Un Japon rêvé : du XVIe au XVIIIe siècle

Mongols trompant les Japonais. Marco Polo. Livre des Merveilles. Français 2810 f. 72

Dicté en 1298 par le marchand vénitien Marco Polo après 24 ans de voyages à travers le monde, le Devisement du monde, plus connu sous le titre de Livre des Merveilles, est le premier récit de voyage occidental à mentionner le Japon ; ce pays y est appelé "Cipango", d’après le nom chinois Jih pen kuo « Pays du soleil levant ». L’ouvrage circule sous forme de manuscrits, parfois magnifiquement enluminés. La première édition en "vulgaire francois" paraît en 1556.
Marco Polo décrit le Japon par ouï-dire, d’après des contacts avec les marchands arabes, qui eux-mêmes commerçaient avec la Chine. Son récit alimente le mythe d’un nouvel Eldorado, le "pays aux toits d'or », vers lequel les Européens - dont Christophe Colomb - lanceront nombre d'expéditions dans l'espoir de le découvrir..

Loys Frois, Histoire de la glorieuse mort de vingt six chrestiens ...1606. Réserve des livres rares, 8-O2O-95

Lettres des missionnaires (1550-1640)

C’est dans le sillage de la découverte du Japon en 1543 par des navigateurs portugais, que débute la première mission chrétienne en 1549. Elle est menée par le père jésuite François Xavier, ami d’Ignace de Loyola et co-fondateur de la Compagnie de jésus.
En 1552, année de la mort de François Xavier, une première anthologie des lettres du père jésuite est publiée à Coïmbre. L’humaniste Guillaume Postel dans ses Merveilles du monde (ca. 1550) s’en inspire pour dresser le portrait d’un pays aux antipodes du nôtre, où l’on trouve « les choses les plus admirables du monde ».

Ces lettres représentent, avec toutes celles que transmettent annuellement les frères jésuites au Général de la Compagnie de Jésus, les premières sources écrites par des Occidentaux sur ce pays. Il s’agit d’informer le Vatican de la situation politique et religieuse du Japon, et de justifier la présence des missions sur ce territoire. Cette correspondance est largement traduite et publiée en Europe (liste des éditions françaises) : par le père Maffei dès 1571 (Histoire des choses mémorables).
Ces lettres sont une source incontournable pour qui veut décrire le Japon aux Européens : dans sa fameuse Histoire de la Chine parue en 1585, le père Mendoza y puise abondamment pour relater l'histoire récente du Japon et brosser le portrait de Japonais au cœur « dur et adamantin ».
Au début du XVIIe siècle, à la suite des persécutions, paraissent des lettres édifiantes décrivant le martyr des chrétiens ; le seul missionnaire français, Guillaume Courtet (1589-1637), rejoint en 1635 les derniers chrétiens pour les soutenir. Inspirés de ces récits, paraissent des ouvrages sur l’histoire du Japon ou de son église décrivant le caractère autoritaire et cruel du régime. Le théâtre jésuite s’empare du sujet : les pièces édifiantes sont jouées dans les collèges qui forment la France lettrée. C’est donc principalement par les relations des jésuites que le XVIIe siècle aborde le Japon.

J. Gaultier, Le discours de la venue des princes japponois en Europe, 1585

Rome : première ambassade japonaise en Europe (1585)

En 1585, après trois années de voyage, une ambassade de jeunes chrétiens japonais est reçue en audience à Rome le 23 mars, par le pape Grégoire XIII. Cette ambitieuse entreprise est le fruit de la ténacité du jésuite Alessandro Valignano, qui échafauda ce projet à son retour de mission en Asie en 1581.

Son objectif est de faire connaître au Saint-Siège l’avancée de l’évangélisation dans les milieux dirigeants, ainsi que ses réalisations novatrices, comme la création d’un clergé japonais et de deux séminaires. Il s’agissait aussi de diffuser au Japon des informations directes sur l’Occident ; selon Valignano, l’image de cette brillante société européenne devait impressionner l’ambassade et faciliter le travail de conversion (voir l’a nalyse du diplomate Nagaoka en 1905 dans l'Histoire des relations du Japon avec l'Europe aux XVI^e s. et XVII^e s.).
Cet événement a un grand retentissement dans toute l’Europe et donne lieu à de nombreuses publications. Elles témoignent d'un vif intérêt pour ces ambassadeurs nouvellement convertis, pour leur périlleux voyage jusqu’à Rome, et pour les 200 000 autres chrétiens de cette terre inconnue. Ces textes décrivent le "grand esbahissement" qui se propage à toute la cité "devant cette gent nouvelle, si eslognee, incongneuë, mesme aux siecles passez" (Advis venus nouvellement de Rome…). Pas moins de 85 livres, tracts et pamphlets traitant de cette visite paraissent en diverses langues entre 1585 et 1593.

