Le Baiser de Rodin ne laisse pas de marbre
L’amour interdit des amants maudits sortis de La Porte de l’Enfer trouve un écho dans la passion tumultueuse de Rodin et Camille Claudel. Dans l’ombre du Balzac, Le Baiser ne se laisse pas oublier.
En 1880, Rodin reçoit par l’État la commande d’une porte destinée au Musée des arts décoratifs. Il s’inspire de la Divine Comédie de Dante pour réaliser La Porte de l’Enfer : « Elle reflète son rêve mais aussi son angoisse. En cours d’exécution, la composition perdit peu à peu de son unité première. Les principaux sujets inspirés par l’œuvre de Dante, influencé par le tourment de Baudelaire, ont été repris par l’artiste sous la forme de groupes ou de figures isolées. C’est l’origine du Penseur, des Trois ombres, du Baiser agrandis à l’échelle monumentale » explique Cécile Goldscheider dans Présence de Rodin (Air-France revue, janvier 1952)
Le Baiser, « qui s’intitula d’abord La Foi » comme le précise Judith Cladel dans Rodin (Le Point, décembre 1937) est tiré du Chant V de L’Enfer qui évoque l’irrépressible et fatale attirance de Francesca et Paolo, dès lors que Giancotto Malatesta, peu gâté par la nature, confie à son frère, le beau Paolo, son épouse Francesca da Rimini. À la lecture des amours de Lancelot et de Guenièvre racontés dans le recueil des Chevaliers de la Table Ronde se révèle leur propre sentiment amoureux. Giancotto les surprend et les poignarde. Leur amour interdit est alors voué à la damnation éternelle :
La source dont jadis notre amour vint à naitre
Je m’en vais faire, hélas en ces cruels instants,
Comme celui qui parle et pleure en même temps.
Un jour que nous lisions l’amoureuse aventure
De Lancelot souvent pendant cette lecture
Qui nous charmait tous deux de la même façon,
(Nous étions seuls alors et sans aucun soupçon),
Souvent sans y penser nos yeux se rencontrèrent,
Et notre front pâlit et nos voix se troublèrent ;
Mais un passage enfin dans ce livre si doux
Décida notre sort et triompha de nous :
Quand nous vîmes l’amant de Genèvre en délire,
Imprimer un baiser sur son divin sourire,
Lui, que rien ne pourra me ravir à présent,
Baisa ma bouche aussi, brûlant et frémissant :
Dante Alighieri. La Divine Comédie (L’Enfer – Chant V)
Le thème inspire peintres, sculpteurs, poètes et musiciens et donne lieu à de multiples représentations peut-être aussi nombreuses que les interprétations de la Divine Comédie .
« Francesca et Paolo, les deux ombres toujours unies que de si douces pensées et de tels désirs ont conduites au pas douloureux ». Edouard Rod dans L’atelier de M. Rodin, cite ainsi Dante (Gazette des beaux-arts, 1er mai 1898).
Dans le sillage du poète florentin, le destin tragique de Paolo et Francesca inspire Louise Labé :
Dès 1880, le couple du Baiser apparaît dans une des premières maquettes de la Porte de l’Enfer au bas du vantail de gauche.
« L’humanité pitoyable, avec ses révoltes, ses désespoirs, ses laideurs de conscience, ses troubles passionnels, ses frénésies, ses malédictions, ses appétits grossiers en même temps que ses appels d’infini, d’idéal, est là figée, mais avec une vie palpitante. La matière y prend âme.» C’est ainsi que Félicien Champsaur perçoit la grande œuvre de Celui qui revient de l’Enfer : Auguste Rodin. (Le cerveau de Paris : esquisse de la vie littéraire et artistique, 1886).
