Molière et la comédie-ballet (3/3)
Après avoir travaillé ensemble pendant une décennie, les deux Baptiste cessèrent leur collaboration au début des années 1670. La création de l’opéra français voulue par Louis XIV et la mainmise de Lully sur l’Académie royale de musique suscitèrent de vives tensions, conduisant Molière à s’associer avec Charpentier et explorer avec ce dernier le genre de la comédie-ballet qu’il avait le premier inauguré.
Au total, trois salles parisiennes se disputaient le théâtre musical de la capitale : le Palais Royal, où Molière et Lully donnaient les comédies-ballets qu’ils avaient préalablement créées à la Cour, le théâtre du Marais, où l’on jouait les pièces à machines de l’abbé Boyer et de Donneau de Visé et, enfin, la salle du jeu de Paume de la Bouteille, où Perrin et Cambert faisaient représenter leurs opéras. La concurrence entre ces trois troupes était extrêmement vive car, comme l’expliquait Donneau de Visé, « nous sommes dans un siècle où la musique et les ballets ont des charmes pour tout le monde, et que les spectacles qui en sont remplis sont beaucoup plus suivis que les autres ».
Malgré l’incontestable réussite de Pomone et des Peines et plaisirs de l’amour, qui se maintinrent pendant plus de huit mois au répertoire avec des recettes plus qu’honorables, Perrin se retrouva assez vite dans l’impossibilité de poursuivre son entreprise car il s’était associé à deux machinistes peu recommandables, Champeron et Sourdéac, qui détournaient sans scrupules tout l’argent engrangé par le théâtre et privaient, par conséquent, les artistes de leur salaire. Perrin fut rapidement jeté en prison, où il avait déjà effectué un long séjour, et le puissant Lully eut alors l’idée de racheter son privilège – moins pour soulager l’entrepreneur de ses dettes, que pour devenir seul maître à bord de l’opéra français.
Les conséquences pour la troupe de Molière du nouveau privilège de l’Opéra accordé à Lully
Dans le livret de 1671 distribué aux spectateurs, l’avant-propos précisait que le roi lui-même avait « choisi tous les plus beaux endroits des divertissements » représentés devant lui depuis plusieurs années et « ordonné à Molière de faire une comédie qui enchaînât tous ces beaux morceaux de musique et de danse, afin que ce pompeux et magnifique assemblage de tant de choses différentes, puisse fournir le plus beau spectacle qui se soit encore vu pour la salle, et le théâtre de Saint-Germain-en-Laye. ». Mais pour la reprise parisienne de La Comtesse d’Escarbagnas au Palais-Royal, Molière, ne pouvant plus utiliser les intermèdes de Lully, dut les remplacer par ceux que son nouvel associé Charpentier venait tout juste de composer – et Beauchamps lui-même dut revoir la chorégraphie.
Le succès remporté par les deux hommes au cours des douze représentations suscita, comme on peut s’y attendre, la colère de Lully. Quelques jours après la dernière représentation, l’ordonnance royale du 14 avril 1672 fut complétée par celle du 12 août 1672 et, comme si cela ne suffisait pas, le 20 septembre, Lully obtint un privilège d’édition qui lui accordait le droit de faire imprimer tous ses airs de musique avec les « vers, paroles, sujets, desseins, et ouvrages sur lesquels les dits airs de musique [avaient] été composés ». En clair, cela signifiait que Molière ne pouvait plus faire valoir ses droits d’auteur et que ses anciens textes, dès lors que Lully les avait mis en musique, se trouvaient sous la juridiction du compositeur qui pouvait seul disposer du droit de les imprimer…
Pour que Molière puisse continuer de représenter dans son propre théâtre ses comédies-ballets, il n’avait donc pas d’autre choix que d’en créer de nouvelles. Et c’est à quoi il s’employa dès le mois de novembre 1672 avec Le Malade imaginaire.
Le Malade imaginaire
Pour ce spectacle qu’il ambitionnait de jouer devant le roi, Molière avait confié à Charpentier le soin de composer un prologue à la gloire du roi et à Beauchamps celui de régler la chorégraphie des trois splendides intermèdes musicaux qui se déployaient à l’issue de chaque acte. Bien que l’œuvre ne fût pas créée à la Cour, le prologue initial fut malgré tout conservé, ce qui fait du Malade imaginaire la comédie de Molière comportant le plus de musique et de danses.
Selon le Registre de La Grange, les frais engagés pour le spectacle furent considérables et les effectifs mobilisés s’élevèrent à « douze violons, douze danseurs, trois symphonistes, sept musiciens ou musiciennes » (c’est-à-dire sept chanteurs ou chanteuses), soit un peu plus que ce qu’autorisaient les règlements officiels. Et le soin apporté aux répétitions dépassait tout ce qui était possible et imaginable : on rapporte que le comédien Michel Baron reçut pendant deux mois des cours de chant pour interpréter aux côtés de Madeleine Béjart le « petit opéra impromptu » qui s’engage au milieu deuxième acte. Molière avait à cœur de démontrer que le genre de la comédie-ballet qu’il avait inauguré avec Lully pouvait se soutenir et prospérer sans lui. La cérémonie burlesque au cours de laquelle Argan est intronisé médecin de l’université et qui constituait une sorte d’apothéose musicale n’était pas sans rappeler la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme par laquelle Monsieur Jourdain était élevé à la gloire de Mamamouchi. Le Malade imaginaire fut tout de suite un succès, comme le prouvent les excellentes recettes des trois premières représentations du 10 au 14 février 1673. C’est à l’issue de la quatrième représentation, comme on le sait, que Molière s’éteignit. Le roi rendit un dernier hommage au poète comique et à son ultime chef-d’œuvre en invitant, dans les jardins du château de Versailles, la troupe orpheline de Molière jouer Le Malade imaginaire durant l’été 1674. Deux ans plus tard, Le Pautre grava le souvenir de cette représentation exceptionnelle.
Quant à Charpentier, qui avait composé pour la reprise de cette pièce deux airs italiens, Notte e dì v’amo e v’adoro, et Quei sguardi linguini, il eut l’honneur de les voir publiés par Christophe Ballard la même année. Ce furent quasi les seuls morceaux publiés du vivant de l’auteur, l’essentiel de sa production nous étant parvenue sous forme manuscrite.
Pour aller plus loin :
- Marc-Antoine Charpentier : un musicien retrouvé, textes réunis par Catherine Cessac, Sprimont, Mardaga, 2005.
- Cessac, Catherine, Charpentier, Paris, Fayard, 2004.
- Forestier, Georges, Molière, Paris, Gallimard, 2019.
- Norman, Buford, « Le rôle de Quinault dans la création de l’opéra français », dans Cadmus & Hermione de Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault, Livret, études et commentaires, textes réunis par Jean Duron, Wavre-Versailles, Mardaga-CMBV, 2008.
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