Plan de la Ville et Citadelle de St Troupes

Saint-Tropez : visite surprise de l'ambassade de Tsunenaga Hasekura (1615)

Une seconde mission vers l’Europe est commanditée en 1615 par l’un des plus puissants daimyô de l’époque, Date Masamune, seigneur de Sendai, favorable aux chrétiens et curieux des techniques occidentales. Elle est confiée à l’un de ses vassaux, converti au christianisme, Rokuemon Tsunenaga Hasekura, ambassadeur "globe-trotter", qui parcourt aussi le Mexique, Cuba et, lors du voyage de retour, les Philippines.

Cette mission a pour but de s'instruire sur la religion chrétienne et d'ouvrir des négociations politiques et économiques avec l’Espagne. Celles-ci se heurtent à la méfiance des Espagnols envers la politique shôgunale, de plus en plus clairement hostile à la religion chrétienne, dont les fidèles subissent déjà des persécutions depuis 1597.
En 1615, la mission de Hasekura, partie de Barcelone, est détournée de sa route vers Rome par une violente tempête qui l’oblige à faire escale à Saint-Tropez. Au cours de cette halte fortuite de trois jours, l’ambassadeur japonais est reçu par la noblesse locale. De ce séjour en Europe, on garde des récits en français sur le baptême à Rome de Hasekura, et des descriptions très précises des ambassadeurs, tirées des lettres de Madame de Saint-Tropez : ils "sont fort petits de corps, ils ont les jambes fort courtes… ils tiennent en mangeant deux petits bastons à la main avec lequel prennent [sic] leurs viandes…" (L’arrivee et entree publique de l’ambassadeur…1615).

Iaponia, 1600-1699

François Caron et la Compagnie française des Indes orientales (1664)

Face à l’expansion de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) en Extrême-Orient, Louis XIV cherche un homme d’expérience pour établir une Compagnie française des Indes orientales. En 1665, Colbert, alors contrôleur des finances, charge François Caron, Néerlandais issu d’une famille française huguenote, de prendre la direction commerciale de la compagnie, et le fait alors naturaliser français.

Il est à l’époque l’un des rares Occidentaux à maîtriser la langue japonaise et à avoir suffisamment d’expérience pour entreprendre ce défi. Caron a vécu plus de vingt ans au Japon au service de la Compagnie néerlandaise des Indes (VOC). Il gravit rapidement les échelons de la compagnie jusqu’à en devenir le directeur, grâce à ses qualités de fin diplomate et d’homme d’affaires.
En 1636, il rédige à la demande du directeur général de la VOC un rapport en néerlandais sur le Japon, sous forme de trente-et-une questions-réponses qu’il intitule La vraie description du puissant royaume du Japon. La traduction française paraît sous le titre de Relation de l’Empire du Japon. Ce n’est ni un récit de voyage ni une enquête savante sur le Japon, mais un document administratif rédigé dans une perspective commerciale. Néanmoins, il donne des indications sur la nature autoritaire du régime politique, la condition féminine ou le culte de l’honneur, et constitue l'une des premières sources d'informations en Europe sur ce pays éloigné. En 1664, il est l’homme de la situation : son expérience d’ancien directeur général de la Compagnie néerlandaise lui permet d’espérer que la Compagnie française puisse un jour rivaliser avec les Hollandais, les Portugais et les Anglais.
En 1715 paraît pour la première fois le Mémoire pour l’établissement du commerce au Japon, dressé suivant l’ordre de Monseigneur Colbert par M. Caron. Il s’agit d’une série de documents publiés dans le Recueil de voyages du Nord contenant divers mémoires très utiles au commerce & à la navigation et écrits en français par Caron (voir Ms français 13057 en cours de numérisation). Ce mémoire très précis et détaillé décrit la meilleure façon d’établir la Compagnie afin qu’elle puisse exercer ses activités jusqu’à la Chine et au Japon. Y figurent deux modèles différents de lettres à l’intention de l’empereur de Chine et du shôgun, et des instructions présentées comme étant celles de Louis XIV à son envoyé, pour qu’il représente Sa Majesté dignement à Pékin d’abord, puis à Edo. Caron meurt malheureusement en 1673 avant d’avoir pu mettre en œuvre le projet qu'il a présenté à Colbert.

