Les photographies de Gustave Le Gray
Avec la numérisation de la totalité des tirages de Gustave Le Gray (1820-1884) conservés au département des Estampes et de la photographie (le plus important ensemble au monde), la BnF parachève en quelque sorte l’entreprise de redécouverte et de popularisation de cette œuvre majeure, entamée en 2002 par une importante exposition rétrospective et la publication d’un catalogue de référence.
Peintre de vocation et de formation, Le Gray s’initie à la photographie dès le milieu des années 1840, alors même qu’il est encore élève dans l’atelier de Paul Delaroche. En ces temps héroïques et artisanaux, où la pratique de la photographie suppose de maîtriser certains procédés chimiques, Le Gray présente d’emblée cette double qualité d’artiste et de technicien expérimentateur qui va marquer toute sa carrière. Si ces premiers essais sont des daguerréotypes, il passe en effet très vite à la technique du négatif papier, à laquelle il apporte une amélioration décisive en 1851 avec le procédé du papier ciré sec ; et à cette date il a déjà expérimenté le négatif sur verre au collodion, parfois en combinaison avec le papier. Dès 1849, sa maîtrise technique était suffisamment assurée et notoire pour faire de lui un professeur reconnu de photographie, auprès de qui vint s’initier ou se perfectionner toute une génération : Maxime Du Camp, Henri Le Secq, Charles Nègre, Adrien Tournachon, John Beasley Greene, Olympe Aguado, Firmin Eugène Le Dien, Édouard et Benjamin Delessert, Eugène Piot… Ces leçons délivrées dans son atelier de la barrière de Clichy s’accompagnaient d’excursions - travaux pratiques dans la forêt de Fontainebleau, permettant de travailler sur la lumière solaire, les jeux d’ombres, le rendu contrasté des surfaces… À partir du 3 octobre 2012, une exposition au Petit Palais à Paris est d’ailleurs consacrée à ce creuset de la modernité photographique que fut le cercle de Le Gray.
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L’année 1851 marque le début de la reconnaissance publique pour Le Gray, qui se voit confier deux missions officielles : photographier les salles du Salon annuel des beaux-arts, et surtout participer à la Mission héliographique, chargée de photographier le patrimoine monumental ancien de la France. Avec son ami Auguste Mestral, il est chargé d’un vaste quart sud-ouest du pays, ce qui les conduit de la Loire aux Pyrénées ; ils produisent à cette occasion des vues saisissantes, par exemple du château de Chambord ou de la cité de Carcassonne. Ces deux séries (Salon et Mission héliographique) sont conservées au Musée d’Orsay et à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, et consultables sur les sites de ces institutions.
En 1855, Le Gray installe à grands frais un somptueux atelier de photographie dans l’immeuble du 35, boulevard des Capucines, où exerceront aussi les frères Bisson et Nadar ; il devient l’un des portraitistes les plus prestigieux de Paris, et les personnalités françaises et étrangères défilent devant son appareil. Réussite mondaine, mais entreprise financière hasardeuse qui le met à la merci de ses commanditaires.
Les années 1856-1859 peuvent être considérées comme l’apogée de la carrière de Le Gray. Désormais parfaitement maître de ses moyens, jonglant en virtuose avec les techniques, il produit sa série la plus célèbre, qui lui valut à l’époque une gloire internationale : les marines, réalisées principalement en Normandie et à Sète en 1856 et 1857. De ces icônes de l’art photographique, la BnF conserve l’ensemble le plus complet au monde, et certains des tirages les plus parfaits — car pour de telles images qui n’ont d’autre sujet que la juxtaposition du ciel et de la surface marine, les effets contrastés qu’y engendre la lumière du soleil, la saisie du mouvement des vagues ou des nuages, la qualité du tirage est proprement essentielle.
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Le tour de force bien connu du « ciel rapporté » (superposer deux négatifs distincts, l’un représentant le ciel et l’autre la mer, afin d’obtenir sur un même tirage un rendu parfait de ces deux objets, que les techniques de l’époque ne permettaient pas de fixer simultanément) est certes pour beaucoup dans la renommée de ces images, mais il ne suffit pas à épuiser leur pouvoir de fascination.
