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Adélaide Labille-Guiard, peintre « féministe » avant l’heure (2)

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8 mars 2022

Remarquable portraitiste inscrivant son art dans l’histoire politique de la nation, la rivale d’Elisabeth Vigée Le Brun, dotée d’un caractère bien trempé, défend la place de ses consœurs à l’Académie et ouvre un atelier réservé aux femmes. L’ « artiste ingénieuse » reçoit la totale approbation de Talleyrand.

L’Autoportrait aux deux élèves : un manifeste pour les femmes artistes

En présentant un chef d’œuvre dans le genre de l’autoportrait au Salon de 1785, Adélaïde Labille-Guiard donne en réponse aux calomniateurs et aux indécis une magistrale leçon (voir Adélaide Labille-Guiard, la rivale d’Elisabeth Vigée-Le brun). C’est en effet par le moyen de l’autoportrait qu’Adélaïde Labile-Guiard, comme Madame Roslin, peut affirmer sa force créatrice, tout en aspirant à un nouveau statut pour les femmes artistes ; dans L’autoportrait aux deux élèves, l’académicienne fait une puissante démonstration de son talent et de ses revendications.
Face au grand tableau, le spectateur convié à voler un instant de travail dans l’atelier d’Adélaïde Labille-Guiard est pris comme modèle d’étude pour la leçon de peinture que donne l’académicienne à deux de ses élèves, une fonction de professeure que l’Académie ne lui a jamais reconnue. Devant un grand chevalet, tenant palette et pinceaux, somptueusement vêtue, l’artiste trône majestueusement, installée dans un confortable fauteuil. Ses deux élèves, que rien ne distingue dans leur mise humble et pudique, se tiennent sagement debout derrière elle. Gabrielle Capet, fille de domestique, paraît littéralement captivée par l’œuvre en cours d’exécution, alors que Marie-Marguerite Carreaux de Rosemond, solidaire de sa consœur, la tient étroitement enlacée, tout en fixant avec gravité le spectateur en un regard qui partage la profondeur et la détermination de celui de sa maîtresse :
 
Devant cet « étonnant portrait [...] qui nous révèle la femme et plus encore la peintre, mieux que les deux pastels du Louvre », la critique donne libre cours à sa stupéfaction et ne tarde pas à se répandre en éloges : le Mercure de France trouve « l’œuvre supérieure à tout ce que cette artiste a exposé cette année ». Préférant, en cette année 1785, l’œuvre de Mme Guyard à celle de Mme Lebrun, Bachaumont, dans ses Mémoires secrets, juge avec enthousiasme que « tout ce qu’on peut désirer se trouve dans cette composition savante et digne des plus habiles maîtres ». Le Pausanias français se contente de remarquer « avec quelle grâce elle est ajustée, en dépit de la mode ». Subjugué par la toile, un admirateur inspiré s’empresse de composer des vers qu’il dédie avec ferveur à l’artiste :
Le plaisir chaque jour me ramène au Salon ;
Et chaque jour avec ivresse,
J’y revois les tableaux des enfants d’Apollon.
Mais un charme secret me reporte sans cesse
Devant cette aimable maitresse,
Que suit en l’admirant l’œil de ses nourrissons
Tel est du vrai talent la puissance suprême
J’ai vu dans ce tableau la peinture elle-même
Donnant ses augustes leçons ;
C’est la déesse dans son temple,
Qui présente à la fois le précepte et l’exemple:
Dans le plus bel accord, c’est la nature et l’art ;
Enfin c’est un chef-d’œuvre ; et plus on le contemple,
Plus il enchaine le regard.
Transcription manuscrite de vers à madame Guyard Sur le Sallon de 1785
 