La Porte de l’Enfer qui compte plus de deux cent figures occupera Rodin durant « un corps-à corps de trente années » écrit en une prose lyrique Félicien Fargus (Georges Faillet) pour son Discours sur la mission de Rodin (La Revue blanche, mai 1900). Elle est perçue comme une « toile de Pénélope » par Emile Bergerat dans ses Souvenirs d’un enfant de Paris qui se rappelle l’émotion de Félicien Rops devant la Porte de l’Enfer dans l’atelier du Dépôt des marbres :
Chez le sculpteur Rodin (Comoedia, 11 avril 1931), devant le groupe du Baiser la tragédienne Eleonora Duse qui avait joué le rôle de Francesca da Rimini au théâtre retrouve un second souffle :
(1) « L’amour qui ne permet pas à l’aimé de pouvoir aimer m’inspira pour celui-ci une passion si forte que, comme tu le vois elle ne m’a pas encore abandonnée. »
En 1885, Octave Mirbeau dans Des artistes décrit ainsi la sculpture dans sa version presque achevée réalisée en terre cuite et commencée en 1882 : « Le corps jeune et charmant où l’artiste a réuni, comme à plaisir, toutes les beautés délicates et sensuelles de la femme, les bras noués au cou de l’amant, dans un mouvement à la fois passionné et chaste, elle s’abandonne aux étreintes et au baiser de Paolo, dont la chair frissonne de plaisir et dont la force de jeune athlète apparaît dans une musculature élégante et puissante, type de la beauté de l’homme, comme Françoise de Rimini est le type de la grâce de la femme ».
Et Paul Gsell sait rendre compte de la délicatesse farouche d’Auguste Rodin pour réaliser Le Baiser (La Revue de Paris, janvier 1918 et Le Musée Rodin, L’art et les artistes, 1920):
La composition de la sculpture, exécutée en ronde bosse, devenue trop grande pour s’inscrire dans le schéma général de la Porte de l’Enfer en est retirée en 1886 : « Rodin élimine tout ce qui est trop solitaire pour se soumettre au grand ensemble, tout ce qui n’est pas nécessaire dans cet accord » précise Rilke .
1882-1883, la date de création du Baiser, correspond à la rencontre de Rodin avec Camille Claudel. Elle est âgée de 19 ans, lui de 42 ans et il dispose déjà d’une notoriété certaine. Camille Claudel va prendre une place fondamentale dans la vie artistique du statuaire en tant que collaboratrice, muse et amante. Le Baiser, en quelque sorte, scelle une union interdite alors même que Rodin partage la vie de Rose Beuret.
Dans Rodin, (Le Figaro-supplément illustré, 12 janvier 1895), Gustave Larroumet, face au Baiser traduit, non sans regret, la fragilité du sentiment amoureux :
G. Larroumet est inspiré par la version commandée par l’État pour l’exposition universelle de 1889. Rodin a confié au sculpteur Jean Turcan, qui a reçu le Grand-prix, l’agrandissement et la traduction en marbre du Baiser dans son atelier de la rue de Vaugirard. Au demeurant, l’œuvre ne sera exposée qu’en 1898 au Salon.
La relation entre Auguste Rodin et Camille Claudel va se confondre avec l’histoire de leur création et parfois la limite de ce qui appartient à chacun est difficile à mesurer, aussi est-il devenu impossible aujourd’hui d’attribuer avec certitude à l’un ou l’autre des deux génies, les terres cuites préparatoires pour le Baiser et Shakountala (ou L’Abandon), l’œuvre de Camille Claudel créée dans le même temps et dans le même esprit que le Baiser.
