Les romans gothiques et la transgression de la sociabilité (1)
L’encyclopédie numérique DIGIT.EN.S portant sur les sociabilités britanniques et européennes au cours du long dix-huitième siècle sera lancée le 8 décembre prochain à Brest (projet européen RISE piloté par l’Université de Bretagne Occidentale). Des mobilités de recherche effectuées par des collègues de la BnF, notamment auprès des National Archives de Londres, ont permis la rédaction d’un certain nombre de notices liées aux sociabilités, ou encore l’exploration d’innovations numériques, dont voici un aperçu.
Le fantôme vivant, ou Les Napolitains, Boullault, Mathurin-Joseph., 1801
Caractérisé par le recours au surnaturel et au registre du terrifiant, avec notamment le déploiement de toute une panoplie médiévale tels que fantômes, châteaux, sépulcres, tyran féodal, etc., il s'inscrit en porte-à-faux
avec la société contemporaine des Lumières, où l'obscurantisme de ces temps révolus ne semblent plus avoir droit de cité. Cependant, loin d'être l'apanage d'excentriques isolés, la fiction gothique met en oeuvre les ressorts de certaines idées esthétiques en circulation alors, tel que le sublime ou le pittoresque, et annonce la ferveur romantique à venir. Redécouvrons le contexte culturel de ce genre nouveau dans l'Angleterre du 18ème siècle.
Le renouveau gothique
C'est la deuxième édition du Château d'Otrante en 1765 qui fit date, par son sous-titre "histoire gothique", comme création de ce nouveau genre littéraire. A cet égard, la préface par Horace Walpole de cette deuxième édition est éclairante sur ce qui constitue sa spécificité.
Alors qu'il prétendait dans la première préface que ce récit fût la traduction d'un ouvrage d'un auteur anonyme en "lettres gothiques" imprimé à Naples en 1529, trouvé dans la bibliothèque d'une ancienne famille catholique du nord de l'Angleterre, relatant des faits contemporains des Croisades, Horace Walpole assume la paternité de son oeuvre dans cette deuxième édition. Le sous-titre "Histoire gothique" accuse le caractère médiéval de ce récit, étant donné l'époque où il se déroule mais aussi en référence au roman de chevalerie où prodiges et merveilles étaient légion.
C'est en réaction aux romans contemporains de Richardson et de Fielding, miroirs de la bourgeoisie naissante et de son réalisme pragmatique qu'Horace Walpole recourt au subterfuge médiéval, afin de réenchanter le roman et de donner libre cours au pouvoir de l'imagination.
Son inclination pour la période médiévale est à mettre en relation avec son "antiquarianisme", développé comme grand nombre de ses compatriotes lors du "Grand Tour" en Italie, où la contemplation des ruines romaines l'a amené de retour en Angleterre à se pencher sur les vestiges nationaux.
La rénovation "gothique" de sa villa de Strawberry Hill, acquise en 1748, qu'il décora de façon documentée jusqu'en 1776, jette une éclairage nouveau sur le Château d'Otrante : il s'agit en quelque sorte du prolongement onirique de son entreprise immobilière, un supplément d'âme donné à l'édifice.
Dans une lettre à son ami William Cole, en date du 9 mars 1765, il décrit l'origine onirique de ce récit. Il avait rêvé une nuit du début de juin 1764 qu'il se trouvait dans un très vieux château, "rêve tout à fait naturel quand on a comme moi la tête pleine de gothique", où il avait aperçu, posée sur la rampe d'un grand escalier, à l'étage supérieur une main de géant recouverte d'un gantelet de fer. (cf. Le roman gothique anglais 1764-1824, Maurice Lévy, 1995). Il se mit alors à sa table d'écriture et rédigea d'une seule traite cette "histoire gothique".
Au rêve de la main géante gantelée dans l'escalier répond la fantasmagorie du casque géant tombé du ciel écrasant dans la cour du château le prétendant aux noces qui devaient avoir lieu : le château opère comme une machine détraquée où se trouve prise au piège la jeune future épousée. Ce fait surnaturel initiant le dérèglement des moeurs et des lois naturelles, le seigneur féodal maître de céans jette ses dévolus sur sa future bru, et la terrorise dans une course poursuite dans le dédale du château. Cet espace mental fonctionnant comme un piège n'est pas sans rappeler les Carceri d'invenzione de Piranese que Horace Walpole citait justement comme modèle, où la perspective délirante enferme dans un lieu de terreur infinie sans issue.
En 1778, Clara Reeve publie le Vieux baron anglais, qu'elle sous-titre à son tour de la mention "Histoire gothique": de façon explicite dans la préface, elle s'inscrit dans la voie ouverte par son prédécesseur et justifie le recours au surnaturel:
les "Plaisirs de l'imagination"
La merveille et la terreur qui prédominaient en ces temps de superstition fournissent aux lecteurs des ressorts puissants pour leur imagination et pour leur curiosité.
Joseph Addison dans son périodique "le Spectateur" livra une série d'articles regroupés sous le titre "Les plaisirs de l'imagination". Il fut le premier en 1714 (édition anglaise) a indiqué le plaisir trouble, donnant la piste de l'"horreur délicieuse" occasionnée par la démesure à laquelle l'imagination se confronte.
Il décrit le double mouvement du sublime : au moment même où le danger est éprouvé, un retour sur soi nous amène à considérer que nous sommes à l'abri; de ce vertige nait la sensation du sublime, le fait d'être porté à la limite où une menace pour nos conditions d'existence est ressentie et en même temps annihilée.
Le "pittoresque" et le "sublime"
Plus haut, le sentiment du "sublime" est décrit dans la section VII qui lui est dédiée, dans toute sa nature paradoxale.
A suivre...
Le projet DIGITENS est financé par le programme cadre de recherche et innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (accord de subvention n°823863).
Pour aller plus loin
- Visiter les Pages sélections dédiées au Romans gothiques
- Billet de blog Terreurs gothiques chez Ann Radcliffe
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