Dans son étude sur Les femmes peintres à leur travail : de l’autoportrait comme manifeste politique (XVIIIe-XIXe siècles), Marie-Jo Bonnet fait la démonstration de « l’affirmation de soi comme sujet souverain » d’Adélaïde Labille-Guiard. Bien au-delà du plaisir d’enseigner depuis quelques années le pastel, la miniature et la peinture à l’huile à une dizaine de jeunes filles, il va s’agir pour elle d’afficher et de revendiquer fermement, sans distinction de classe, l’existence des femmes dans le monde artistique. L’académicienne convie ses élèves à participer avec elle au salon. « L'investissement collectif d’un espace public réservé aux hommes » constitue un événement, que relate Bachaumont dans ses Mémoires secrets, retenant pour l’essentiel la grâce de cet échantillon de jeunes filles néanmoins talentueuses : « Par une singularité rare il y avait des morceaux de neuf élèves du sexe de Madame Guiard, toutes très jolies et annonçant du talent, ce qui n’a pas peu contribué à attirer la foule ».
Le « tableau révolutionnaire » d’Adélaïde Labille-Guiard sert de révélateur auprès de la cour, sa démonstration virtuose a porté ses fruits ; l’académicienne obtient le titre de « peintre des Princesses royales ». Cette distinction l’autorise à faire la demande d’un atelier au Louvre pour y former ses élèves, qu’elle n’obtiendra pas. Le Comte d'Angiviller, administrateur des arts, s’y oppose et obtient le refus du roi, « sous prétexte qu’elle tient une « école de filles » dont l’installation au Louvre nuirait à la « décence » des bâtiments du roi. Ce qui n’empêche pas Adélaïde de créer son propre atelier réservé aux femmes, dans son vaste appartement Rue de Richelieu, où règne un état d’esprit sororal, clanique et protecteur. On compte parmi ses élèves Madeleine Frémy, Victoire Avril, Marie-Gabrielle Capet et biens d’autres :
 
En somme, les femmes artistes n’obtiennent une reconnaissance solide de leur talent que dans leur capacité à peindre « comme un homme », et c’est sur ce critère qu’a été jugé l’art d’Anne Vallayer Coster. Il en va de même pour Madame Guiard, de sorte que les appréciations élogieuses qui parcourent sa carrière se traduisent le plus souvent en ces termes : « Madame Guiard a le talent plus masculin, elle étonne par ses pastels vigoureux et la touche hardie de ses moindres travaux » (1873) ; elle a « une touche ferme et vigoureuse qui parut bien au-dessus de son sexe » (1873) ; « joint à une exécution male et ferme […] son talent était  décidé, ferme, et plus vigoureux de dessin, de composition et surtout de couleur que ne l’est d’ordinaire celui d’une femme » (1787). Au salon de 1785, une femme restée anonyme s’insurge de cet état de fait :
 
Le chemin de l’égalité pour l’enseignement académique étant arbitrairement fermé aux femmes et convenu leur assujettissement au talent des hommes, il s’agit pour ces artistes de prouver au monde que l’art reste indifférent aux questions de genre, de sexe et de classe. « Les portraits des filles de Louis XV : « Mme Adelaïde avec sa figure ingrate et maussade, et Mme Victoire a l’air de bonne bourgeoise, toutes deux reconnaissables à leurs hautes coiffures poudrées, font l’ornement de la salle du Louvre » et remportent tous les suffrages lors de leur présentation au salon de 1787.
 
 
Le « Portrait d’Elisabeth de France, Duchesse de Parme et de son fils, présenté au Salon de 1789, [Guyard, Mme] reste l’une de ses grandes réussites dans le genre du portrait de cour : composition, gamme colorée, rendu des étoffes et des expressions, touche d’exotisme, témoignent de sa parfaite maîtrise en matière de technique et de sujet, d’autant que le tableau a été réalisé vingt-neuf ans après la mort de la duchesse. Néanmoins, tous ses grands portraits, à la veille de la Révolution, n’ont pas encore été payés à l’artiste, qui réclame son dû dans une lettre jugée « impertinente » par la dame d’honneur de Madame Adélaïde.
 
Lancée dans la société aristocratique, Adélaïde Labille-Guiard répond à de nombreuses commandes, tels le portrait du Duc de Choiseul dans la collection du Marquis de X***, ou encore ces beaux portraits de femmes : La Comtesse de Thélusson, La Duchesse d’Aiguillon et La Comtesse de Flahault (ou Flahaut). On doit à cette dernière, qui devint Madame de Souza (par son second mariage) le roman Adèle de Sénange, qui raconte l’histoire d’une toute jeune fille, mariée à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, en miroir de sa propre destinée : orpheline mariée à 18 ans à un noble de 36 ans son aîné, Charles-François de Flahaut, Comte de la Billarderie, frère du Comte d’Angiviller, la comtesse de Flahault deviendra la maitresse de Talleyrand.