Après la rupture des deux sculpteurs, dans Paul et Camille Claudel : le poête [sic] juge l’œuvre de la statuaire, l’écrivain oppose les deux artistes et sa faveur va tout naturellement à sa sœur : « Que l’on compare Le Baiser de Rodin avec la première œuvre de ma sœur que l’on peut appeler L’Abandon. Dans le premier, l’homme s’est pour ainsi dire attablé à la femme. Il s’est assis pour mieux en profiter. Il s’y est mis des deux mains et elle, s’applique de son mieux, comme on dit en américain, à ‘deliver the goods’ (livrer la marchandise)… Dans le groupe de ma sœur, l’esprit est tout, l’homme à genoux, il n’est que désir, le visage levé, aspire, étreint avant qu’il n’ose le saisir, cet être merveilleux, cette chair sacrée qui d’un niveau supérieur, lui est échue. Elle, cède, aveugle, muette, lourde, elle cède à ce poids qui est l’amour, l’un de ses bras pend détaché comme une branche terminée par le fruit, l’autre couvre ses seins et protège ce cœur, suprême asile de la virginité. Il est impossible de voir rien à la fois de plus ardent et de plus chaste. »
Cette critique du Baiser est loin de faire l’unanimité. Gustave Geffroy transforme cette analyse partiale en une ode au caractère universel « C’est l’Amante, c’est l’Amant, plus encore c’est l’Amour » (La Plume, 1900).
Lors de sa présentation au Salon de 1898 (La Nouvelle revue, mai 1898), la presse fait peu de cas du Baiser : cet « admirable poème de chair et de volupté éternisé par le génie de Rodin dans la blancheur du marbre», face à l’immense retentissement du scandale du Balzac. Cependant, autour du Balzac de Rodin, Le Baiser ne laisse pas la critique indifférente. Louis de Fourcaud regrette que l’« on affecte de se taire sur ce grand groupe décisif et de s’indigner du Balzac de l’artiste. Pure iniquité » et Benjamin Constant ne cache pas son admiration : « Le Baiser… Quel morceau de maître ! Jamais le marbre n’a plus vécu ! Jamais, dans un baiser, deux âmes ne sont passées l’une dans l’autre avec une caresse plus humaine, plus belle, plus sculpturale ! Voilà l’œuvre d’un cœur d’artiste ! Voilà le chef-d’œuvre !
Pourtant, Rodin, à la fin du siècle - séparé de Camille Claudel dont on connaît la tragique destinée - ne considère déjà plus Le Baiser comme une œuvre majeure. « Je n’étais pas mécontent de la vigueur simplifié de mon marbre. Quand il a passé [sic] pourtant j’ai eu la sensation qu’il était mou, qu’il tombait devant l’autre… ». déclare-t-il dans La technique de Rodin par Camille Mauclair (La Plume, 1900). Son intention était de « donner une leçon discrète et silencieuse au public, aux confrères et aux critiques » en plaçant Le Baiser face à son Balzac, en quelque sorte de dévoiler l’essence de son cheminement artistique et la diversité de son art. Albert Möckel a bien compris la leçon et démontre l’égale beauté de la différence qui réside entre Le Balzac et le Baiser de Rodin, de « l’image abrupte du génie » au modelé classique et tendre de l’Amour.
Une leçon que confirme Jean-E. Schmitt dans les Chroniques artistiques de l’Humanité nouvelle (1899) :
Et que développent les sensations du poète Émile Verhaeren :
En 1901, Le Baiser devient l’un des chefs-d’œuvre du Musée du Luxembourg.
S’il y eut peu d’écho en France de la réception de l’œuvre par le public en raison d’une critique accaparée par l’affaire du Balzac, la chronique rapporte qu’il n’en fut pas de même à l’étranger. De facture classique, la liberté de l’œuvre exposant la nudité des amants dans l’expression naturelle du désir choque une société anglaise rassurée par des versions moins suggestives à l’image de la peinture de Dante Gabriel Rossetti. De sorte qu’un exemplaire en marbre du Baiser acheté par le collectionneur E.T. Warren offerte en 1913 à la ville de Lewes, fut recouvert d’un drap comme en témoigne l’article paru dans La revue anarchiste de janvier 1931 puis le Baiser de Rodin fut remis en vente (Le Matin : dernier télégramme de la nuit, 27 octobre 1929). En 1914 l'exposition de l'oeuvre est interdite au Canada et, plus tard, au Japon car « Le Baiser provoqua un tel scandale que la police donna l’ordre de l’enlever » rapporte La Presse artistique du 2 décembre 1927.
