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« L’Alphonse » est dans le journal (épisode I)

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12 juillet 2023

La figure du proxénète a toujours prêté le flanc à la moquerie et, par conséquent, aux mots d’esprit. Rien de tel pour provoquer l’inventivité des pasticheurs, notamment celle des rédacteurs de l’hebdomadaire satirique Le Tintamarre en 1882.

 Après avoir évoqué dans ses pages un projet de loi visant à mettre au ban les proxénètes, le journal humoristique Le Tintamarre laissait entendre le 7 mai 1882 en page 3 qu’il risquait bien de participer au débat car, expliquait sa rédaction : 

 nous trouvons ce projet incomplet, en ce sens qu’il n’y est pas question de punir les imbéciles qui entretiennent ces sortes de femelles, ce qui permet à celles-ci d’entretenir leur tour ces vilains messieurs.

Le Tintamarre, 7 mai 1882

Des rires et du bruit

Le Tintamarre, journal « hebdomadaire, satirique et financier », publié de 1843 à 1899, fut lancé par Auguste Commerson (1802-1879) et Touchatout (Léon Bienvenu, 1835-1910), deux amuseurs notoires. Il bénéficia des services des humoristes Eugène Vachette (1827-1902), polygraphe talentueux, auteur d’Aimé de son concierge (1877), et Jules Jouy (1855-1897), créateur du Journal des merdeux (1882) et de L’Anti-concierge (1881), deux pastiches fantaisistes et narquois. On trouvait aussi parfois des billets de grands poètes comme Charles Baudelaire (1821-1867) ou Théodore de Banville (1823-1891). On considère souvent qu’il fut une sorte de prédécesseur du Canard enchaîné. Un sujet aussi propice aux échauffourées rhétoriques que celui qui s’annonçait à l’Assemblée nationale ne pouvait qu’exciter les fabriques à plaisanteries de ses collaborateurs.

Commerson photographié par Nadar et Touchatout, portrait d’André Gill, Les hommes d’aujourd’hui, 1878

Une loi maladroite

Il se trouve qu'à la fin du mois d'avril la presse avait annoncé le dépôt à l’Assemblée nationale d’un projet de loi du député Eugène Delattre (1830-1897), avocat de La Lanterne et de Léo Taxil (1854-1907) à la même époque, visant les souteneurs, ces « messieurs à haute casquette qui vivent uniquement et exclusivement de la prostitution de leurs amies intimes » (Le Figaro, 1er mai 1882).

 

Le Figaro, 1er mai 1882

L'opinion, alléchée, s'empare du sujet délectable et la presse nationale ne peut que suivre son engouement, notamment La Justice, le 5 mai 1882 avec son article « M. Alphonse ».

On ironisa généralement sur le sujet, notamment à propos de la méthode du moralisateur jugée « bouffonne », car elle prétendait brimer ces messieurs trop voyants en les privant de droits civiques dont ils n’avaient que faire. Les maquereaux n’ont en effet jamais passé pour les plus ardents défenseurs du vote populaire ou de la démocratie. Le 11 juin suivant, Le Tintamarre qui n’avait pas perdu le désir de profiter d’une aussi belle occasion de faire de l’humour, annonçait fièrement mais par antiphrase sa dilection pour son sujet :

 

 Extrait de la première page du Tintamarre du 11 juin 1882

La huitième page

La huitième page du fascicule était donc composée du pastiche élaboré dans le goût d’Alphonse Allais (1854-1905), et probablement avec son aide et celle de son beau-frère Charles Leroy (1844-1895), donnant vie pour cette unique occasion le journal « L’Alphonse », prétendu organe de la confrérie, fameuse mais décriée, des proxénètes, autrement nommés dans le registre architectural  des « souteneurs » ou, dans celui du bestiaire, des « maquereaux ».

maquereau_0.jpg

Maquereau, anonyme, sd, Museum d’Histoire naturelle
 

La position stratégique de la huitième page, dernière du fascicule, avait un intérêt tout particulier en terme de mercatique : la composer typographiquement comme une « une » constituait une astuce qui permettait aux marchands de journaux de présenter à la fois la une du Tintamarre et celle de « L’Alphonse » sur leurs présentoirs, donc de faire double promotion à cette livraison du journal.

