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Molière et la comédie-ballet (3/3)

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Après avoir travaillé ensemble pendant une décennie, les deux Baptiste cessèrent leur collaboration au début des années 1670. La création de l’opéra français voulue par Louis XIV et la mainmise de Lully sur l’Académie royale de musique suscitèrent de vives tensions, conduisant Molière à s’associer avec Charpentier et explorer avec ce dernier le genre de la comédie-ballet qu’il avait le premier inauguré.
 

"Cabinet des consultations du fameux médecin de Beux". Gravure de Jean Le Pautre, 1680

 

L’année au cours de laquelle Molière et Lully créèrent en 1671 leur unique tragédie-ballet fut aussi celle qui vit naître le premier opéra français. Quelques semaines à peine après Psyché, le premier grand opéra français, Pomone, était représenté dans la salle Jeu de Paume de la Bouteille le 3 mars 1671. L’auteur de cette pastorale était le poète Pierre Perrin, qui avait obtenu deux ans plus tôt un « privilège » pour monter des « pièces entières en musique » et qui, pour cela, s’était associé avec le compositeur Robert Cambert. Ensemble, ils avaient formé une troupe de chanteurs et de musiciens et recruté un maître de ballet, le fameux Pierre Beauchamps, celui-là même qui œuvrait déjà aux côtés de Molière et Lully.

 
Au total, trois salles parisiennes se disputaient le théâtre musical de la capitale : le Palais Royal, où Molière et Lully donnaient les comédies-ballets qu’ils avaient préalablement créées à la Cour, le théâtre du Marais, où l’on jouait les pièces à machines de l’abbé Boyer et de Donneau de Visé et, enfin, la salle du jeu de Paume de la Bouteille, où Perrin et Cambert faisaient représenter leurs opéras. La concurrence entre ces trois troupes était extrêmement vive car, comme l’expliquait Donneau de Visé, « nous sommes dans un siècle où la musique et les ballets ont des charmes pour tout le monde, et que les spectacles qui en sont remplis sont beaucoup plus suivis que les autres ».

 

Jean Donneau de Visé, Sujet des Amours de Bachus et d'Ariane, Paris : Pierre Promé, 1672. Avant-propos.
Département Littérature et arts, cote Res-Yf-1242

Ainsi, à quelques semaines d’intervalle, trois spectacles destinés à chacune de ces salles virent le jour. Molière, Lully et Beauchamps – réunis pour la dernière fois – créèrent d’abord La Comtesse d’Escarbagnas le 2 décembre 1671, dans le cadre du Ballet des ballets, un divertissement grandiose, voulu par Louis XIV, pour le remariage de Monsieur avec la princesse palatine. Le 7 janvier 1672, ce fut au tour de Donneau de Visé et de Louis Mollier de créer au théâtre du Marais Les Amours de Bacchus et d’Ariane, une comédie accompagnée de musique, qui se terminait par une danse générale à laquelle prenaient part tous les violons, flûtes, hautbois, sacqueboutes et cornets à bouquin de l’orchestre. Enfin, en ce même mois de janvier, Robert Cambert mit en musique une nouvelle pastorale, Les Peines et les plaisirs de l’amour, sur un livret de Gabriel Gilbert.

 

Malgré l’incontestable réussite de Pomone et des Peines et plaisirs de l’amour, qui se maintinrent pendant plus de huit mois au répertoire avec des recettes plus qu’honorables, Perrin se retrouva assez vite dans l’impossibilité de poursuivre son entreprise car il s’était associé à deux machinistes peu recommandables, Champeron et Sourdéac, qui détournaient sans scrupules tout l’argent engrangé par le théâtre et privaient, par conséquent, les artistes de leur salaire. Perrin fut rapidement jeté en prison, où il avait déjà effectué un long séjour, et le puissant Lully eut alors l’idée de racheter son privilège – moins pour soulager l’entrepreneur de ses dettes, que pour devenir seul maître à bord de l’opéra français.

