Virginie Hériot, une âme à la mer
Riche héritière des Grands magasins du Louvre, Virginie Hériot (1890-1932) remporte lors des Jeux Olympiques de 1928 à Amsterdam la médaille d’or en voile, à la tête d’un équipage entièrement masculin. Ambassadrice de la mer, écrivaine et conférencière, elle s’est imposée comme l’une des rares pionnières féminines du monde de la navigation.
Une enfance dorée
Il est des destins qui sont écrits avec quelques années d’avance, comme anticipés par une plume célèbre. De Virginie Hériot, on peut ainsi dire qu’elle est née sous les auspices d’Emile Zola. Petit-fils de cloutier, fils de marchand de vin, son oncle est Auguste Hériot, l’un des fondateurs des Grands Magasins du Louvre, immense temple de la consommation sis depuis 1855 rue de Rivoli, juste en face du musée.
Façade des grands magasins du Louvre, 1877
Cet oncle, mort avant la naissance de Virginie, est la principale source d'inspiration d’Octave Mouret, l’un des principaux protagonistes d’Au bonheur des dames (1882). Dans le roman, Mouret finit, après maintes péripéties et valses hésitations, par épouser une des modestes vendeuses de son magasin, Denise Baudu.
Gil Blas publie Au bonheur des dames, 1880.
L’oncle Auguste laisse le soin à son frère, Olympe Hériot, de réaliser cette prophétie. Le Commandant Hériot, comme on l’appelle, a fait carrière dans les armes avant d’hériter de l’empire commercial érigé par son frère. Parmi les quelque 2400 employés que compte son entreprise, c’est Cyprienne Dubernet, vendeuse au rayon corsets, qu’Olympe finit par épouser. Comme la Denise du roman, et bon nombre de jeunes employées des grands magasins parisiens, Cyprienne est une provinciale d’origine modeste, montée à Paris depuis son Lot-et-Garonne natal.
Théobald Chartran, Portrait de Madame Olympe Hériot, née Cyprienne Dubernet, 1891 (Musée Carnavalet, Histoire de Paris)
Virginie Hériot est la troisième enfant du couple, la première à être conçue dans le cadre marital. Le décès de son père, alors qu’elle n’a que neuf ans, puis celui de son plus jeune frère, sont les seules ombres au tableau d’une enfance dorée.
Elle se marie à 20 ans avec le vicomte de Saint-Sénoch, de onze ans son aîné. De ce mariage arrangé, et tôt fini, qui vient consacrer l’ascension sociale de sa famille par l’ajout d’une particule, elle gagne un fils et la découverte du monde des régates avec son mari.
Elle est certes déjà familière du monde de la mer qu’elle découvre lors des premières croisières que lui offre sa mère à bord de la Fauvette, un yacht à vapeur de luxe : « le bateau de mon enfance… où mes années les plus belles se sont écoulées, années ensoleillées de bonheur et d’illusion ».
Plus tard, « mousse à bord de Salvator », le nouveau yacht de sa mère, elle est appelée sur l’arrière et fait une « révérence à l’Empereur Guillaume II et au Prince Albert de Monaco ». Cela dit assez le milieu du yachting, réservé à la fine fleur de l’élite sociale, dans lequel gravite la jeune fille. Familière des princes et des empereurs, elle se lasse cependant des croisières de luxe sur les steamers une fois parvenue à l’âge adulte.
Le monde des régates
Avant que la guerre n’y mette un terme provisoire, elle a goûté à ses premières régates en compagnie de son mari et fait son entrée en 1920 au Yacht Club de France sous le parrainage prestigieux de son président, l’explorateur Jean-Baptiste Charcot. Elle est elle-même un temps tentée de mettre sa fortune au service de l’exploration scientifique mais, découragée par les obstacles, se tourne définitivement vers le monde des régates.
C'est un univers presque exclusivement masculin. « A mon avis, la mer convient parfaitement à la femme, énergique et simple, bien entendu, et il y en a beaucoup de nos jours » avance Hériot dans Une âme à la mer. Elle doit cependant reconnaître que le plus souvent elle est « la seule femme à la barre, en course ». Margaret Roney (Grande-Bretagne), qui participera elle aussi aux Jeux d’Amsterdam dans une autre catégorie de bateau, Mesdames de Saavedra (Cuba) et Kingsland (Etats-Unis) sont les seuls noms qui lui viennent en tête quand il s’agit de citer d’autres skippeuses. On pourrait ajouter parmi ses devancières Lady Brassey dont le Tour du monde en famille rencontra un grand succès à la fin du XIXe siècle.
L’Ailée, la goélette sur laquelle Hériot vit dix mois sur douze après son divorce
Après son divorce, Hériot change radicalement de vie : elle met en vente le Finlandia, l’un des yachts les plus luxueux de son temps, dont elle a hérité trois ans auparavant. En échange, elle fait l’acquisition d’une goélette, l’Ailée, que l’Empereur Guillaume II avait fait construire tout spécialement pour la course sous le nom de Meteor IV. Hériot y élit domicile, vivant près de dix mois sur douze sur son navire.
Son entrée en course se fait sur fond de rivalité franco-anglaise. Ces derniers, dominant avec les Américains le monde de la mer, détiennent plusieurs trophées, dont la Coupe de France, qu’elle se fait un devoir « de ramener en France » en vertu d’un patriotisme qu’elle ne manque jamais de mettre en avant.