Dans « Caractères et projets » (La Plume, 1900), comme en réponse à cette « chasteté outrancière » Léon Riotor, écrit : « Loin des mollesses d’une humanité édulcorée, honte des poncifs, l’amour n’est plus cette onctueuse pommade des sens qui se pourlèchent. C’est l’étreinte quasi bestiale qui fait saillir les muscles, torture, épuise l’être assouvi, c’est le désir embarqué sur l’Océan sans repos de la souffrance humaine. »
« Ainsi dans la Porte de l’Enfer qui, par une ironie singulière du Destin, n’a jamais été entièrement montée » comme le souligne l’article sur Auguste Rodin du Journal des internés français (3 mars 1918), figurent de nouvelles interprétations de Paolo et Francesca dans le tourment et la douleur qui viennent s’inscrire dans « le poème des passions humaines » : l’expression est empruntée par Léonce Bénédite à Jef Lambeaux pour illustrer La porte de l’Enfer d’Auguste Rodin. Soit dit en passant, Georges Grappe après analyse des dessins de Rodin pour La Porte de l’Enfer, (Formes, n°30, 1932) range le sculpteur parmi les grands maîtres du genre.
Mais, « c’est aussi l’épopée de la souffrance » que décrit Emile Schraub-Koch dans son Panorama de l’Ecole contemporaine française de statuaire (La nouvelle revue, novembre/décembre 1938.)
Pour autant, dans Notes d’art (Les Annales politiques et littéraires, 26 juin 1910), Anatole France « découvre avec sympathie que l’Enfer de Rodin n’est plus l’Enfer des vengeances et que c’est un Enfer de tendresse et de pitié » .
Au moins deux compositions sur le thème de Paolo et Francesca apparaissent sur La Porte de l’Enfer. La première en bas du montant de droite s’apparente au couple maudit, déjà crispé dans la douleur, inscrit dans un rectangle étroit qui les contraint irrémédiablement à succomber au fatal baiser. Placée sous le groupe d’Ugolin, la seconde composition montre les amants prisonniers du lien qui les unit, en proie à la damnation de l’éternel désir ne pouvant se libérer de leur funeste étreinte.
Sur cette image, qui s’inscrit dans « le cadre qui enferme un des plus terribles, des plus mélancoliques, et des plus beaux tumultes humains » si bien exprimé par Gustave Geffroy dans Rodin, (Art et décoration, juillet 1900), s’achève ce billet.
Et avec le texte d’André Plaisant intitulé «Le génie de la France : Auguste Rodin (Marianne, 1er août 1940), se clôt notre série sur Rodin face à l’adversité : « Ainsi qu’il est de règle, Rodin fut méconnu par la généralité de ses contemporains, et, de plus, méprisé par ceux d’entre eux qui, occasionnellement, voyaient ses travaux. Trente ans de sa vie furent donc consacrés, non seulement à l’édification de son œuvre, mais aux luttes de toutes sortes, pour faire admettre ses conceptions par les écoles officielles, lesquelles, autant par niaiserie que par crainte et mauvaise foi, s’efforçaient de barrer la route à ce confrère démoniaque qui, armé de son seul ciseau, s’apprêtait à saper les conventions établies et à détruire les poncifs de toutes les chapelles artistiques de son temps ».
Voir aussi :
Hélène Pinet, Rodin, « Le Baiser », 2000
Antoinette Le Normand-Romain, « Le Baiser » de Rodin, 1995
Pour en savoir plus :
Vous pouvez consulter les quatre premiers billets de la série Rodin face à l’adversité ainsi qu'une bibliographie.
Commentaires
mouhahahaha
je trouve cet article intéressant il m'a bien aidé pour ma thèse en Art Platstique
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