 Le numéro entier du Tintamarre du 11 juin 1882

Habitué des pastiches et de la création de faux journaux, Le Tintamarre n’en était pas à son coup d’essai. Depuis « La Comète » en 1845 où figure un extravagant portrait du directeur de journal en équilibriste de foire…

 Extraits de "La Comète, Le Tintamarre, 28 septembre 1845

… jusqu’au « Bigaro » (16 juin 1867), moquant naturellement le grand concurrent, Le Figaro, ou au « Priape » (1880) qui présente la particularité d’occuper pour la première fois cette fameuse huitième page, en passant par « Le Gâteux », dont la direction est ironiquement attribuée au comédien omniprésent Coquelin Cadet.

Un poisson nommé maquereau

Extrait du programme de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

L’appellation aquatique peut surprendre, mais elle s’explique doublement. D’une part le proxénète évolue en eaux troubles et d’autre part, comme ce poisson aux couleurs rutilantes, il aime à se vêtir de manière voyante, trouvant dans le luxe clinquant de ses effets le reflet de ce qu’il pense constituer sa « réussite sociale ». Et c’est aussi un équipement qui fonctionnerait comme le miroir aux alouettes capable d’attirer les jeunes femmes un peu… étourdies.

Monsieur Alphonse, dessin d’Eugène Cottin, [1873]

Il se trouve que l’Alphonse était, dans l’argot du milieu, l’autre petit nom du maquereau. Le Tintamarre choisit donc de participer au débat législatif avec son Alphonse. D’autant qu’Alexandre Dumas fils (1824-1895), avec trois actes intitulés Monsieur Alphonse, joués au théâtre du Gymnase le 26 novembre 1873, avait actualisé la figure fameuse en la plaquant sur les pères d’enfants naturels et les infanticides auxquels il prêtait le sobriquet des professionnels sans morale de la traite des femmes. On ne prête qu’aux riches…

« Monsieur Alphonse trois jolis actes de Dumas fils », caricature publiée dans le Journal amusant, 1873

Dumas fils en fut récompensé puisque Le Tintamarre lui attribua dans son article consacré à « La Fête des Alphonses » (16 août 1874) le titre de « sous pape de sûreté » de ladite confrérie. Il fallait une explication et c’est cet article qui prétendait la fournir dans un grand éclat de rire : la confrérie des proxénètes s’était placée sous le patronage de saint Alphonse  (ou l’un des nombreux saint Alphonse, souvent espagnols), leur guide et leur protecteur.

   

Extraits des pages 1 et 2  Tintamarre ,16 août 1874

Un exercice ludique

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

Sous l’enseigne constituée par la lippe franchement dégoutée d’un superbe Alphonse à cheveux bouclés et petite moustache, placé, qui plus est, avec sa « haute casquette » dans une couronne qui n’est pas de lauriers mais cerclée de deux maquereaux de belle taille, la direction du Tintamarre laissa à ses rédacteurs le soin de se laisser gaiement aller, ainsi qu’au dessinateur Moloch (1849-1909) qui assume la paternité de cet emblématique maquereau.

