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Emmanuel Gonzalès (1815-1887)

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1 avril 2021

Emmanuel Gonzalès, malgré son nom hispanique, était un auteur français et contribua à fonder La Société des Gens de Lettres. Totalement inconnu de nos jours, ce fut un écrivain respecté à son époque, plutôt versé dans le roman historique, que ce soit à l’étranger ou en France, et un petit maître de ce qu’on a appelé le second Romantisme.

Emmanuel Gonzalès, romancier, photographie, tirage de démonstration, Atelier Nadar, 1900.

D'un seul coup d'œil les fugitifs saisirent l'imminence du danger. Déjà tous les arbres de la forêt frémissaient, sans être agités par le moindre souffle de vent. La rivière commençait à bouillonner comme si son lit eût été une fournaise ardente, et ses flots plus rapides se couronnaient d'une crête d'écume. Les nuages semblaient se coller les uns aux autres et descendre lentement sur la terre comme un voile opaque. On n'apercevait pas le moindre coin bleu du ciel. Quelques bêtes fauves se mirent à errer çà et là comme prises de vertige, et glacèrent le cœur de nos fugitifs de leurs sinistres hurlements."

C’est le début d’un tremblement de terre, vu par Emmanuel Gonzalès dans Les Frères de la Côte, un de ses récits les plus connus. Cet auteur fut un romancier renommé de son temps, qui s’était plus ou moins spécialisé dans le feuilleton historique. C’est d’ailleurs ainsi que le perçoit Emile Zola, pourtant peu propice à l’éloge des auteurs populaires, qui s’écriait lors de l’inauguration d’un buste sur sa tombe :

Gonzalès appartient à l’âge héroïque des conteurs, à ces temps déjà fabuleux de la création du roman-feuilleton, lorsqu’il se distribua, sous la fenêtre des héroïnes, tant de coups d’épée."

Louis Jean Emmanuel Gonzalès, contrairement à ce que son patronyme laisserait à penser, est français, mais se disait descendre d’une des douze familles monégasques anoblies au XVIe siècle par Charles Quint lui-même (c’est du moins ce qu’il affirme dans l’un de ses écrits). Fils d’un médecin militaire des armées du Premier Empire, il naît à Saintes, le 25 octobre 1815. Il suit des études classiques à Nancy (où son père avait été transféré), inscrit en Droit, mais déjà tendu tout entier vers le journalisme et la littérature. Et donc, très vite, il délaisse la filière juridique. Car il est marqué par ses lectures, surtout des fictions historiques qui semblent avoir conditionné son œuvre future : Le Solitaire du vicomte d’Arlincourt, Cinq-Mars d’Alfred de Vigny ou Han d’Islande de Victor Hugo.

Emmanuel Gonzalès, caricature, Nadar

Assez jeune, il publie des articles et des nouvelles dans Le Patriote de la Meurthe sous divers pseudonymes. Puis il monte à Paris, où il crée un "cénacle" avec d’autres jeunes littérateurs, dont le futur Labiche. Cherchant des périodiques où se faire publier, et n’en trouvant guère, il conçoit alors en 1835 La Revue de France, qui dura peu, mais le fit connaître. Emile de Girardin, directeur du quotidien La Presse, lui demande ensuite d’écrire sur l’Espagne : son nom lui donna une certaine autorité sur ses lecteurs, croyant avoir affaire à un spécialiste de la péninsule ibérique. Il passe ensuite au Siècle, où il signe ses articles des noms de Melchior Gomez, Ramon Goméril ou Caliban. Pendant six ans, il va y faire paraître deux chroniques : Flâneries cosmopolites et Voyages en pantoufles, plus tard réunis en volumes. Au demeurant, il deviendra en 1868 le directeur de la partie littéraire de ce journal. Il part un temps diriger l’hebdomadaire illustré La Caricature (1839-1840), y côtoyant des artistes comme le dessinateur Gavarni ou les écrivains Alexandre Dumas, Théophile Gautier et Honoré de Balzac. Il y compose d’ailleurs une rubrique incisive et pétillante, Les Grelots de Paris, où il s’en prend aux gens de la finance et de la culture. Il va également diriger une Revue des Voyages en 1852-1853, tout en continuant à collaborer à divers organismes littéraires.

La Belle Novice, Emmanuel Gonzalès, Paris, 1854

Il contribue à fonder La Société des Gens de Lettres, dont il devient vice-président entre 1852 et 1855, président en 1864, puis président honoraire dans les années 1870. Très dévoué à cette organisation, doué d’une aménité sans borne, il jouit de la plus grande estime auprès des écrivains auxquels il est prêt à rendre service. C’est ce que constatent tous les observateurs, tel Le Voleur Illustré, quelques jours après sa mort :

toujours affable, bienveillant, il accueillait les jeunes, prodiguait ses conseils aux inexpérimentés de talent, en leur aplanissant les difficultés du chemin à parcourir, et tendait sa main loyale à ceux que l'aridité de la route avait fatigués."

Il reçoit même la Légion d’honneur en 1861.

