, donnant un peu de son temps à l'Institut de Phonétique de l'université de Paris pour ses Archives de la parole. Fondées en 1911 par Ferdinand Brunot, ces archives conservent la capture des voix les plus célèbres ou inattendues de leurs temps. Le 4 juin 1926, Hubert Pernot, leur directeur, invite Margery Corbett Ashby à enregistrer un extrait de son discours sur l'état du suffrage des femmes à travers le monde.
 
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► Enregistrement de Margery Corbett Ashby. Archives de la Parole, 1926

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Margery Corbett Ashby. Fiche d'enregistrementArchives de la parole, 1926.
 

Mrs Corbett-Ashby a formulé le voeu que ce prochain congrès apporte aux femmes françaises les privilèges politiques dont jouissent déjà les femmes d'Angleterre et d'Espagne et de divers autres pays d'Europe et d'Amérique. (Excelsior, 5 mars 1926)
Sur cet enregistrement d'à peine trois minutes, Margery Corbett Ashby se prête avec aisance à l'exercice : elle compare l'avancée du droit de vote et de la place des femmes dans la vie publique (contraintes morales et patriarcales) et politique (droit de vote et éligibilité) dans le monde. Et de toutes les femmes, quelque soit leur statut social et niveau d'éducation. Force est de constater que la situation est encore très inégale d'un pays à l'autre. Margery relève par exemple la forte implication de femmes indiennes et birmanes dans leurs communautés, une situation presque aboutie en Australie (mais seules les femmes blanches peuvent voter) et en Grande-Bretagne, une situation embryonnaire en Amérique du sud et elle souligne aussi une disparité persistante en Europe du nord. En effet, en 1926, bien des pays de cette dernière région n'ont pas, ou que très peu, avancé sur la question et se heurtent encore à de farouches oppositions : la France, par exemple. Rappelons, pour comparaison, qu'en 1893, la Nouvelle-Zélande accorde le suffrage universel, y compris aux femmes maori. En 1906, la Finlande accorde également le suffrage universel avec une éligibilité égale entre hommes et femmes.
Cette hostilité est souvent passive mais parfois aussi active : le 6 juin 1926, rue des Ecoles, les forces de police de Paris sont contraintes de repousser et disperser une manifestation agressive d'étudiants, protestant contre la monopolisation des locaux de la Sorbonne par les conférences du congrès de l'Alliance, et plus globalement, ou peut-être surtout, contre les mouvements d'émancipation féminine.
 
 
En dépit de cet incident, le Xe congrès de l'Alliance est un succès, et les organisatrices et ses membres s'en réjouissent. Ce congrès marquera non seulement la persévérance de l'engagement de ses membres pour la cause des femmes mais aussi leur forte progression en nombre et leur visibilité croissante à l'international. Lors de ce congrès seront prises plusieurs décisions d'ordre administratif : le changement de nom de l'organisation et la création d'un comité exécutif plus restreint. Le nom d'"Alliance Internationale pour le Suffrage et l'Action politique et civique des femmes" est voté : bien qu'un peu long, ce changement a comme but de refléter l'avancée des acquis sans pour autant exclure des représentantes de nations dont les progrès sociaux seraient encore ténus. La création d'un comité exécutif restreint à 21 représentantes est due au succès même de l'organisation et à un net accroissement du nombre des pays membres de l'Alliance : de 11, ils sont passés au nombre de 43. Lors de cette session de 1926, la conférence de clôture du 6 juin sera consacrée au travail des femmes, et en particulier des femmes de l'Alliance, au sein de la Société des Nations, marquant leur implication et leur place sur la scène politique internationale.
 

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Réception à l'Hôtel Salomon de Rothschild, offerte par l'Union Française
pour le suffrage des femmes aux déléguées de l'Alliance internationale.
Des fleurs sont offertes par des enfants à Mme Margery Corbett Ashby (x), présidente de l'Alliance ;
derrière elle : Mme Brunschvicg, présidente de l'Union française.
(Excelsior, 8 juin 1926)
 

Margery Corbett Ashby sera présidente de l'Alliance jusqu'en 1946. Durant son mandat, bien des évènements la porteront à s'engager toujours un peu plus au niveau international. Dans le contexte politique des années 30, elle deviendra la déléguée britannique à la Conférence de Genève sur le désarmement. Déçue par un gouvernement britannique refusant de soutenir tout projet pratique de sécurité et de défense mutuelle, elle démissionne de ce poste en 1935. Dès 1937, elle est l'une des signataires d'une déclaration collective diffusée dans la presse internationale affirmant que la guerre pourrait être encore être évitée si la Société des Nations s'engageait plus fortement. En mai 1938, une conférence exceptionnelle de l'Alliance Internationale des Femmes se réunira à Marseille pendant trois jours, pour la promotion de la paix et de la démocratie.
 

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Le Radical de Marseille, 12 mai 1938
 

Après la deuxième guerre mondiale, Margery Corbett Ashby continuera à être très active et deviendra, entre autres, la rédactrice en chef de l'International Women's News. A 98 ans, Margery participera à sa toute dernière journée d'action pour le droit des femmes, à Londres. Elle s'éteint le 22 mai 1981. Tout au long de sa vie, Margery Corbett Ashby se sera consacrée à la lutte pour les droits des femmes, mais aussi aux droits des enfants et des plus démunis.
Malgré un rôle de premier plan dans la lutte pour l'émancipation féminine, Margery tombera quelque peu dans l'oubli. Bien qu'ayant été certainement la seule femme britannique à s'être engagée dans la campagne pour le suffrage avant la première guerre mondiale et à avoir participé aussi aux mouvements de libération des femmes des années 70, sa reconnaissance sera tardive. En 2018, sur la place du Parlement de Londres, son nom et son portrait, accompagnés de ceux de 58 autres partisans du suffrage féminin, seront apposés sur le socle de la statue de Millicent Fawcett.
 
 
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Women's Rights Protest. Dame Margery Corbett Ashby, Westminster, London. 
Source : Internet Archives
 

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Margery Corbett Ashby ne sera pas la seule femme à être enregistrée par Hubert Pernot à l'occasion du Xe Congrès de l'Alliance Internationale du Suffrage des Femmes. Pour découvrir ces autres participantes, nous vous invitons à suivre les prochains billets de la série "La Voix des femmes", toujours sur le blog Gallica.

Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
Voir tous les billets de la série
.
 

Pour aller plus loin 

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1918. Margery Corbett Ashby se présente aux élections parlementaires, 
représentante de Birmingham - Ladywood.
Source : Internet Archives

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