 

Les conséquences pour la troupe de Molière du nouveau privilège de l’Opéra accordé à Lully

 

C’est ainsi qu’au mois de mars 1672, Louis XIV révoqua le privilège de Perrin au profit de Lully et proclama qu’« aucune pièce entière en musique » ne pouvait être chantée « sans la permission écrite dudit sieur de Lully, [sous] peine de 10 000 livres d’amende et de confiscation des théâtres, machines, décorations, habits ». Une ordonnance royale parut le mois suivant qui restreignait considérablement les effectifs musicaux des autres théâtres parisiens. Le texte précisait en effet qu’il était fait « défense » aux comédiens « de se servir dans leurs représentations de musiciens au-delà de six et de violons au nombre de douze » (14 avril 1672).
Molière, qui disposait jusqu’aux représentations de Psyché d’effectifs musicaux importants, avec vingt violons et treize chanteurs, réussit à plaider sa cause auprès du roi pour obtenir les effectifs nécessaires, mais pour cela, il devait s’associer avec un nouveau compositeur pour continuer ses comédies-ballets. C’est sur Charpentier que son choix se porta. À cette époque, il n’était qu’un jeune musicien peu connu, installé à l’hôtel de la rue de Chaume, dans les appartements de mademoiselle de Guise, et fournissait la musique religieuse que lui réclamait sa protectrice. La collaboration entre les deux hommes prit forme à l’été 1672 quand Molière voulut reprendre La Comtesse d’Escarbagnas qui avait été créée à la Cour l’hiver précédent.

 

 
À l’origine, l’œuvre réunissait plusieurs pièces musicales de Lully – le finale de George Dandin, la scène des Égyptiens de la Pastorale comique, la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme, les entrées italienne et espagnole du Ballet des Nations ou encore la plainte italienne de Psyché – d’où son titre alternatif : Le Ballet des ballets. Elle mettait en scène une ridicule dame d’Angoulême qui se piquait d’avoir appris les bonnes manières de la Cour et qui assistait, dans son salon, à une pastorale et plusieurs entrées de ballets qu’elle avait réclamées à son amant – ce qui constituait une habile mise en abîme de la fête de cour. 

Dans le livret de 1671 distribué aux spectateurs, l’avant-propos précisait que le roi lui-même avait « choisi tous les plus beaux endroits des divertissements » représentés devant lui depuis plusieurs années et « ordonné à Molière de faire une comédie qui enchaînât tous ces beaux morceaux de musique et de danse, afin que ce pompeux et magnifique assemblage de tant de choses différentes, puisse fournir le plus beau spectacle qui se soit encore vu pour la salle, et le théâtre de Saint-Germain-en-Laye. ». Mais pour la reprise parisienne de La Comtesse d’Escarbagnas au Palais-Royal, Molière, ne pouvant plus utiliser les intermèdes de Lully, dut les remplacer par ceux que son nouvel associé Charpentier venait tout juste de composer – et Beauchamps lui-même dut revoir la chorégraphie.

Le succès remporté par les deux hommes au cours des douze représentations suscita, comme on peut s’y attendre, la colère de Lully. Quelques jours après la dernière représentation, l’ordonnance royale du 14 avril 1672 fut complétée par celle du 12 août 1672 et, comme si cela ne suffisait pas, le 20 septembre, Lully obtint un privilège d’édition qui lui accordait le droit de faire imprimer tous ses airs de musique avec les « vers, paroles, sujets, desseins, et ouvrages sur lesquels les dits airs de musique [avaient] été composés ». En clair, cela signifiait que Molière ne pouvait plus faire valoir ses droits d’auteur et que ses anciens textes, dès lors que Lully les avait mis en musique, se trouvaient sous la juridiction du compositeur qui pouvait seul disposer du droit de les imprimer…

Pour que Molière puisse continuer de représenter dans son propre théâtre ses comédies-ballets, il n’avait donc pas d’autre choix que d’en créer de nouvelles. Et c’est à quoi il s’employa dès le mois de novembre 1672 avec Le Malade imaginaire.

 

 

Le Malade imaginaire

 

Pour ce spectacle qu’il ambitionnait de jouer devant le roi, Molière avait confié à Charpentier le soin de composer un prologue à la gloire du roi et à Beauchamps celui de régler la chorégraphie des trois splendides intermèdes musicaux qui se déployaient à l’issue de chaque acte. Bien que l’œuvre ne fût pas créée à la Cour, le prologue initial fut malgré tout conservé, ce qui fait du Malade imaginaire la comédie de Molière comportant le plus de musique et de danses.

