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Une nation grammairienne : qui sont les auteurs de grammaires au XIXe siècle ?

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Qui sont ces auteurs d'ouvrages de grammaire qui enrichissent la connaissance de la langue française depuis l’Ancien Régime ? C'est ce que propose d'explorer ce billet en lien avec la parution cet automne de la Grande Grammaire du français, véritable état des lieux des pratiques « ordinaires » du français, depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui.
 

La Grammaire : gravure au burin, 17e siècle

 
À l’occasion de la soirée de lancement de la Grande Grammaire du français (dirigée par Anne Abeillé et Danièle Godard et publiée chez Actes Sud / Imprimerie nationale éditions, 2021), organisée par la Bibliothèque nationale de France en partenariat avec Actes Sud le 9 décembre 2021, il peut être intéressant de se demander qui sont les auteurs de grammaires. S’il paraît évident aujourd’hui que les auteurs de grammaires, de dictionnaires et autres ouvrages traitant de la langue sont des linguistes de métier, qu’en était-il avant la spécialisation universitaire de la profession ?
 
Durant l’Ancien Régime, la plupart des grammairiens étaient issus du clergé : il s’agissait d’un ordre lettré et la carrière ecclésiastique n’empêchait pas de s’adonner aux œuvres de l’esprit. C’est ainsi le cas, entre autres, de Gilles Ménage, de Régnier-Desmarais ou de Dominique Bouhours. Certains grammairiens travaillaient à la cour au service du roi, en occupant des charges d’historiographe – ainsi de Scipion Dupleix – ou de secrétaire-interprète – tel Gabriel Girard ou Jean-Noël Blondin.

C’est au XIXe siècle que les choses évoluent : si les grammairiens n’en demeurent pas moins des lettrés – au sens littéral de ceux qui savent lire et écrire – on peut remarquer une étonnante diversité sociale des auteurs d’ouvrages grammaticaux au lendemain de la Révolution française. La part de prêtres-grammairiens se réduit drastiquement au XIXe siècle, et même si l’agrégation existe dès les années 1760 afin de créer un corps enseignant public pour pallier le corps enseignant jésuite en déperdition, les grammaires ne sont pas encore l’apanage des agrégés et docteurs de l’Université – la première moitié du XIXe siècle ignorant encore, pour une courte durée certes, la spécialisation universitaire du métier.S’il existe, tout le long du siècle, des grammairiens qui font profession de l’écriture de leurs ouvrages – à l’instar de Pierre Larousse dont l’empire éditorial est encore debout ou des frères Bescherelle (Henri Bescherelle et Louis-Nicolas Bescherelle), dont le nom est devenu le titre d’une collection de manuels de conjugaison chez Hatier en hommage à leur Véritable Manuel des conjugaisons (1842) –, c’est surtout dans la seconde moitié du siècle qu’apparaissent des universitaires, tels que Bernard Jullien, Auguste Brachet, Gaston Paris ou les frères Arsène et James Darmesteter, en même temps que le développement de l’université elle-même.
 
À côté de ces grandes figures grammaticales aux succès éditoriaux impressionnants – certaines grammaires pouvant être rééditées de nombreuses fois, comme en témoigne celle de Noël et Chapsal qui connaît 80 éditions successives –, se trouvent en outre pléthore d’auteurs de grammaire unique. En fait, le XIXe siècle, avec ses deux mille grammaires françaises publiées selon le recensement d'André Chervel, ne compte que peu d’auteurs prolifiques : le profil-type du grammairien du XIXe siècle, c’est un dilettante qui publie une grammaire unique.
 
Ainsi, parmi les auteurs d’ouvrages grammaticaux, on peut croiser des profils très variés, allant du commissaire de police – tel J-M. Renou, commissaire de police à Saint-Servan en Ille-et-Vilaine, qui publie en 1807 ses Notions élémentaires de la grammaire française, extraites des ouvrages des meilleurs écrivains – au père de famille – tel Ferdinand Charles Philippe d’Esterno, attaché d’ambassade à Dresde et secrétaire de la Société d’économie politique qui publie, en 1873, une Grammaire française élémentaire, écrite entièrement en français par un père de famille. Ces grammairiens dilettantes peuvent produire des grammaires qui passent complètement inaperçues, comme celle de Montet de Laroche, entomologiste qui publie une fantaisiste Nouvelle Grammaire française en vers libres en 1855 ; on peut toutefois également voir poindre des grammaires beaucoup plus notables du point de vue de l’histoire des idées linguistiques, comme celle de Girault-Duvivier, avocat de formation et banquier de profession, qui publie l’œuvre d’une vie en 1811 : la Grammaire des Grammaires (édition de 1840), qui se veut être le compendium des grammaires françaises parues à ce jour et qui connut une vingtaine de rééditions tout le long du siècle.
 