Quand le rythme des compétitions se fait à nouveau plus intense après la parenthèse de la Première Guerre mondiale, elle s’y jette à corps perdu, participant à 120 régates de 1924 à 1932. Après deux nouveaux échecs dans sa quête de la Coupe de France, elle remporte la Coupe du roi d’Espagne en 1924, la Coupe Cumberland face aux Anglais en 1925, avant d’ajouter la très prestigieuse Coupe de la Voile de Paris, alors elle aussi détenue par les Anglais, en 1927.
Elle ne regarde pas à la dépense pour se hisser parmi les navigateurs les plus en vue de son temps : chaque année ou presque sort à ses frais des chantiers navals un nouveau navire dans les deux principaux formats de compétition - 6 mètres JI (Jauge internationale) et 8 mètres JI. Tous sont dessinés par les meilleurs architectures de son temps : Talma Bertrand, François Camatte et pour finir Pierre Arbaut qui dessine l’Aile VI, le 8 m JI qu’elle dirige lors des JO d’Amsterdam, aujourd’hui classé monument historique et basé à Noirmoutier.
Les Jeux Olympiques d’Amsterdam
Sa notoriété n’aurait sans doute pas rayonné autant hors du petit cercle des régatiers si elle n’avait remporté les Jeux Olympiques à Amsterdam en 1928. Elle a alors 38 ans et quinze années d’expérience du plus haut niveau. Assez pour se sortir des qualifications françaises puis pour venir à bout des huit bateaux en compétitions, notamment le concurrent hollandais particulièrement accrocheur à domicile.
Virginie Hériot aux Jeux olympiques d'Amsterdam. Cols bleus, le magazine de la Marine et de la mer, p. 22 (13 novembre 2004).
On peut retrouver les souvenirs de ses Jeux Olympiques dans Service à la mer (1932) ou dans IXe Olympiade (1929).
IXe Olympiade de Virginie Hériot, 1929
La compétition s’avère particulièrement difficile : l’équipe française, logée à Amsterdam, doit se lever à l’aube pour gagner chaque matin le départ des régates dans le Zuiderzee, le vaste golf au nord de la ville, et ne rentre à terre qu’à la nuit tombée.
Fidèle à un style qui ne rechigne jamais à l’emphase, elle se décrit comme la partie centrale d’une curieuse trinité :
Nous n’étions qu’une volonté (bateau, propriétaire, barreur, équipage) tendue et ramassée, et rien de plus dans la lutte ardente, décevante, âpre, que nous eûmes à soutenir sept jours durant. L’Aile est très belle, corps (coque) esprit (équipage), et âme (propriétaire) ! Je sais maintenant, plusieurs circonstances l’ont prouvé, que j’en suis l’âme qui fait que tout tient ensemble, l’âme qui ressent la moindre nuance, l’âme vers qui tout se tourne. »
D’un point de vue plus prosaïque, l’orientation stratégique française a payé : l’Ailée VI est un bateau de brise, à l’aise quand « le vent souffle en tempête » mais lourd de déplacement par vent faible. Heureusement, comme l’avait anticipé le clan Hériot, le Zuiderzee a essuyé gros temps une bonne partie de l’épreuve.
« Madame de la Mer »
Sa victoire met en lumière une femme déjà bien connue du monde marin. Son visage sévère, sa combinaison pantalon et son cirée croisée à double rangée de bouton qu’elle porte en mer sont à la une des magazines de mode.
Sa fascination pour la mer, elle la dit dans plusieurs recueils de poésie mouillés d’une prose lyrique mais aussi dans les conférences qu’elle tient aux quatre coins du monde, elle qui, animée d’une ferveur de croyante, veut « semer au fond des cœurs l’appel mystérieux de la mer ».
Remise du prix des croisières à Mme Virginie Hériot, Agence Rol, 22 décembre 1931
De paradoxes, la vie d’Hériot ne manque pas. Une solitaire tournée vers la mer, qui pourtant vit chaque jour avec un équipage d’une quinzaine de personnes et qui se prête volontiers au jeu des cérémonials officiels et d’une propagande inlassable pour la Marine française. Une vie de richesse et de succès mais une mélancolie profonde qui reste un mystère pour son entourage. « Nul ne saura jamais de quelle source profonde venait cette mélancolie qui jetait Virginie Hériot à l’Océan. Dans cette physionomie de femme, il y avait toujours de la lassitude » dira ainsi d’elle Marthe Oulié.
Elle meurt victime d’une syncope alors qu’elle était à la barre lors d’une régate à Arcachon en 1932, seulement quatre ans après son succès olympique. Son corps est rendu à l’Atlantique, conformément à ses vœux, seize après sa mort, le 24 juin 1948, pour ne pas heurter sa mère.
Pionnière sans descendance directe, Virginie Hériot doit attendre plusieurs décennies avant de voir émerger des héritières. Plus que du côté des disciplines olympiques, c’est parmi les grandes navigatrices en solitaire qu’il faut sans doute lui chercher des successeuses. Florence Artaud lorsqu’elle remporte la Route du Rhum en 1990 fait partie des meilleures candidates. Si à l’image d’Isabelle Autissier ou d’Ellen MacArthur, plusieurs skippeuses ont émergé à sa suite, le monde de la navigation reste profondément masculin. Au départ de la route du Rhum en 2022, elles étaient 7 sur 138 participants.
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