Biélorussie, construction d'une nation
À l'occasion du rendez-vous du politique du 12 juin consacré aux enjeux et aux conséquences de la guerre en Ukraine pour la Biélorussie, revenons sur l'histoire de ce pays d'Europe de l'Est qui fait depuis la chute de l'URSS l'objet d'interprétations politiques concurrentes.
Carte de la République démocratique Blanche-Ruthénienne, 1919.
En 2020 et 2021, la Biélorussie a connu un mouvement de contestation sans précédent depuis le début des années 1990. D’importantes manifestations se sont tenues avant et après les élections présidentielles d’août 2020 qui ont vu Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, réélu pour un sixième mandat. Sa victoire, entachée de fraudes massives face à la candidate de l’opposition Svetlana Tikhanovskaïa, a déclenché la colère d’une partie de la population revendiquant des élections libres et une démocratisation du pays. Dans les manifestations, sont brandis des drapeaux blanc-rouge-blanc, couleurs qui se réfèrent au Grand-Duché de Lituanie (1236-XVIIIème siècle) et à la République populaire de Biélorussie de 1918 alors que le drapeau officiel rouge et vert de la Biélorussie reprend les couleurs de celui de la République socialiste soviétique de Biélorussie. Ce sont ainsi deux visions de l’histoire et de l’identité nationale qui s’opposent.
Pour comprendre cette concurrence des mémoires du passé biélorusse, revenons sur l’histoire politique de ce pays d’Europe de l’Est bordé par la Russie au nord-est et à l’est, la Lettonie au nord, la Lituanie au nord-ouest, la Pologne à l’ouest et l'Ukraine au sud. Ayant fait office de confins pendant des siècles, son territoire a été un espace de contact entre les peuples slaves occidentaux et orientaux, entre le monde catholique et le monde orthodoxe, longtemps disputé entre Varsovie et Moscou. Indépendante depuis 1991 seulement, la Biélorussie a été successivement intégrée à la Rus’ de Kiev (Xème-XIIème siècle), au Grand-Duché de Lituanie (1236-1795), à l’Union des Deux-Nations (ou République de Pologne-Lituanie) (1569-1795), à l’empire russe (1795-1917), et enfin à l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) au sein de laquelle elle a été l’une des républiques soviétiques (1922-1991).
La principauté de Polotsk, vassale de la Rus’ de Kiev (Xème-XIIème siècles)
La principauté de Polotsk peut être considérée comme la première forme d’État biélorusse. Cette principauté émerge au IXème siècle autour de la ville de Polotsk située au nord de l’actuelle Biélorussie. Le territoire de la principauté de Polotsk s’étend au Xème siècle pour correspondre approximativement au territoire de la Biélorussie actuelle. Les princes de Polotsk sont les vassaux des princes de la Rus’ de Kiev, un État puissant allié de l’empire byzantin dont le vaste territoire comprend la Biélorussie, l’Ukraine et une partie de la Russie d’aujourd’hui, dominant ainsi l’ensemble des peuples slaves orientaux. Au sein de cette fédération politique, la principauté de Polotsk bénéficie d’une grande autonomie et affirme son originalité culturelle.
La Rus’ de Kiev entre en déclin à partir du début du XIIème siècle du fait des conflits entre les différentes principautés qui la constituent puis de l’attaque des Mongols qui conquièrent l'ancienne principauté de Kiev et les principautés situées sur le territoire de la Russie actuelle. L'actuelle Biélorussie est relativement épargnée.
Le Grand-Duché de Lituanie (1236-1795)
Au XIIème siècle, les princes de la principauté de Polotsk, commencent à employer des guerriers baltes, principalement lituaniens, dans le cadre de leurs luttes intestines. Ces derniers s'imposent peu à peu et le prince Mindaugas réussit à constituer en 1236 un État, le Grand-Duché de Lituanie, autour d'une capitale située à Navahroudak (ou Novogrudok), à l’ouest de la Biélorussie actuelle, et dont le territoire réunit les actuelles Biélorussie occidentale et Lituanie orientale. Pendant son apogée territoriale au XVème siècle, le Grand-Duché de Lituanie couvre le territoire de la Lituanie actuelle, de la Biélorussie, de l'Ukraine et de la Transnistrie, ainsi que des régions actuelles de Pologne et de Russie.
