La chrématistique, une autre forme de l'économie
Le plus souvent, historiens et hellénistes exposent la doctrine économique aristotélicienne en pointant la distinction faite par le Stagirite entre deux manières bien distinctes de s'occuper d'économie, entendue comme art d’acquérir des biens. Ainsi en va-t-il de l’helléniste belge Henri Francotte (1856-1918) dans un ouvrage de 1901, L’industrie dans la Grèce ancienne. Après en avoir précisé le contexte historique:
« Au Ve et au IVe siècle, un grand changement économique s’est produit dans certaines cités et surtout à Athènes, personne ne l’a mieux analysé qu’Aristote dans la Politique. »
... il en résume ainsi le contenu: « La vie de l’homme suppose la possession d’une certaine quantité de biens matériels : l’extrême pauvreté n’est pas compatible avec une existence honorable ; mais quelle sera la limite ? Elle est marquée par nos besoins. Cette limite n’est pas toujours observée, et de là, deux sciences, deux arts différents (technê) : l’oikonomique qui a pour but la satisfaction de nos besoins, ou comme le dit Aristote, l’accumulation des choses nécessaires et utiles à la vie en commun dans la cité et dans la famille, et la chrématistique qui a pour but l’accumulation de la richesse, le gain ; la première est conforme à la nature ; la seconde nous crée des besoins factices. »
Cette nouvelle donne économique, Gustave Glotz (1862-1935) la relate aussi à sa manière, non sans anachronisme, dans son ouvrage classique, La cité grecque (1928) : « Jusqu’alors, les cités n’avaient, pour ainsi dire, d’autres ressources que celles de l’agriculture et de l’élevage. Mais voilà que les Grecs essaiment sur toutes les côtes méditerranéennes, à la recherche de terres nouvelles et de nouveaux clients ; entre colonies et métropoles circulent sans répit les produits naturels, les matières premières et les objets fabriqués ; le commerce et l’industrie prennent une activité [sic] inconnue ; près des ports fréquentés, les ateliers se multiplient et les marchés s’organisent… C’est le règne de la monnaie qui commence. Avec les brillantes pièces d’électron, d’or et d’argent se répand le crédit et le goût de la spéculation».
"Un capitalisme de plus en plus hardi domine le monde grec. Arrière la vie mesquine du vieux temps! Place à la chrématistique!"
Dans ces deux extraits perce l'enjeu de la distinction aristotélicienne entre l’économie et la chrématistique. Il est d’ordre moral : il existe une bonne économie et une mauvaise économie. Et c’est à son potentiel critique que, fort probablement, cette opposition doit sa longue postérité.
L'échange naturel et l'échange artificiel
Les propos économiques d’Aristote comprennent des considérations sur les arts d’acquérir et l’échange, sur la monnaie et les prix. Dans le contexte de la Grèce antique, celle du IVe siècle av. J.C pour ce qui concerne Aristote, l’économie est encore, de manière prépondérante, l’économie domestique. Les préoccupations économiques vont donc, principalement, à la bonne administration d’une maison au sens de domaine familial. De ce point de vue, l’idéal, encore partagé par le Stagirite, est celui de l’autarcie. Il est rare cependant qu’une maison puisse pourvoir à tous ses besoins. Il faut donc, nécessairement, faire une place au troc. La monnaie est, elle, introduite pour sortir des limites étroites que le troc impose aux échanges. C’est dans cette perspective que le commerce s’adjoint à l’économie. Faute de pouvoir faire autrement, le gérant d’un domaine se tournera vers le marché pour se procurer les biens qu’il ne produit pas lui-même. Ainsi, commerce et monnaie remplissent une fonction accessoire. Subordonnés à la satisfaction des besoins naturels, ils n’ont pas vocation à se développer.
Toutefois, une fois la monnaie inventée, certains s’en saisissent pour un autre usage. Il est alors question d’en faire un instrument du gain, que ce soit pour amasser des richesses matérielles ou accumuler l’argent lui-même. C’est là, dans la perspective d’Aristote, dévoyer la monnaie et pervertir le commerce.
Selon sa conception philosophique, en effet, la nature est une réalité bien ordonnée dans laquelle chaque chose doit trouver sa juste place. Cependant, la partie du cosmos que les hommes habitent n’est pas parfaitement déterminée et il leur est donc possible de s’écarter des lois naturelles. C’est là, précisément, ce que fait la chrématistique : elle transforme l’art d’acquérir en une fin en soi, de telle sorte que le désir d’accumulation ne trouve plus de limite. L’acquisition n’est plus susceptible alors de s’achever et de parvenir à une perfection. Cet art d’acquérir kata phusin, contre nature, manifeste donc un vice, qui ne s’illustre jamais si bien que dans l’usure, le prêt à intérêt, qu’Aristote définit comme « de l’argent né de l’argent ».
L'honorable et le honteux
Tous les commentateurs ne comprennent pas, cependant, le texte d’Aristote de cette façon. Ainsi, le philosophe Jules Barthélemy-Saint-Hilaire (1805-1895) traduit « chrématistique » par « science des richesses » et fait crédit au philosophe d’avoir, le premier, circonscrit l’objet d’une nouvelle discipline, la science économique : « Changez le mot : c’est bien l’Economie politique, avec le cortège des principaux phénomènes qu’elle doit expliquer, et régler même, si elle le peut. » « Ce serait aller trop loin, tempère-t-il, de dire qu’Aristote a fondé l’Economie politique. Le XVIIIe siècle a raison de revendiquer cet honneur pour Quesnay, et surtout pour Adam Smith. » (Préface à La Politique d'Aristote, 1874, p. LXII). Il a su du moins, à ses yeux, en poser les premiers contours vingt-deux siècles auparavant.
Dans cette perspective, Aristote a le mérite de faire sortir l’économie du domaine domestique, celui de la gestion d’une maison. En attirant l'attention sur la monnaie et le commerce, il en élargit considérablement le champ, même si ceux-ci demeurent, de son point de vue, comme des appendices à l’économie domestique. Pour ne pas perdre, toutefois, le bénéfice de la dimension indéniablement critique de certains usages du terme, plusieurs auteurs distinguent entre deux chrématistiques, l’une « honorable », l’autre « honteuse ». Ainsi, dans un plaidoyer en faveur de la politique tarifaire du gouvernement de l’époque, l’historien et économiste Louis-François-Guillaume Cazaux (1785-1840) convoque Aristote en ces termes ampoulés :
Si les vues d'Aristote trouvent place dans l'histoire des origines des idées économiques, comment ont-elles pu, pour autant, se frayer un chemin dans la pensée économique jusqu'au coeur du XXe siècle? Découvrez-le en lisant le deuxième volet, à paraître, de ce billet.
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