Enfin, en 1857, Le Gray, qui avait déjà été invité à portraiturer Napoléon III et Eugénie, reçoit une commande exceptionnelle : photographier les manœuvres au camp militaire de Châlons, récemment inauguré. De cette entreprise de propagande à la gloire de l’armée impériale, une vingtaine d’albums sont recensés, offerts par l’Empereur à ses principaux généraux. Dans ce qui constitue un des premiers reportages de l’histoire de la photographie, Le Gray déploie toute l’étendue de son talent, passant du portrait individuel à la scène de genre et à de vastes perspectives embrassant les mouvements de troupe, et parvient à donner une improbable photogénie à l’immense horizon dépouillé des plateaux champenois. La série de 1858 sur les manœuvres navales à Cherbourg et Brest vient en quelque sorte synthétiser les marines et le camp de Châlons, et marque l’apogée de la carrière officielle de Le Gray. Dans ces années, il produit également quelques admirables vues de Paris.
C’est alors que tout se retourne dramatiquement : au début de 1860, les commanditaires de son atelier, sans doute las d’attendre indéfiniment d’aléatoires bénéfices, lui retirent leur soutien, imposent la liquidation de l’atelier et exigent de Le Gray le remboursement des sommes engagées. Une échappatoire miraculeuse s’offre à lui : Alexandre Dumas, qui entreprend au printemps 1860 une croisière en Méditerranée, dont le but premier est d’aller rejoindre Giuseppe Garibaldi en Sicile, propose à Le Gray d’être le photographe de l’expédition ; offre séduisante et potentiellement lucrative, tant l’auteur du Comte de Monte-Cristo était passé maître dans l’exploitation publique de ses propres aventures. Les superbes vues de Palerme, encore marquée par les combats qui ont opposé les Mille aux troupes bourboniennes quelques semaines auparavant, sont la dernière grande série bien connue de Le Gray ; de cette escale sicilienne date aussi un portrait iconique de Garibaldi, admirablement campé dans une simplicité héroïque.
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Puis ce qui pouvait encore passer pour une excursion dévie, et prend l’allure d’une fuite sans retour : Le Gray, dans des circonstances mal connues, est exclu de l’expédition Dumas à Malte. Or au lieu de revenir en France, où l’attendent ses créanciers… mais aussi sa femme et ses enfants, il s’embarque pour l’Orient : Liban, puis Égypte, où il s’établit comme photographe vers 1861, à Alexandrie d’abord, puis au Caire. Il ne reviendra jamais en Europe. Au cours des années 1860, on parvient encore à suivre sporadiquement son activité, par les témoignages de voyageurs français qui le rencontrent, et par quelques commandes qu’il reçoit du khédive Ismaïl Pasha, signe qu’il jouit encore d’un certain prestige ; puis, alors même qu’en Europe la photographie connaît une période de défaveur et de déclin, celui qui en fut pendant dix ans la plus brillante incarnation disparaît dans la métropole égyptienne, ne laissant plus que quelques infimes traces, tandis qu’en France son souvenir s’efface. Il meurt au Caire le 29 juillet 1884, dans un extrême dénuement, laissant une jeune compagne et peut-être un enfant.
Il faudra attendre les dernières décennies du XXe siècle pour que le patient travail des collectionneurs, conservateurs et chercheurs le ressuscite et lui redonne sa place de premier plan dans l’histoire de la photographie. Car ce n’est qu’à la fin des années 1980 que Le Gray a commencé à sortir de plus d’un siècle d’oubli presque absolu. Cet oubli fut certes le sort commun de la plupart des photographes de sa génération ; mais dans le cas de Le Gray il prenait presque le caractère du dernier acte, fatal mais logique, d’une carrière qui, dans son double mouvement d’ascension brillante et de chute vertigineuse, semble presque trop bien illustrer, entre Balzac et Dumas, le cliché romantique de l’artiste maudit.
Thomas Cazentre, Département des Estampes et de la photographie
Bibliographie:
Gustave Le Gray, 1820-1884. [Exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France, 19 mars-16juin 2002] / sous la direction de Sylvie Aubenas. Paris, BnF / Gallimard, 2002
Parry Janis, Eugenia. The Photography of Gustave Le Gray. Chicago, University of Chicago Press, 1987
Mondenard, Anne de. La Mission héliographique : Cinq photographes parcourent le France en 1851. Paris, Monum, Éditions du Patrimoine, 2001
Une visite au camp de Châlons sous le Second Empire. [Exposition du 31 octobre 1996 au 12 janvier 1997, Paris, Musée de l'Armée]. Paris, Musée de l'Armée, Hôtel national des Invalides, 1996
Publié initialement le 16 octobre 2012.
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