Le Maréchal d'Ancre, Emmanuel Gonzalès, Paris, 1861

Mais dès son entrée au Siècle, il publie des feuilletons. Le premier, en 1837 et en collaboration avec Molé-Gentilhomme, s’intitule Le Roi des rossignols et se passe sous l’Empire. Puis on a l’année suivante Les Mémoires d’un ange. Son plus grand succès, Les Frères de la Côte, date de 1844, et s’intitule Les Pêcheurs de Perles pendant sa publication dans son journal. Ensuite on trouve Les Francs-Juges, Esaü le lépreux, Le Maréchal d’Ancre, etc., en tout pas loin de cinquante titres. Dont quelques pièces de théâtre, essentiellement des adaptations de ses propres romans, comme ces Frères de la Côte transformé en drame avec l’aide d’Henry de Kock en 1856.

Eva Gonzalès, profil tourné à gauche, d'après Manet, estampe, H. Guérard

Marié à Marie-Céline Ragut, il en aura deux filles, qui toutes deux vont devenir des peintres. L’une d’elle, Eva Gonzalès, va d’ailleurs servir de modèle à Manet, et c’est ainsi que Gonzalès va faire connaissance avec Zola. Il décède finalement à Paris d’une laryngite cancéreuse, le 17 octobre 1887, à 71 ans.

Le Journal du dimanche publie " La Fiancée de la mer, histoire vènitienne " par Emmanuel Gonzalès, affiche, Donjean

Il a beaucoup écrit, et surtout des récits historiques. Il n’est pas facile, au premier abord, de compter exactement ses fictions, car celles-ci sont souvent constituées de suites, parfois publiées sous leur nom propre, mais aussi sous un nom générique. Par exemple Le Chasseur d’hommes se compose de La Fille de l’aveugle et du Maréchal d’Ancre. Ces trois titres ont été publiés, soit en indiquant qu’ils étaient dans la continuité des autres, soit non. Et cela arrive très souvent. Ces romans peuvent être situés en Europe : l’Allemagne du XIe siècle (Les Francs-Juges ou encore La Belle Novice, 1847), l’Espagne de la Renaissance (La Mignone du roi, 1857), Venise à ses débuts (La Fiancée de la mer : histoire vénitienne, 1867), voire outre-mer (Les Frères de la Côte (1844) se passe dans les Caraïbes au XVIIe siècle). C’est aussi souvent la France qui est choisie, que ce soit sous dans la première moitié du XVIe siècle (L'Hôtesse du connétable, 1863 ou encore L'Épée de Suzanne, histoire du temps de François Ier, publié primitivement dans la presse sous le titre La Fille du meunier 1865), sous Louis XIII (Le Maréchal d’Ancre, 1861 ), Henri IV (Les Amours du Vert-Galant, 1871). Parfois il s’agit de décrire la campagne du XVIIIe siècle (Les Sabotiers de la Forêt-Noire, roman rustique situé au XVIIIe, 1866). Sans parler évidemment de la Révolution française (Les Mémoires d’un ange, 1838 et sa suite écrite en 1855, La Maitresse du vendéen). On trouve cependant quelques romans qui lui sont contemporains, comme Les Proscrits de Sicile, qui date de 1865, mais où l’exotisme remplace la distance temporelle.

Le Journal du dimanche publie " La Fille du meunier " par Emmanuel Gonzalès, affiche, Donjean

Ce foisonnement de textes a été noté par certains observateurs, comme Pierre Larousse : "Cette fécondité du romancier est d'autant plus remarquable, que la plupart de ces œuvres, préparées sur des documents et cherchées dans les annales de tous les pays du monde, présentent des aperçus historiques d'une assez grande fidélité, et exigeaient des études consciencieuses. Elles sont, en outre, purement écrites ; sans être un styliste, M. Emmanuel Gonzalès ne s'est jamais condamné à la production hâtive des faiseurs et a su garder sa dignité d'écrivain." (Grand Larousse Universel du XIXe siècle). Mais certains sont moins tendres à son égard, comme Eugène de Mirecourt, qui le trouvait en 1856 trop baroque et démonstratif :

Qu’il dompte son imagination au lieu de lui lâcher la bride, et qu’il s’applique à purger son style d’une richesse trop exubérante, au lieu de chercher la force et les effets nouveaux".

Esaü le lépreux, Emmanuel Gonzalès, Paris, 1884

Ses deux plus grands succès sont sans conteste Esaü le lépreux et Les Frères de la Côte. Le premier, sous-titré Chroniques du temps de Duguesclin, date de 1850 et est un long récit (près de mille pages !), fréquemment réédité jusque dans les années 1890. Il conte la guerre sanglante qui opposa pour le trône de Castille Pierre le Cruel et Henri de Trastamare, avec en invités de luxe Henri Duguesclin, précisément, et le Prince Noir (on est alors en France au cœur de la Guerre de Cent ans). Le récit est dominé par la figure d’Esaü, un juif renégat hanté par son amour maudit qui le lie à la belle Rachel, et qui surplombe cette histoire de son désir de vengeance. Il s’agit d’une fresque offrant une rigueur dans sa construction, sans oublier le pittoresque, et donne à voir une violence fascinante dans toute son étendue, que ce soit des massacres sanglants ou des sentiments portés à l’extrême. Le lecteur assiste à des excommunications, des pillages sauvages, des inondations dans des prisons souterraines, des affrontements entre troupes royales et bandes de lépreux loqueteux, etc. Mais cela n’empêche pas l’ironie, voire l’humour : car l’auteur excelle à mélanger les genres, à faire côtoyer les nécessités narratives et les digressions, et à entrelacer le tragique et le burlesque. Par exemple, cette réflexion sur l’aristocratie et ses vêtements :

