Le Printemps, éclosion d'un grand magasin
Le Printemps est emblématique de l’apparition des grands magasins au XIXe siècle. Il propose une nouvelle façon de faire du commerce, aujourd’hui banale. Le parcours de son fondateur, Jules Jaluzot, est symptomatique des vicissitudes de l’économie française au tournant du XXe siècle.
De nouvelles pratiques commerciales
En 1865 est inauguré un grand magasin, le Printemps, créé par Jules Jaluzot. Les deux poids lourds du secteur sont alors le Bon Marché fondé par les Boucicaut en 1852 et les Grands Magasins du Louvre fondés par Chauchard et Hériot en 1855.
Le Printemps dans Le Figaro du 5 mars 1883
En tant que grand magasin, le Printemps garantit aux clients un personnel attentionné qui laisse les clients admirer et toucher les produits. Les marchandises ne sont plus cachées derrière un comptoir. Le visiteur peut acheter une grande variété de produits : textiles, chapeaux, vêtements, tapis, ameublement, décoration, quincaillerie, etc. Les prix sont fixes, affichés, et non plus à la tête du client.
Publicité dans La Boîte à ouvrage, mai 1866
Tout est fait pour attirer le passant, à grand renfort de publicités, indiquant les opérations commerciales qui rythment l’année. Quelques mois après son ouverture, le Printemps lance des soldes : les stocks sont bradés pour faire de la place à de nouveaux produits. Comme ses concurrents, le magasin propose, entre autres, des animations autour des collections de blanc en janvier-février ou des étrennes de Noël.
Encart paru dans L’Entr’acte, 9 avril 1874
Le produit emblématique – on pourrait dire le produit d’appel - du Printemps est la « Marie-Blanche », un taffetas de soie noire, de grande qualité mais d’un prix modéré.
Les services se développent comme la livraison ou la vente par correspondance en France ou à l’étranger.
Les enfants sont désormais une cible pour les grands magasins. On leur propose des vignettes, des petits cadeaux ou des jeux concours pour qu’ils fassent venir leurs parents et surtout leur mère. En effet, le client est surtout une cliente. Pour attirer les acheteurs, le magasin offre aussi aux femmes un bouquet de violette au printemps, emblème de l’entreprise repris sur les agendas promotionnels ou comme thème central du pavillon du Printemps à l’Exposition universelle de 1900. Les expositions universelles sont des temps forts de l’activité du commerce parisien.
Des bâtiments emblématiques
Le grand magasin se doit d’avoir un bâtiment impressionnant dans un lieu passant et proche des transports pour amener beaucoup de clients. Jaluzot choisit de s’implanter dans un espace alors en friche, entre l’animation des grands boulevards où s’alignent les théâtres, magasins et restaurants et la gare Saint-Lazare qui est à cette époque la gare la plus importante de Paris. Les Galeries Lafayette, voisines et rivales, ouvrent vingt ans plus tard.
Boulevard des Capucines en 1889
Le Printemps s’implante dès le début dans un bâtiment construit spécialement pour lui : il occupe les étages inférieurs tandis que les étages supérieurs accueillent des appartements. Le premier bâtiment est inauguré en grande pompe par un curé, ce qui inspire Zola dans Au Bonheur des dames. Les clients se pressent au Printemps.
En 1874, à l’occasion de travaux d’agrandissements, des ascenseurs hydrauliques sont installés et animent le magasin. Cette innovation est présentée quelques années avant à l’Exposition universelle de 1867.
En 1881, à 5h du matin, la lance de l’employé chargé d’allumer les lampes à gaz du magasin heurte un rideau au rayon broderies. Le feu gagne rapidement tout le bâtiment, attisé par les nombreux textiles. La presse relate avec moults détails ces quelques heures. Jaluzot, le directeur, habitant à l’étage, tente de sauver ses comptes et ses employés qui dorment dans les étages supérieurs ou dans les rayons.
Publicité pour le rayon d’épargne du Printemps, 1883
Les travaux de reconstruction, complexes, sont confiés à Paul Sédille, qui avait construit avec son père Jules Sédille le précédent magasin.
Une magnifique nef centrale impressionne le visiteur, grâce à l’emploi du fer. Les galeries supérieures sont réunies par un pont central. Des escaliers et ascenseurs conduisent le client vers les hauteurs du magasin.
Printemps dans Le Figaro, 5 mars 1883
La lumière, travaillée pour mettre en valeur les produits, est renforcée par l’éclairage artificiel. Le Printemps est le premier grand magasin à se doter de l’électricité, le gaz ne lui ayant pas réussi. Le visiteur peut d’ailleurs admirer « l’usine électrique » derrière une vitre à l’entresol. La presse s’enthousiasme et diffuse les annonces à travers la France voire le monde.