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

Les ressorts du pastiche de presse résident, outre dans le contenu rédactionnel, dans les déclinaisons de titrailles à double sens, ainsi que dans l’usage des pseudonymes de rédacteurs imaginaires. L’Alphonse se révèle en la matière un terrain particulièrement propice où folâtrent gaiement nombre de créatures issues du monde de la pêche et de la poissonnerie : tout d’abord, le rédacteur en chef « A. des arêtes », puisqu’il est un drôle de poisson. Quant au directeur artistique, il est ici aquatique et se nomme, puisqu’il surnage en toutes circonstances, « G. des Nageoires » (J’ai des nageoires)… Les annonces se payent à forfait, et « non à la ligne » (de canne à pêche). De plus, la rédaction est installée dans ses bureaux du « passage Vert-Dos » (couleur de l’épine dorsale du maquereau) et, comme par hasard, au numéro « 22 ». Puisque 22 signifie en milieu interlope « attention, voilà la police », par le subtil jeu inventé par les typographes canailles pour se prémunir de l’irruption du « prote », le chef d’atelier (22 signifie « chef » par l’addition de C, 3e lettre de l’alphabet, H, 8e, E, 5e et F, 6e : soit 3+8+5+6 = 22).

Détails de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

Ce qu’ils firent, pleins d’allant et en faisant feu de tout bois, multipliant les exercices poétiques et en utilisant ici l’acrostiche (les premières lettres de chaque vers formant un mot lorsqu’elles sont lues isolément du vers lui-même).

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

Là en contrefaisant les rubriques nécrologiques : 

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

ou le programme des spectacles en cours : 

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

Le pastiche de presse étant un exercice qui consiste à créer de toutes pièces de fausses pages de journal, l’opération fut menée naturellement jusqu’au bout avec titraille, rubriquage, toute la lyre journalistique en somme. Il est vrai que la page de journal est un bel et souple espace où tous les outils utilisés par les esprits espiègles (nombreux au sein de la profession des journalistes) peuvent faire des merveilles. Une sorte d’orfèvrerie de l’esprit. Et l’exercice bénéficiait là, avec un tel sujet, d’une réserve de plaisanteries et de jeux presque inépuisable. La paire formée par le proxénète et la prostituée est un duo taillée pour l’humour, si l’on ose dire.

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882

Consciencieusement, les rédacteurs du Tintamarre mirent toute leur science à décliner les astuces offertes par le vocabulaire argotique de la prostitution, du registre marin aux évocations alimentaires, sans négliger une occurrence…
Et le matériel linguistique ne manque pas. Ils évoquaient, par exemple, ce « persil », qui n’est autre qu’une autre forme d’« oseille », l’argent gagné par les prostituées et « insigne ordinaire » de la profession de leur « employeur ».

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre, 11 juin 1882

Dans cette salade de signifiants et de vocables variés, on retrouve encore le « Lapin », qui n’est autre que le client de la prostituée qui part sans payer – on lui doit la formule « poser un lapin » (voir « Le Lapin, organe des cocottes trompées » publié dans La Bavarde) et beaucoup d’astuces sur la position de la prostituée faisant les cent pas, ou la « grue », c’est-à-dire son « quart » de veille du client potentiel, la recette du « maquereau maître d’hôtel », sans oublier ces « Pensées d’un Alphonse », aphorismes qui rappellent que la France est le pays de l’esprit et de la saillie, si l’on ose dire :

Contrairement au soleil, Nana se lève le soir. 

Ou bien encore

Si nos femmes tiennent le milieu du trottoir, nous tenons le haut du pavé.

Les « chevaliers du chandelier » (parce qu’ils partagent leur compagne et tiennent donc la chandelle), nommés encore « Faisan », « Greluchon », Houlier », « Blancador », « Ruffian », « Amant de cœur », « Dos d’azur » ou « Barbillon », et l’on en passe, auront probablement été la figure la plus moquée de la Belle Époque… et des autres.

Tout le vocabulaire de ce pastiche, d'asperge à persil, en passant par morue ou tortue joue sur un double sens avec l'argot des "affranchis".

Détail de "L'Alphonse", Le Tintamarre11 juin 1882 et détail du "Cochon", Le Journal comique, 1885

Pour aller plus loin…

 Vous pouvez retrouver toutes ces allusions dans les dictionnaires suivants :

et lire l'épisode suivant L’Alphonse est dans la littérature (épisode II).
 

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