Le terme de Ruthenia (Ruthénie) est employé en latin à partir de la fin du XIIème siècle pour désigner le territoire de la Rus’ de Kiev. Ce territoire est peuplé des Ruthènes, populations slaves orientales.
L’Union de Pologne-Lituanie (1385-1569) puis la République des Deux Nations (1569-1795)
Face à la pression de la Moscovie ou Grande-principauté de Moscou à l’est, le Grand-Duché de Lituanie conclut avec la monarchie polonaise en 1385 l’union de Krewo, union personnelle des deux États sous l’autorité d’un seul roi. Cette alliance aboutit à l’union de Lublin, traité signé en 1569 qui unit le royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie en un seul État, la république des Deux nations, démocratie nobiliaire dirigée par une monarchie élective.
Au sein de cette fédération, le grand-duché de Lituanie a son gouvernement, sa législation, son armée et son propre trésor. Minsk, Brest, Polotsk, Vitebsk, Navahroudak et Mstsislaw sont chefs-lieux de voïévodies (équivalents des duchés des États d’Europe occidentale), ce découpage politique préfigurant celui des voblasts de la Biélorussie d'aujourd'hui.
Dans le cadre de la République des deux nations, on assiste à une polonisation de la société et à un renforcement du catholicisme aux dépens de la religion orthodoxe. En 1596, est créée l’Eglise orthodoxe de Lituanie et de Pologne placée sous l'autorité du pape de Rome. C’est la naissance de l'Église catholique de rite oriental ou Église uniate, réponse politique des rois de Pologne à la création du patriarcat de Moscou par les souverains moscoviens.
Le déclin de la République des Deux Nations commence dès le XVIIème siècle avec notamment des incursions de l’armée moscovienne qui atteint Minsk en 1654 et s’empare de Smolensk en 1667.
L’empire russe (XVIIIème siècle-1917)
La République populaire biélorusse (mars 1918- janvier 1919)
Dès août 1914, la Russie, membre de la Triple-Entente, entre en guerre contre l’Allemagne. La ligne de front entre ces deux puissances traverse la Biélorussie en partie occupée par les Allemands.
En 1917, suite à la révolution de Février, le tsar Nicolas II abdique puis après la révolution d’Octobre, la République socialiste fédérative soviétique de Russie est instituée.
Conformément au traité de Brest-Litovsk signé entre l’Allemagne et la Russie soviétique le 3 mars 1918, la Biélorussie revient à l’Allemagne. Le 25 mars 1918, la Biélorussie se déclare indépendante et la République populaire biélorusse est proclamée avec Minsk pour capitale. La désagrégation de l’empire russe a en effet accru l’audience des mouvements nationalistes encouragés également par les forces d’occupation allemandes.
La République soviétique de Lituanie-Biélorussie (1919-1921)
La République socialiste soviétique de Biélorussie (1921-1941)
La Biélorussie occupée par le IIIème Reich pendant la Seconde Guerre mondiale (1941-1944)
La République socialiste soviétique de Biélorussie réintègre l’URSS (1944-1991)
Chants des peuples soviétiques : Biélorussie, 1960.
À la faveur de la glasnost, politique de liberté d’expression mise en place par Gorbatchev à partir de 1986, le parti du Front populaire biélorusse est fondé en 1988. Ce parti revendique le recouvrement de la souveraineté du pays et promeut un nationalisme biélorusse qui met l’accent sur la spécificité culturelle et historique des Biélorusses par rapport aux Russes.