Vue en coupe du Printemps, Le Monde illustré, 25 mai 1889
Un fondateur controversé
Qui est derrière ce succès commercial ? Jules Jaluzot est né en 1835 dans la Nièvre. Il est le fils d’un notaire de Corvol-l’Orgueilleux (Morvan). Destiné à devenir militaire, il fait des études secondaires. Il se tourne finalement vers le commerce. Jaluzot travaille dans divers magasins parisiens comme calicot. En tant que simple vendeur, il observe la mutation des magasins de nouveautés en grands magasins. Il devient chef de rayon au Bon Marché.
Portrait de Jules Jaluzot, Le Figaro, 5 mars 1883
Il y rencontre une cliente, Augustine Figeac, de plus de 10 ans son aînée. C’est une comédienne dont la carrière est soutenue par divers protecteurs, dont le ministre Achille Fould qui la fait entrer à la Comédie française. Jaluzot l’épouse en 1864 et grâce à son réseau et à sa belle dot de 300 000 francs, il lance le Printemps.
Mondain, Jaluzot profite de ses relations pour développer son commerce. Il devient aussi député de la Nièvre à partir de 1889. Il s’affirme comme conservateur, boulangiste, anti-dreyfusard et s’oppose à la loi de séparation des Églises et de l’État. Ses activités politiques et commerciales sont renforcées par son investissement dans la presse. Il est influent dans les journaux La Presse, La Patrie et La Cocarde.
Jaluzot semble moins philanthrope que ses concurrents, les Boucicaut au Bon Marché ou les Cognacq-Jay à la Samaritaine. Quelques dispositions existent pour compenser les dures conditions de travail des employés. Un médecin consulte au Printemps. Jaluzot crée une caisse de retraite et une de secours dont le fonds est alimenté par les amendes infligées aux employés.
La réussite de Jaluzot est ternie par diverses affaires. Tout d’abord, la polémique enfle contre lui quand il achète à Gustave Eiffel les droits de reproduction de sa tour construite en 1889. Il veut être l’unique distributeur des objets représentant la Tour Eiffel. Jaluzot intente des procès aux personnes utilisant l’image de la Tour comme un pâtissier à Vichy.
Recueil de l’exposition universelle de 1889
La presse relaie les critiques des commerçants, empêchés de profiter de cette manne financière. Les commerçants, clientèle électorale importante, sont soutenus par des hommes politiques et notamment la Ville de Paris, qui poussent Eiffel à renoncer à son accord avec Jaluzot. La justice force le directeur du Printemps à renoncer à ses prétentions sur l’image de la Tour Eiffel.
Caricature parue dans Punch, repris dans Vu du 29 mai 1929
Une autre affaire éclate en 1905 : le krach du sucre qui provoque la chute de Jaluzot. Suite à l’incendie de 1881, Jaluzot doit lever des fonds en plus des assurances et de ses deniers personnels pour reconstruire son magasin. Il crée une société à commandite par actions dont il tient fermement les rênes en poussant surtout des petits actionnaires à investir via la publicité. Avec cet argent, Jaluzot investit dans son magasin mais aussi dans les affaires, notamment dans l’industrie sucrière. Il lève encore davantage de fonds en créant un rayon de l’épargne au Printemps. Comme dans une banque, clients ou employés peuvent y déposer leurs économies contre intérêts. Ces comptes peuvent être utilisés par les clients pour payer leurs courses au Printemps.
La betterave à sucre, la betterave de distillerie,…, 1912
La hausse de la consommation de sucre et le développement de la betterave à sucre à la fin du XIXe siècle poussent à investir dans ce domaine. Jaluzot achète au fil du temps une distillerie et une raffinerie de sucre à Origny-Sainte-Benoite ainsi que la raffinerie de la Biette, dans l’Aisne, terre de betteraves à sucre proche de Paris.
Sucrerie à la fin du XIXe siècle Le sucre de betterave en France de 1800 à 1900, 1900
Avec d’autres, notamment Ernest Cronier, parlementaire et patron de Say, le grand groupe sucrier, ils font monter les cours. Cette spéculation provoque une hausse démesurée du prix du sucre, denrée essentielle. Les capacités productives se développent et les consommateurs réduisent leurs achats, le cours s’effondre brutalement.
