La fabrique de l'histoire de l'art japonais

Une conférence d'Ernest Chesneau sur L'art japonais accompagne l'événement auquel Philippe Burty ne consacrera pas moins de trois articles dans Le Rappel (16/10, 25/10 et 04/11 1869). En 1873, une Exposition des Beaux-arts de l'Extrême-Orient, organisée par Henri Cernuschi dans les locaux de l'Union centrale, s'associe au premier Congrès international des Orientalistes, dont les participants visitent très officiellement les salles le 4 septembre au matin. La gravure du Monde illustré (06/09/1873) évoquant L'Exposition japonaise, ainsi que sa légende, donnent une idée de l'impression causée par l'exposition sur le grand public, impression confirmée, du côté des connaisseurs, par les articles de Castagnary dans Le Siècle (07/09/1873) et d'Albert Jacquemart dans la Gazette des beaux-arts (01/11/1873 et 01/01/1874).

En 1880, l'exposition de l'Union centrale est dédiée au métal, et c'est là encore la collection Cernuschi qui a les honneurs, entre autres de deux articles de Duranty, publiés dans La vie moderne (mai 1880, n° 18 et 19). Mais en 1883, l'importante Exposition rétrospective de l'art japonais, organisée par Louis Gonse, l'est cette fois à la galerie Georges Petit, haut-lieu de la modernité artistique. Plusieurs critiques de premier ordre saluent cette initiative : Lucien Falize (sous le pseudonyme de M. Josse) dans la Revue des arts décoratifs (I et II, 1882-1883), Paul Mantz dans La Gazette des beaux-arts (1er semestre 1883) et Roger Marx, dans le Journal des artistes (27/04/1883)... L'exposition, qui réunit 3000 objets, peintures et estampes prêtés par des marchands, des artistes ou des collectionneurs, est une véritable mise en espace de L'Art japonais, la somme publiée par Gonse en cette même année 1883...

L'année suivante, et l'enjeu est bien sûr tout autre, le Japon entre au Louvre, avec la trentaine d'estampes que le bijoutier Henri Vever offre au musée. Les gardes de sabres léguées par Hayashi Tadamasa (Catalogue de la collection, 1894) les y rejoignent un an plus tard, tout comme ces Trois masques japonais (L'Artiste, 1894), dont l'un provient des collections du peintre Raphaël Collin. Entre 1897 et 1911, suivent l'importante donation Isaac de Camondo (Collection Isaac de Camondo au musée du Louvre, 1914), les deux peintures cédées par Samuel Bing (La Revue de l'art ancien et moderne, 1er semestre 1898), jusqu'au legs Raymond Koechlin de 1931 (Bulletin des musées de France, mai 1932).

En 1929, dans le catalogue des Collections de l'Extrême-Orient (Inde-Turkestan-Chine-Japon) du Louvre, Gaston Migeon réserve un chapitre particulier à ces Arts du Japon pour la reconnaissance desquels il aura beaucoup œuvré, entre 1902 et 1923, en tant que conservateur du Département des objets d'art. En 1945, toutes ces collections qui, en 1932, avaient été enfin regroupées au sein d'un Département des arts asiatiques, et qui occupèrent jusqu'à quatorze salles de l'entresol de la Grande Galerie, seront transférées au Musée Guimet où elles se trouvent toujours, à l'exception notable des collections d'art musulman qui sont restées au Louvre.

Un art japonais dont l'"histoire est du reste difficile à faire d'une manière précise, faute de renseignements, faute d'esprit critique chez les amateurs, mais surtout faute de collections publiques" déplore le juriste Georges Bousquet (photographie par Waléry, 1883) dans la Revue des deux mondes (15/05/1877), tout en concluant péremptoirement : "Cet art minutieux mais trivial ne parle qu'aux yeux, ne réjouit que par la bizarrerie des sujets ou la nouveauté des procédés, il n'élève pas l'âme"... Ce à quoi Ary Renan semble répondre sept ans plus tard dans La Nouvelle Revue (15/08 et 01/09/1884) : "La petite âme japonaise est un instrument d'une exquise sensibilité. Il ne faut pas demander à cette harmonieuse [sic] biwa d'accompagner le cantique intérieur qu'ont tour à tour entonné les races occidentales. Elle vibre cependant, comme le plus merveilleux violon, au moindre soupir de la création"...

A partir des années 1890, pourtant, le ton n'est plus à la condescendance, l'art japonais ayant acquis une reconnaissance qui le place désormais au même rang que l'art classique occidental, au point que Guéneau de Mussy peut exprimer ce souhait dans L'Art pour tous, bulletin n° 70 (octobre 1891) : "Je voudrais (...) que l'on donnât pour modèles dans les cours de dessin à l'usage des enfants et des adultes, des gravures japonaises d'oiseaux et de fleurs à côté de photographies, faites d'après les têtes de Vinci ou les académies de Michel-Ange". Et deux ans plus tard, Théodore Duret, dans La Plume (15/10/1893), va plus loin encore : "Lorsque les Européens se firent ouvrir le Japon, ils pensaient qu'ils y amèneraient des changements et y introduiraient leur civilisation, ce qui était vrai, mais ils ne supposaient point qu'il exercerait en retour son influence sur eux"...
Avec L'art du Yamato de Claude-Eugène Maitre, que La Revue de l'art ancien et moderne (1er semestre 1901, I et II) publie pourtant à grand renfort de japonisme graphique, tous ces débats plus ou moins polémiques ont fait place à une histoire de l'art fondée en archéologie qui rompt avec le mythe d'un art japonais né en vase clos pour insister sur l'importance des influences chinoises et coréennes.