Chirugien opérant un malade. Bankan-zu. Dpt des Manuscrits. Smith-lesouëf japonais 188

Savants au service de la Compagnie hollandaise des Indes orientales

Après l’expulsion définitive des Portugais en 1639, la VOC (Compagnie hollandaise des Indes orientale, Vereenigde Ostindische Compagnie) transfère ses établissements commerciaux vers le seul lieu où sont admis les étrangers : la concession de Dejima, îlot artificiel construit dans le port de Nagasaki. La factorerie hollandaise accueille des commerçants, mais aussi des savants d’origine européenne, médecins, botanistes, historiens. Ils rassemblent des renseignements sur le Japon avec l’aide des interprètes, notamment lors des visites du directeur de la factorerie au shôgun.

La première description détaillée en français est publiée en 1645 par François Caron, premier directeur de la factorerie : il décrit le système de gouvernement, l’organisation sociale, le caractère des Japonais ; cet ouvrage servira de modèle aux descriptions ultérieures. Suivent en 1680 les Ambassades mémorables de l’historien et théologien hollandais Arnoldus Montanus (1625-1683), vaste compilation réalisée à partir de très nombreuses sources hollandaises et jésuites ; il s’agit, du premier ouvrage illustré sur le Japon.
Le médecin allemand Engelbert Kaempfer (1651-1716), qui s’est rendu deux fois à Edo, publie en 1712 une Histoire naturelle et civile du Japon (traduction française en 1729). Ses illustrations connaissent une fortune sans précédent en Europe ; le texte sera utilisé par Diderot dans l'Encyclopédie, par Voltaire et Montesquieu, qui prennent le Japon en exemple pour formuler des critiques sur la situation française. Au protestant Kaempfer, répond dès 1736 le père Charlevoix dont l’ Histoire du Japon est inspirée par la doctrine catholique.
Le naturaliste suédois Carl Peter Thunberg (1743-1828) publie ses impressions de voyage en 1784 (trad. Française en 1794). Il corrige quelques erreurs de Kaempfer et fournit des descriptions précises de la géographie japonaise.
A la même époque, le chirurgien néerlandais Isaac Titsingh (1745-1812), directeur de la factorerie de Dejima de 1779 à 1780, étudie les pratiques médicinales traditionnelles, ainsi que les cérémonies au Japon : ses manuscrits seront publiés après sa mort en 1819-1820, illustrés de nombreuses gravures.
Enfin, le médecin allemand Philipp Franz von Siebold (1796 – 1866) est l’auteur de la somme monumentale Nippon (1832-52), source de nombreuses illustrations dans la presse et les ouvrages savants français.

La description fabuleuse que Marco Polo fait du Japon dans son Devisement du monde alimente la fascination des Occidentaux durant toute la fin du moyen âge et le début de la Renaissance.

Au milieu du XVIe siècle, les premiers négociants et missionnaires portugais débarquent au Japon, nouvelle terre de conquête commerciale et religieuse. Leurs comptes rendus circulent en Europe, sous forme imprimée. Avec le revirement du shôgun Hideyoshi (1537-1598) commencent les premières persécutions : le "siècle chrétien" s'achève en 1640, avec l'expulsion des derniers Portugais et la fermeture du pays aux étrangers.

Seuls les Hollandais, peu soupçonnés de prosélytisme religieux, sont admis à séjourner en terre japonaise, sur un minuscule îlot jouxtant le port de Nagasaki : Deshima. De là, les savants au service de la Compagnie hollandaise des Indes (VOC) étudient la civilisation japonaise. L'influence de leurs écrits se laisse sentir sur les philosophes des Lumières, pour lesquels le Japon sert de contre exemple (voir "le Japon dans l'Encyclopédie"). Jusqu’en 1850, au moment de la réouverture du pays, le Japon reste l’objet d’imaginations exotiques, comme par exemple dans les fictions littéraires du XVIIIe siècle.

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