Le sucre de betterave en France de 1800 à 1900, 1900
Les rumeurs bruissent. Fin juillet 1905, les banquiers s’inquiètent des investissements imprudents de Jaluzot sur ce marché. Comment peut-il rembourser ? L’affaire éclate dans les journaux début août. La presse alerte la population sur les agissements de Jaluzot. Les clients se précipitent au rayon d’épargne du Printemps pour retirer leur argent, ce qui met encore plus le magasin en difficulté. Jaluzot a largement confondu ses deniers personnels et ceux de la société du Printemps. Le scandale pousse Cronier, le patron de Say, au suicide et Jaluzot à la démission. Ruiné, il se retire sur ses terres nivernaises. Le slogan du magasin, E probitate decus, “Mon honneur, c’est ma probité”, semble alors peu approprié.
Caricature parue dans L’Assiette au beurre, décembre 1905
Une dynastie familiale aux commandes
Face au scandale, un nouvel homme arrive à la tête du Printemps. Gustave Laguionie y était rentré adolescent comme vendeur puis y avait gravi tous les échelons : second, premier vendeur (chef de rayon), chef de groupe chapeautant plusieurs rayons puis administrateur. Parti pour prendre la tête d’une maison de tissu en gros, il est rappelé comme directeur du Printemps. La presse relaie la lettre des employés se félicitant de la venue de ce nouveau patron mais les concurrents internes sont nombreux.
Gustave Laguionie gère la crise. Soutenu par les banques, il vend les sucreries, rembourse les clients du rayon d’épargne et ferme celui-ci. Il se recentre sur les activités commerciales avec un mot d’ordre : « À notre époque, ne pas grandir, c’est diminuer ». Il souhaite moderniser le grand magasin et fait construire un bel escalier central.
Il est épaulé dès 1907 par son fils Pierre. Laguionie lance la construction d’un bâtiment de l’autre côté de la rue Caumartin, par René Binet. Ce nouveau bâtiment brûle malheureusement dès 1921 : c’est un nouveau choc que la presse relaie largement.
Intérieur du Printemps, Agence Roll, 1921
Pierre Laguionie, ancien combattant, seul aux commandes après la mort de son père en 1920, confie la reconstruction à Georges Wybo. Le bâtiment surmonté d’une coupole cache un nouveau système anti-incendie, venu des États-Unis. Le système Grinnell propose des sprinklers d’arrosage automatique avec portes et rideaux coupe-feu. Le Printemps cherche à rester à la pointe du progrès en installant un réseau pneumatique pour l’échange de courrier interne puis une énorme caisse enregistreuse à partir de 1923, les premiers escalators vers 1929-1930 et des machines à cartes perforées au service comptabilité.
Réseau pneumatique du Printemps dans Mon bureau, avril 1927
Côté commercial, le Printemps, comme tous les grands magasins, est à une période charnière. Les frais liés aux stocks et au personnel sont importants, il faut toujours plus de clients. D’autres magasins Printemps sont créés, en région puis à l’étranger. Le premier ouvre à Deauville en 1912. Même le paquebot France a sa boutique Printemps. Il s’agit de succursales officielles car, de longue date, des magasins avaient repris le prestige du nom du Printemps sans avoir de lien avec le magasin parisien.
Le grand magasin regarde de plus en plus vers le luxe et crée un atelier d’art la même année, Primavera, à l’instar d’autres grands magasins (Studium au Louvre, Pomone au Bon Marché, etc.).
Dans les années 1930, le Printemps, avec les Galeries Lafayette, dépasse les Grands magasins du Louvre et le Bon Marché, en déclin.
Le Printemps et la gare Saint-Lazare au fond, Agence Meurisse, 1928
De nouveaux concurrents émergent comme les enseignes à prix uniques. Le Printemps crée une filiale, Prisunic, pour profiter de ce succès. La formule fait débat. Des thèses étudient le phénomène.
Pierre Laguionie fait venir ses gendres à ses côtés. Il intensifie la publicité pour le grand magasin en proposant des galas, des nouveaux services comme un salon de coiffure pour enfants, des décors impressionnants et des défilés sur le fameux « Pont d’Argent ». L’attention à la clientèle est renforcée. Les vitrines proposent des présentations toujours plus soignées.
Vitrine du Printemps pour la saison du blanc dans Parade, février 1931
Après la Seconde Guerre mondiale, l’émergence de la grande distribution va porter un nouveau coup aux grands magasins comme le Printemps. Au début des années 1970, Pierre Laguionie se retire et vend au groupe suisse de grands magasins Maus. Au début des années 1990, le groupe Pinault reprend un temps le grand magasin et l’oriente définitivement vers le luxe.
Pour aller plus loin :
. Sélection Gallica.
. La série sur les grands magasins sur le blog Gallica.
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