Du côté des dictionnaires spécialisés dans le domaine artistique, il faut citer le Dictionnaire de l'art, de la curiosité et du bibelot (1883) d'Ernest Bosc, le Dictionnaire des arts décoratifs (1885) de Paul Rouaix, le Dictionnaire encyclopédique et biographique de l'industrie et des arts industriels (1885) d'Eugène-Oscar Lami, et enfin le Dictionnaire de l'ameublement et de la décoration (1894) de Henry Havard, tout quatre également illustrés.

Même s'il n'adopte pas la forme dictionnaire et n'a rien de systématique, le recueil de Biographies d'artistes japonais, établi en 1905 par Pierre Barbouteau à partir de sa propre collection, est l'un des rares répertoires de ce type à paraître en France à l'époque. L'année suivante paraît à Tôkyô le Dictionnaire d'histoire et de géographie du Japon du missionnaire catholique Edmond Papinot, premier ouvrage français en son genre qui, même si son propos est plus général, comprend un grand nombre d'articles relatifs à l'art et aux artistes.
Sous-titré Dictionnaire à l'usage des amateurs et collectionneurs d'objets d'art japonais et chinois, le Koji Hôten (voir l'Avant-propos pour la signification du titre), publié en 1923 par Victor-Frédéric Weber, alors que le japonisme est déjà passé de mode, peut apparaître comme son tombeau, un monument posthume qui en récapitulerait le goût et le savoir accumulés en plus de trois-quarts de siècle... 

Elle ne craint pas la comparaison avec les ouvrages anglo-saxons qui l'ont devancé : A glimpse at the art of Japan (1876) de James Jackson Jarves, Art and art industries in Japan (1878) de Rutherford Alcock, ou Japan, its architecture, art, and art manufactures (1882) de Christopher Dresser. Elle est même saluée - bien que critiquée - par Ernest Fenollosa, le grand spécialiste américain d'art oriental de l'époque, dans sa Review of the Chapter on Painting in Gonse's "L'Art Japonais" (1885). Le différent entre les deux hommes porte principalement sur la question de l'influence de l'art chinois sur l'art japonais, bien établie par Fenollosa, mais que Gonse aurait plutôt tendance à minimiser, le premier reprochant encore au second de surévaluer la place de l'ukiyo-e et d'Hokusai en particulier... Faut-il rappeler que Louis Gonse ne s'est jamais rendu au Japon et ignorait tout de la langue du pays, bénéficiant néanmoins de l'assistance de Wakai et d'Hayashi, d'abord pour constituer sa propre collection (voir l'article de Gaston Migeon sur la vente Gonse, en 1924), puis pour la documentation de L'art japonais, fruit d'une véritable collaboration franco-nippone.

Mais en 1900, à l'occasion de l'Exposition universelle, ce sont les Japonais eux-mêmes qui, à l'initiative d'Okakura Kakuzô (ou Tenshin), l'auteur du célèbre Livre du thé (1927) publieront leur propre Histoire de l'art du Japon. Celle-ci, traduite par Emmanuel Tronquois et préfacée par Hayashi, marquait un tournant décisif : la naissance, au Japon, de l'Histoire de l'art en tant que discipline autonome et nationale...

Mais il faut attendre 1909 et l'article de Louis Aubert consacré à L’art japonais et la figure humaine (La Revue de Paris, 01/06 et 15/06/1909) pour passer enfin de la caricature au portrait, genre dont Gaston Migeon n'avait jusque là traité qu'à travers un seul exemple dans la Gazette des Beaux-Arts (01/05/1889)... C'est à l'image de La Japonaise (Revue universelle, 1905, n° 127) que s'intéresse Bing, sujet abordé très tôt par Philippe Burty, puisque l'un des articles de sa série Japonisme porte déjà sur Les femmes, les héroïnes, les filles au Japon (La République des lettres, 25/03/1877), un autre traitant des Femmes de qualité (L'art, 1876), et un troisième de l'Histoire de la poétesse Ko Mati (L'art, 1875). Cette dernière étude anticipe sur celle de J. Brinkmann, plus générale, portant sur La tradition poétique dans l'art au Japon (Le Japon artistique, novembre 1889, I et II).

A mi-chemin entre poésie, folklore et religion, citons encore les pages que Burty consacre à deux des plus populaires "dieux du bonheur", Yebis et Dai-Kokou (L'art, 1876), et celles dédiées par E.-J. Coulomb à La déesse Kwanon (La Plume, 15/10/1893). Mais à côté du monde des humains et de celui des divinités, on trouvera également deux essais sur la faune et la flore, avec Les animaux dans l’art japonais d'Ary Renan (Le Japon artistique, janvier et février 1890) et Le chrysanthème dans l'art japonais d'Edouard Mène (Mémoires de la Société des études japonaises, chinoises, tartares et indochinoises, novembre 1885).