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Le Roman de Fauvel, un brûlot satirique hautement subversif

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31 octobre 2023

Le Moyen Âge chrétien et monarchique était-il subversif ? La question mérite d’être posée à l’occasion de la présentation dans le Musée de la BnF d’une de ses œuvres satiriques les plus célèbres, le Roman de Fauvel, qui vient illustrer la nouvelle thématique du musée sur les révolutions. 

Roman de Fauvel, BnF, Manuscrits, Français 146, f. 34r

Conservée à la Bibliothèque nationale de France dans un somptueux manuscrit enluminé (BnF, ms. français 146), cette caricature corrosive n’a rien perdu de sa puissance aujourd’hui. Sa récente mise en scène par Peter Sellars au Théâtre du Châtelet (18-26 mars 2022), avec le concours de Benjamin Bagby et de l’ensemble Sequentia pour les parties musicales et d’Alice Goodman pour les nouveaux textes, rappelle sa brûlante actualité. 
 

Roman de Fauvel, f. 15v

Le Roman de Fauvel est en effet un extraordinaire pamphlet anti-establishment qui fustige aussi bien les excès des puissants que ceux de la société. La version primitive du texte a été rédigée en vers, et avec beaucoup de verve, par un notaire de la chancellerie royale, Gervais du Bus, à l’aube du XIVe siècle et de la Guerre de Cent Ans, alors que maints scandales politiques, financiers et religieux entachaient la monarchie capétienne en déclin.

Roman de Fauvel, f. 30v

Dans la lignée des fables animalières allégoriques, ce roman raconte l’histoire du cheval Fauvel et de son ascension scandaleuse au sommet du pouvoir, par le caprice de Dame Fortune. Peu après sa rédaction, ce texte a fait l’objet d’une version très augmentée, due à un autre notaire de la chancellerie royale, qui a été identifié de façon plus ou moins probable avec un nommé Raoul Chaillou de Pesstain. Cette nouvelle version a été illustrée et réunie avec divers autres écrits et morceaux de musique dans le manuscrit français 146. Exécuté vers 1317-1321, ce luxueux manuscrit est une œuvre d’art totale unique en son genre, multimédia et multisensorielle. Texte, musique et image y sont savamment imbriqués.

Roman de Fauvel, f. 1r

On passe sans transition du français au latin, du narratif au lyrique, de l’hymne à la chanson grivoise, du texte à la musique et à l’image ; les textes multiplient les correspondances entre eux, et la diversité des médias brouille les repères textuels et visuels du lecteur. Le grand format du manuscrit suggère qu’il s’agissait d’une œuvre performative, faite pour être mise en scène, lue à voix haute, chantée, jouée. L’actualité y est omniprésente, qu’il s’agisse de la chronique métrique insérée à la suite du roman et couvrant les années 1300-1316, ou des chansons d’amour et des dits sur l’époque contemporaine.

Roman de Fauvel, f. 36v (détail)
 

Les pièces musicales offrent une caisse de résonance aux vers du roman, avec des prophéties à connotation apocalyptique ou de virulentes attaques politiques. Le manuscrit constitue l’une des anthologies musicales les plus importantes pour la période, avec des morceaux de compositeurs classiques comme Philippe le Chancelier (v. 1165-1236) ou de nouveaux comme Philippe de Vitry (1291-1361), le grand théoricien de l’Ars nova, la musique polyphonique créée vers 1320 et très en vogue au XIVe siècle. Une partie des pièces présentes dans le manuscrit existaient déjà, d’autres ont été composées spécifiquement pour celui-ci, ce qui lui donne encore plus de valeur.
Le remarquable ensemble, unique en son genre, de 78 images qui accompagnent le texte du Roman de Fauvel relaye avec force la portée satirique du texte.

Roman de Fauvel, f. 42r

Les enluminures ont été exécutées par un artiste anonyme parisien, désigné par un nom de convention : le Maître de Fauvel. Il est probable qu’il évoluait dans les cercles de la cour, car beaucoup de détails des images sont empruntés aux monuments et aux fêtes parisiennes du temps de Philippe le Bel. Les illustrations sont réalisées à l’encre avec de légers rehauts d’aquarelle ; ce sont les prémisses de la technique de la grisaille, dans laquelle l’artiste parisien Jean Pucelle est passé maître quelques années plus tard. À l’instar de la musique, les images fonctionnent comme des gloses au texte. Les puissants y sont caricaturés sous des traits animaliers, et la lutte entre le bien et le mal est matérialisée par le contraste entre des couleurs vives et des couleurs sombres. Plusieurs de ces images sont considérées comme les ancêtres de nos caricatures de presse.
Le héros du récit est Fauvel, une bête monstrueuse, sorte de centaure moitié homme moitié cheval, incarnation allégorique de la fausseté et de l’hypocrisie.