Vous voyez pourtant, chère et dévote dame, à quelle fâcheuse extrémité est réduite aujourd'hui la noblesse de fait et de droit. Ce pourpoint qui vous offusque a aussi une généalogie ; il est fils d'une paire de grègues, petit-fils d'une cape, et arrière-petit-fils d'une capuche, souche de la famille ; mes chaussons furent des mouchoirs, qui furent des essuie-mains, qui avaient été des chemises, issues de drap de lit. Nos manteaux, à nous autres gentilshommes, sont chauves, nos pourpoints imberbes. Hélas ! Ils n'ont pas plus de poil qu'un caillou ! Dieu a jugé à propos de nous en donner au menton et d'en refuser à nos habits"

Quel contraste avec le lyrisme de la nature dans ce même récit :

La vie de la création se trahissait dans le clapotement de la grenouille verte qui sautait au fond de la mare, dans le trille fugitif de l'oiseau qui volait chercher son nid obscur, dans le frôlement des ailes de l'aigle qui décrivait de grands cercles au bleu du ciel, dans la chute des ramiers effrayés s'abattant au pied des arbres, et dans la fuite du lapin regagnant son terrier sablonneux en fixant sur les feuilles agitées par la brise ses yeux rouges et transparents comme du cristal, dans ces feuilles elles-mêmes bercées par le vent avec une sonorité harmonieuse que nulle expression ne saurait rendre."

Son coup de maître fut Les Frères de la Côte, qui date de 1844, et semble avoir marqué toute une génération. Zola explicitait, en 1891 :

Ah ! Les Frères de la côte, avec leurs aventures extraordinaires et poignantes, leur envolée folle au pays de l’imagination"

Ou Jules Lermina, qui, en 1885, écrivait dans son Dictionnaire :

Ces Frères de la côte, flibustiers superbes, luttent contre l’ennemi de la civilisation, représenté par les Espagnols, encore marqué du sang de l’Inquisition. Ces bandits sont des chevaliers errants.  […] Ce conte des Frères de la Côte, enlevé, bruyant, avec des trahisons infâmes et des dévouements sublimes, nous met au cœur les battements du chauvinisme. Est-ce donc si mauvais après tout ?" 

Même Eugène de Mirecourt, pourtant assez hostile à l’écrivain, y va de son compliment :

Le pittoresque des mœurs sauvages, les exploits inouïs des flibustiers des Antilles, un récit toujours vif, une couleur toujours éclatante, une multiplicité d’épisodes remarquables donnent à cet ouvrage une physionomie particulière au milieu des productions contemporaines."

Les Frères de la côte, Emmanuel Gonzalès, Paris, 1852

Cette aventure conte les exploits des corsaires français au XVIe siècle.

Chose étrange ! l'orgueilleuse et puissante Espagne avait peur de quelques centaines de pirates déguenillés, vautours de la mer Caraïbe, qui avaient choisi pour observatoire un rocher de seize lieues de tour, l'île de la Tortue. Les exploits fabuleux, les miracles d'héroïsme de cette poignée d'aventuriers, négligés ou calomniés par les écrivains espagnols, peuvent seuls faire comprendre la grandeur de cette lutte extraordinaire entre les sauvages flibustiers et l'Espagne, qui se vit menacée par eux au cœur de ses possessions."

Ce texte connut un réel succès. Il fut traduit en quatre langues, et réédité souvent au cours du siècle. Et d’ailleurs il était systématiquement cité, lorsqu’on parlait quelque part d’Emmanuel Gonzalès.

Mais aujourd’hui, son nom est totalement oublié. Il fut pourtant l’une des célébrités du second Romantisme. Mais peut-être avait-il eu affaire à trop forte partie. C’est ce que semble penser le rédacteur de L’Evènement, qui publia le 17 octobre 1887 l’opinion suivante :

Emmanuel Gonzalès fut fécond à son heure. Malheureusement cette heure de fécondité et de vogue fut courte, car - reportons-nous à ces époques lointaines - voici venir les œuvres des héroïques pondeurs, Eugène Sue et Alexandre Dumas. Brillantes étoiles qui éclipsèrent longtemps les astres secondaires. Gonzalès fut du nombre de ces charmants littérateurs qui durent céder la place à ces puissants seigneurs."

Il n’empêche que redécouvrir Emmanuel Gonzalès aujourd’hui serait captivant et probablement profitable.

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