Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Émile Bréhier : historien de (toute) la philosophie

0
19 juin 2024

Émile Bréhier (1876-1952) est un philosophe et historien de la philosophie important de l’entre-deux-guerres. Sa conception originale et ouverte de l’histoire de la philosophie aura une grande influence sur des penseurs tels Martial Guéroult (1891-1976) ou Pierre Hadot (1922-2010).

Formation et parcours universitaire

Reçu troisième à l’agrégation de philosophie en 1900, il fait sa thèse sur Philon d’Alexandrie (20-45), ce qui va l'ancrer dans la philosophie antique. Cette thèse est publiée en 1908 sous le titre Les idées philosophiques et religieuses de Philon d'Alexandrie.
Professeur à la Faculté de Rennes en 1910, puis à Bordeaux en 1912, il est ensuite mobilisé pour la Grande Guerre dans le 344ème régiment d’infanterie. Sur le front, il parvient au grade de sous-lieutenant mais, gravement blessé à Verdun, il revient à la vie civile amputé du bras gauche.
Il retourne enseigner à Bordeaux puis à la Sorbonne en 1919 avant de succéder à Henri Bergson – qui fut son maître – en 1941 à l'Académie des sciences morales et politiques. Entre temps, en 1939, il est nommé directeur de la Revue Philosophique de la France et de l'Étranger et prend la direction de la collection « Nouvelle encyclopédie philosophique » publiée par les Presses universitaires de France et fondée par Henri Delacroix (1873-1937).

Thématiques de recherche et réalisations

En tant qu’historien de la philosophie, Émile Bréhier aborde tous les genres de la discipline : le commentaire, la traduction, la monographie, etc. En tant que philosophe, il répugne à s’enfermer dans une spécialisation ou une époque et cherche à embrasser l’entièreté de la philosophie, convaincu que son essence ne se dévoile pas a priori mais à l’issue d’une vue d’ensemble a posteriori.
Ainsi entreprend-il en 1928 le vaste projet d’une complète Histoire de la philosophie. Terminée en 1932, c’est une œuvre imposante qui se compose de deux tomes en sept volumes : de l’Antiquité et Moyen Âge jusqu’à La philosophie moderne, recouvrant ainsi toute la pensée occidentale, des présocratiques jusqu’à Bergson.
Malgré une préférence pour l’idéalisme au détriment de l’empirisme, le livre fait montre d’un éclectisme rare, allant jusqu’à accorder quelques pages à la pensée allemande en train de se faire avec Husserl et Heidegger alors peu connus en France.
Enfin, bien que se restreignant lui-même à la philosophie occidentale, E. Bréhier fait ajouter à son Histoire de la Philosophie un fascicule supplémentaire écrit par son ami l’orientaliste Paul Masson-Oursel (1882-1956) sur la Philosophie en Orient. Émile Bréhier écrit dans la préface : « Nous y verrons que l’audace dans l’expérience spirituelle est aussi grande en Occident qu’en Orient, et que, sous des mentalités différentes, le même esprit se reconnaît ».
On lui doit enfin l’initiative d’une grande édition bilingue grec-français des Ennéades de Plotin aux éditions des Belles Lettres. Jusqu’alors, seule la traduction par Marie-Nicolas Bouillet (1798-1864), publiée en 1861, permettait au lecteur français d’approcher le principal penseur néoplatonicien. Entreprise en 1924 et achevée en 1938, cette traduction devient l’édition de référence pour les études plotiniennes jusque dans les années 90, et la nouvelle traduction par Pierre Hadot.
Ce travail de traduction s’accompagne en 1928 d’une Philosophie de Plotin, ouvrage réédité jusqu’en 1998 chez Vrin, dont l’influence sur toute une génération d’historiens du néoplatonisme est considérable.
Par ce texte, le lecteur découvre la vie et la pensée de Plotin. Philosophe de l’antiquité tardive, Plotin (205-270 apr. J.-C.) s’est voulu le successeur de Platon dont il commenta particulièrement le Parménide, dialogue hautement métaphysique où Platon introduit l’unité de l’Un et du Bien. C’est ce premier principe, l’Un, qui obsèdera toute l’école néoplatonicienne et sera au fondement d’une mystique propre :
« Le thème plotinien par excellence, celui qui sera repris par les mystiques contemplatifs de tous les âges, c’est celui de la solitude du sage, seul à seul avec le principe suprême auquel il est parvenu parce qu’il a abandonné successivement toutes les réalités limitées et définies » (Bréhier, 1928).  
Cette monographie témoigne de l’originalité d’E. Bréhier en tant qu’historien de la philosophie. Il avance l’hypothèse, contre Bergson, que Plotin ne serait pas un penseur purement grec. En effet, il estime qu’une philosophie où le sujet – le penseur, le sage – se confond totalement dans l’objet – l’Un – au moyen de l’extase, ne peut s’expliquer par la seule tradition hellénique pour laquelle une distinction demeure toujours. Il faut aller chercher, écrit Bréhier, du côté de la tradition hindoue, dont la doctrine de l’identité du moi avec l’être universel aurait pu inspirer Plotin lorsqu’il accompagna l’empereur Gordien III en 244 dans sa tentative malheureuse de conquérir la Perse.
Qu’il s’attache au néoplatonisme ou au bergsonisme, E. Bréhier pratique toujours l’histoire de la philosophie en tant que philosophe, en proposant une réflexion épistémologique originale. Sa vision de l’histoire de la philosophie était aux antipodes de toute forme d’historicisme, de dialectique ou de structuralisme. Il refuse de décrire des enchaînements causaux artificiels, des nécessités, des régularités ou des cycles, leur préférant le libre mouvement des pensées pour lesquelles la tradition ne serait plus une contrainte mais un « tremplin » :
« Il n’y a, il est vrai, que trop de raisons de redouter le passé, lorsqu’il prétend se continuer dans le présent et s’éterniser, comme si la seule durée créait quelque droit. Mais l’histoire est précisément la discipline qui envisage le passé comme tel, et qui, à mesure qu’elle le pénètre davantage, voit, en chacun de ses moments, une originalité sans précédent et qui jamais ne reviendra. Loin d’être une entrave, l’histoire est donc, en philosophie comme partout, une véritable libératrice. Elle seule, par la variété des vues qu’elle nous donne de l’esprit humain, peut déraciner les préjugés et suspendre les jugements trop hâtifs. […] L’histoire de la philosophie nous enseigne que la pensée philosophique n’est pas une de ces réalités stables qui, une fois trouvées, subsistent comme une invention technique ; cette pensée est sans cesse remise en question, sans cesse en danger de se perdre en des formules qui, en la fixant, la trahissent ; la vie spirituelle n’est que dans le travail et non dans la possession d’une prétendue vérité acquise ». (« Les Postulats de l’Histoire de la Philosophie », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 1 juillet 1925, p. 48). 
Après une vie de recherche et d’enseignement, E. Bréhier meurt en 1952 à 75 ans. Martial Guéroult (1891-1976) conclut ainsi la nécrologie qu’il consacre à son collègue et ami :
« Héritier de deux traditions, philosophe et historien, penseur et érudit, E. Bréhier a combiné les dons les plus rarement unis. Il nous laisse le poignant regret d’avoir été surpris par la mort, alors qu’avec une force intellectuelle intacte, il élaborait de nouveaux travaux, dont une Histoire de la Dialectique. Du moins son œuvre monumentale le maintien-elle vivant parmi nous. » (Revue de Métaphysique et de Morale, Janvier-Mars 1952, 57e Année, No. 1).   

  • Guillaume Ménard

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.