Selon le Registre de La Grange, les frais engagés pour le spectacle furent considérables et les effectifs mobilisés s’élevèrent à « douze violons, douze danseurs, trois symphonistes, sept musiciens ou musiciennes » (c’est-à-dire sept chanteurs ou chanteuses), soit un peu plus que ce qu’autorisaient les règlements officiels. Et le soin apporté aux répétitions dépassait tout ce qui était possible et imaginable : on rapporte que le comédien Michel Baron reçut pendant deux mois des cours de chant pour interpréter aux côtés de Madeleine Béjart le « petit opéra impromptu » qui s’engage au milieu deuxième acte. Molière avait à cœur de démontrer que le genre de la comédie-ballet qu’il avait inauguré avec Lully pouvait se soutenir et prospérer sans lui. La cérémonie burlesque au cours de laquelle Argan est intronisé médecin de l’université et qui constituait une sorte d’apothéose musicale n’était pas sans rappeler la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme par laquelle Monsieur Jourdain était élevé à la gloire de Mamamouchi. Le Malade imaginaire fut tout de suite un succès, comme le prouvent les excellentes recettes des trois premières représentations du 10 au 14 février 1673. C’est à l’issue de la quatrième représentation, comme on le sait, que Molière s’éteignit. Le roi rendit un dernier hommage au poète comique et à son ultime chef-d’œuvre en invitant, dans les jardins du château de Versailles, la troupe orpheline de Molière jouer Le Malade imaginaire durant l’été 1674. Deux ans plus tard, Le Pautre grava le souvenir de cette représentation exceptionnelle.

Quant à Charpentier, qui avait composé pour la reprise de cette pièce deux airs italiens, Notte e dì v’amo e v’adoro, et Quei sguardi linguini, il eut l’honneur de les voir publiés par Christophe Ballard la même année. Ce furent quasi les seuls morceaux publiés du vivant de l’auteur, l’essentiel de sa production nous étant parvenue sous forme manuscrite.

 

Airs de la comédie de Circé, Ballard, 1676. Air italien de M-A Charpentier.

 

En guise de conclusion

La mort de Molière laissa le champ libre à Lully qui, en s’associant avec Quinault, abandonna la comédie-ballet au profit de la tragédie en musique et devint le maître incontesté de celle-ci. L’un des plus grands paradoxes de l’histoire du théâtre musical français veut que ce soit un Italien qui ait inventé, avec Cadmus et Hermione, une forme dramatique nouvelle qui n’avait absolument pas d’équivalent en Italie et qui connut une immense fortune jusqu’à la Révolution, à la différence de la « comédie-ballet », qui ne survécut guère à Molière. La tragédie en musique, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est née en effet du désir de Lully de créer un spectacle complet, à l’imitation de la tragédie antique (qui mêlait déjà le chant, les danses et les chœurs), mais aussi, ne l’oublions pas, de la tragédie classique, qui triomphait en France. Fasciné par les œuvres de Racine et grand admirateur de la Champmeslé qui avait poussé l’art de la déclamation à son plus haut degré, Lully rêva, pour l’opéra français, d’une langue chantée qui serait aussi claire et distincte que la langue parlée au théâtre. C’est Quinault qui lui permit, en partie, d’accomplir ce rêve. Ayant déjà fourni à Molière des vers à chanter pour des spectacles musicaux, tels La Grotte de Versailles en 1668, puis Psyché en 1671, ce dernier offrit à Lully de nouveaux vers qui, s’ils n’étaient pas rythmiquement réguliers – et stylistiquement aussi élaborés que ceux de Molière –, se distinguaient par leur qualité sonore et formaient, selon Buford Norman, « le support idéal de la musique de Lully ».

 

Pour aller plus loin :

  • Marc-Antoine Charpentier : un musicien retrouvé, textes réunis par Catherine Cessac, Sprimont, Mardaga, 2005.
  • Cessac, Catherine, Charpentier, Paris, Fayard, 2004.
  • Forestier, Georges, Molière, Paris, Gallimard, 2019.
  • Norman, Buford, « Le rôle de Quinault dans la création de l’opéra français », dans Cadmus & Hermione de Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault, Livret, études et commentaires, textes réunis par Jean Duron, Wavre-Versailles, Mardaga-CMBV, 2008.

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