On peut également noter, en cette époque de montée en puissance de l’institution scolaire, la part non négligeable d’instituteurs et de professeurs qui publient une grammaire à partir de leur expérience pédagogique, de sorte qu’il est à se demander si la publication d’une grammaire scolaire ne constituerait pas le point d’orgue de la carrière de l’enseignant. On peut songer à la célèbre grammaire de Larive et Fleury qui, avec ses douze millions d’exemplaires écoulés, accompagna des générations d’élèves de la IIIe République et dont les deux auteurs sont issus du corps professoral.
C’est notamment à travers cette catégorie socio-professionnelle que se dévoile au mieux la figure de grammairienne : s’il est difficile de recenser beaucoup d’ouvrages grammaticaux dont les auteurs sont des femmes avant la Révolution française, le XIXe siècle connaît davantage de grammairiennes par le biais des institutrices, ainsi que peuvent en témoigner, entre autres exemples, la Grammaire élémentaire à l’usage des élèves de l’école modèle de jeunes demoiselles (1834) de Virginie Mauvais ou L’A.B.C de la grammaire, ou introduction à l’étude de la grammaire française (1864), de Mlle A. Laurent, toutes deux institutrices.
La diversité sociale des auteurs de grammaires n’est pas un détail. Dans la mesure où les grammaires du XIXe siècle ne sont pas exclusivement écrites par des clercs, constituant alors jusqu’au crépuscule du XVIIIe siècle un important corps de savants, ni par le corps professoral et universitaire qui pourtant ne fait que s’accroître tout le long du XIXe siècle, cela permet de mieux saisir l’imaginaire grammatical du siècle. En effet, la faible part de ce qu’on pourrait appeler anachroniquement des « grammairiens professionnels » n’est pas sans expliquer la tare que l’on attribue souvent à la production grammaticale de l’époque : son absence d’innovations dans la théorie grammaticale. Les auteurs des grammaires ne sont que rarement des spécialistes, ce qu’ils confessent d’emblée dans leurs avant-propos et préfaces : ils y assument pleinement leur rôle de compilateurs des grammaires précédentes dont ils ne font que résumer les meilleures descriptions et prescriptions.
 
Néanmoins, le fait que les grammairiens du XIXe siècle sont des « dilettantes » plutôt que des hommes et des femmes de langue ne doit pas être nécessairement perçu comme une déficience du point de vue de l’histoire des idées linguistiques, et ce, pour deux raisons. D’une part, même si les grammaires produites ne sont, pour l’essentiel, que des compilations et des synthèses des ouvrages des grands grammairiens du XVIIIe siècle (Pierre Restaut, François de Wailly, Urbain Domergue, etc.), cela témoigne, à travers la quête désespérée de l’abrégé parfait, de l’idéal révolutionnaire toujours vivant de rendre accessible la connaissance de la langue française – connaissance de la langue alors conçue par les révolutionnaires comme le premier des savoirs dans une république et comme la première condition de l’homme libre.
 
Mais cette diversité sociale des auteurs de grammaires atteste d’autre part que la langue est bien, au XIXe siècle, une affaire nationale : le fait que des gens d’horizons si divers, loin de se restreindre au seul cercle des gens de lettres, écrivent des ouvrages grammaticaux témoigne du fait que la grammaire est une préoccupation majeure chez les locuteurs. Cela suggère également que la grammaire n’est pas l’apanage d’une élite de la science grammaticale et qu’en ce sens, les locuteurs, même dénués de la légitimité institutionnelle, peuvent participer à la grammaire de leur langue.
 

Pour aller plus loin

Commentaires

Soumis par Martine Rousseau le 11/12/2021

Bonjour Madame,

Très intéressant, votre billet : un commissaire de police, un père de famille, des institutrices..., l'intérêt pour notre langue fait plaisir à voir et à lire ! Merci beaucoup...

Bien cordialement, et au plaisir de vous lire de nouveau
https://www.lemonde.fr/blog/correcteurs/

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