Indépendance de 1991
Le 27 juillet 1990, la Biélorussie proclame sa « souveraineté » puis, le 25 août 1991, l'indépendance est déclarée. Le 8 décembre 1991 sont signés les accords de Minsk, qui créent la Communauté des États indépendants, regroupant la Russie et l'Ukraine, puis douze des autres anciennes républiques soviétiques dont la Biélorussie. Minsk est choisie pour accueillir le siège de l'organisation.
Après l’indépendance, le nouveau pouvoir défend une identité nationale biélorusse distincte de l’identité russe et soviétique. Trois périodes de l’histoire de la Biélorussie sont ainsi valorisées : la principauté de Polotsk et de la Rus’ de Kiev, le Grand-Duché de Lituanie, la République populaire de Biélorussie de 1918. Le drapeau soviétique est abandonné pour le drapeau blanc-rouge-blanc en référence au Grand-Duché de Lituanie et à la République populaire biélorusse. Le biélorusse devient la seule langue officielle du pays. Cette vision de l’identité biélorusse portée par les milieux intellectuels et urbains pro-européens, libéraux ou nationalistes rencontre l’hostilité des apparatchiks de la nomenklatura et des populations ouvrières et rurales attachés au passé russe et soviétique du pays et favorables à un rapprochement avec la Russie.
Cette construction identitaire est remise en cause avec l’arrivée au pouvoir d’Alexandre Loukachenko en 1994. Il s’agit pour ce dernier de servir la mise en place d’un régime autoritaire et d’une politique étrangère anti-occidentale. Il valorise ainsi le discours historiographique soviétique. Il instaure le bilinguisme (russe et biélorusse). Le référendum de 1995 entérine la réhabilitation du drapeau rouge et vert, couleurs de celui de la Biélorussie soviétique. Des dates de fêtes nationales sont rétablies comme le 7 novembre (Jour de la Révolution d’Octobre). Tout comme en Russie, la Seconde Guerre mondiale est présentée comme une période phare, preuve du patriotisme des Biélorusses.
Aujourd’hui, la Biélorussie est considérée comme la dernière dictature d’Europe. A la suite du mouvement de contestation de 2020-2021, le régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko s’est encore durci. Plus de 1500 prisonniers politiques sont actuellement détenus dans les prisons biélorusses. Le régime biélorusse, qui s’efforçait de préserver son pouvoir et son indépendance vis-à-vis du Kremlin, soutient désormais l’agression russe contre l’Ukraine et sert de base arrière à l’armée russe. De l’issue de la guerre de la Russie contre l’Ukraine dépendra le positionnement de la Biélorussie vis-à-vis de l’Union européenne et de la Russie et son intégration dans un nouvel ordre européen.
Sources
- Atlas historique Duby. Paris : Larousse, 2013.
- Goujon, Alexandra, "Nationalisme et identité en Biélorussie", in Dov Lynch (ed.), Changing Belarus, Chaillot Paper, n° 85, November 2005, pp. 13-24.
- Richard, Yann, Shukan, Ioulia, « BIÉLORUSSIE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 11 mai 2023.
Table ronde "Biélorussie : trajectoire face à la guerre", lundi 12 juin à 18h30.
Pour prolonger votre lecture et en savoir plus sur l’évolution de la situation politique et géopolitique actuelle de la Biélorussie dans le contexte de la guerre en Ukraine, venez assister au Rendez-vous du politique exceptionnel le 12 juin à 18h30 sur le site François Mitterrand de la BnF :
Biélussie, trajectoire face à la guerre : table ronde animée par Faustine Vincent, journaliste au service international du Monde chargée de l’espace post-soviétique avec Ryhor Astapenia, chercheur et directeur de l’initiative sur le Bélarus à Chatham House, Tatsiana Khomich, représentante du Conseil de coordination des prisonniers politiques biélorusses, et Tatyana Shukan, docteure en science politique et membre du projet de recherche BIELEXIL – Les exilés bélarusses en Europe centrale et orientale.
Ajouter un commentaire