Roman de Fauvel, f. 33r (détail)

Son nom à lui tout seul résume son caractère négatif : les six lettres de FAUVEL constituent l’acronyme de six vices : Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété, Envie, Lâcheté. Par ailleurs, « fauvel » signifie en ancien français « fauve », la couleur par excellence du renard, et donc de la fourberie. Le récit s’organise en deux livres qui se déroulent dans un monde « bestourné », c’est-à-dire perverti, contraire à la nature et à la morale. C’est donc un monde parallèle, une sorte de miroir déformant de l’époque à laquelle il appartient. La cible principale est le clergé qui occupe le sommet du corps social et cumule tous les vices : ambition, luxure, hypocrisie...
 

Roman de Fauvel, f. 28bis v

Après avoir vainement tenté d’obtenir la main de Dame Fortune, Fauvel épouse à Paris, dans le palais de la Sainte-Chapelle, Vaine Gloire, beaucoup plus jeune que lui. De cette union contre nature, que le peuple dénonce immédiatement en organisant un charivari à l’aide de batteries de cuisine, sont issus d’innombrables « Fauveaux ». Leurs vices viennent infester le royaume de France et plonger encore davantage celui-ci dans le chaos. Comme nombre de textes médiévaux, l’histoire s’achève sur une lueur d’espoir moralisante : l’auteur prie la Vierge Marie pour qu’elle vienne sauver la France esclave de ses maux.
L’un des sujets récurrents, et très actuel, de l’œuvre est la domination masculine sur les femmes. 

Roman de Fauvel, f. 34r

Elle transparaît avec violence lors de la nuit de noces, où l’on voit au registre supérieur un Fauvel assoiffé de luxure, pressé de prendre possession de son épouse par la force. L’artiste a mis l’accent sur la bestialité de Fauvel : cette fois il n’est plus muni d’un arrière-train de cheval, mais d’une tête de cheval et de jambes humaines.
Aux étages inférieurs, un charivari se fait le relais du narrateur pour dénoncer ce mariage qui contrevient à l’ordre sexuel et matrimonial : des hommes déguisés font un vacarme épouvantable avec des instruments de musique dévoyés : percussions, batterie de cuisine… Certains portent des masques de singe ou ont les jambes poilues, d’autres sont vêtus en moines — une attaque supplémentaire contre le clergé. Ce type de mascarade carnavalesque était fréquent au Moyen Âge et servait à dénoncer les mariages contre nature, comme ici ceux de vieillards avec de très jeunes filles. Tout autour de l’image, le texte, les chansons et la musique participent à la cacophonie ambiante. Les sottes chansons sont grivoises, tandis que la musique, habituellement symbole  par excellence de l’harmonie de l’univers, se fait vacarme : c’est la musique du diable. Tout est contaminé dans cette partie par la transgression que constituent les noces de Fauvel. Dans le célèbre Lai des Hennequines qui accompagne les noces de Vaine Gloire et de Fauvel, le chant des femmes atteint des sommets dramatiques.

Roman de Fauvel, f. 34v

L’inscription du Roman de Fauvel dans l’actualité de son temps et la satire féroce qu’il en livre n’était possible à l’époque médiévale que par le biais de la fable animale et du registre allégorique. Sans de tels procédés, les auteurs n’auraient certainement pas pu échapper à la censure ; il n’en demeure pas moins que c’est l’un des textes les plus subversifs que nous ait légué le Moyen Âge. Si l’identité des créateurs de cette œuvre sulfureuse demeure mystérieuse, l’implication de notaires de la chancellerie et les nombreuses allusions directes aux événements de l’époque donnent à croire qu’elle a été produite au sein même des cercles de  l’administration royale.
Son statut à part a certainement valu à ce manuscrit une protection spéciale au fil des siècles. Après son exécution, il est passé entre les mains d’un avocat au parlement de Paris, Gérard de Montaigu, puis de Thomas de Saluces, l’auteur du Chevalier errant, qui l’emporte en Italie. Entre la fin du XIVe et le début du XVe siècle, le fils de Thomas de Saluces l’offre au duc de Savoie Amédée. Le manuscrit est resté dans la famille de Savoie tout au long du XVe siècle, jusqu’à ce qu’il revienne en France à la faveur du mariage de Louise de Savoie avec François Ier. Il a ainsi fait partie de la bibliothèque personnelle de François Ier avant d’intégrer la bibliothèque royale.

Pour aller plus loin :

Le roman de Fauvel in the edition of Mesire Chaillou de Pesstain : a reproduction in facsimile of the complete manuscript Paris, Bibliothèque nationale, fonds français 146 [Gervais du Bus, Raoul Chaillou de Pestain], éd. Edward H. Roesner, François Avril et Nancy Freeman Regalado, New York, Broude Brothers, 1990.

Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir: lire la satire médiévale, Paris, Honoré Champion, 1994.

Fauvel Studies. Allegory, Chronicle, Music and Image in Paris, Bibliothèque Nationale de France, MS Français 146, éd. Margaret Bent et Andrew Wathey, Oxford, Oxford U.P., 1998.
 
Charlotte Denoël, « Le Roman de Fauvel, une satire hautement corrosive et toujours d’actualité selon Peter Sellars », Journal du musée, BnF, n°4, septembre-décembre 2023, p. 28-30 (rubrique « Une œuvre / Un regard »).
 

 

 

 

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