La citoyenne Guyard au « Salon de la Liberté »

Talleyrand, dans son rapport concernant l’éducation, défend l’instruction et l’autonomie pour les femmes et prend pour exemple Mme Guyard, laquelle espère améliorer la situation de jeunes femmes issues de milieux sociaux modestes en les formant à l’art. En 1791, une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne est rédigée par Olympe de Gouges, qui réclame la pleine assimilation légale, politique et sociale des femmes. C’est dans cet esprit d’égalité qu’à l’Assemblée de l’Académie du 6 septembre 1790, Adélaïde Labille-Guiard fait un discours réclamant la fin du quota d’admission pour les femmes et leur droit au professorat :
Ce premier pas vers la reconnaissance des femmes se mesure aussi sur la scène artistique. Présidé par Talleyrand, inauguré sous l’auspice de la « Commune des arts », le « salon de la Liberté », qui ouvre ses portes le 8 septembre 1791, reçoit cent soixante-douze artistes des deux sexes, dont « les seules et véritables distinctions naissent des vertus et des talents », soumis au jugement de leurs concitoyens. Adélaïde Labille-Guiard et deux de ses élèves, Gabrielle Capet et Jeanne Dabos, font partie des vingt femmes admises, soit six fois plus qu’au Salon de 1789, qui ne comptait que quatre femmes. Mais cet état de grâce n’est pas destiné à durer : face au trop grand nombre d’artistes que l’Etat doit récompenser, l’exclusion des femmes, priées de reprendre leur place d’épouse, de mère et de ménagère, apparaît comme une solution évidente aux décideurs. En militant pour l’émancipation des femmes, Adélaïde Labille-Guiard s’est fait beaucoup d’ennemis. Invitée à gagner l’Italie ou l’Angleterre, comme choisira de le faire Madame Le Brun, la peintre téméraire, emportée dans le mouvement, tente à nouveau de se concilier les bonnes grâces de la critique en exposant cette fois au Salon de 1791 neuf portraits, dont six de députés, au premier rang desquels figure le Portrait de Robespierre rencontré l’hiver précédent et qui lui témoigne non sans quelque emphase sa reconnaissance :
 
Les portraits de Robespierre : étude iconographique et historique, souvenirs, documents, témoignages, par Hippolyte Buffenoir, 1910
 
En le comparant au portrait en miniature exécuté par Bose, La Béquille de Voltaire « conseille à Monsieur Robespierre de s’en tenir aux dames pour faire tirer son portrait », dont on trouve une description précise et saisissante dans Notes et impressions : la Révolution chez Madame de Sévigné. Ayant pour ambition de conquérir le grade de peintre d’histoire à l’Académie, Adélaïde Labille-Guiard présente au Salon de 1793 la Réception d’un chevalier de l’Ordre de Saint-Lazare par Monsieur. Exécuté dans un style très Ancien Régime et comprenant un portrait du frère du roi, le tableau sera détruit sous la Terreur, réduisant ainsi en cendre plusieurs années de travail. On trouve encore le nom de Madame Guyard aux salons de 1795 [Guiard, citoyenne], 1798 [Labille, citoyenne (dite Guiard)] et 1800 [Vincent, Mme (née Labille) (ci-devant Guiard]. Au Salon de 1798 figure le portrait de Mademoiselle Capet avec qui Madame Guyard partage un logement au Palais des Arts et des Sciences (Louvre). Son élève et amie continuera de vivre avec le ménage Vincent dans son nouveau logis du collège des quatre nations, Bonaparte ayant ordonné, en 1802, l’évacuation du Louvre. Mais à peine est-elle établie en ce lieu que s’achève la vie de Madame Vincent, laissant en héritage une œuvre considérable. Mademoiselle Capet lui rendra un dernier hommage cinq ans après sa mort, à travers un très grand tableau qui la représente vêtue de clair, assise au premier plan devant son chevalet, en train de réaliser le portrait de Joseph Marie-Vien :
Dans l’esprit des Lumières, ce tableau diffuse les nouvelles aspirations à la liberté́ et à l'égalité pour les femmes. Aussi, remontons un peu dans le temps, jusqu’en 1783, pour laisser à Diderot, bien loin de ses démêlés avec Madame Terbusch en ce dernier salon auquel il participe, le soin de transmettre l’espoir d’une possible émancipation féminine dans le monde de l’art :
 
Dans un prochain et ultime billet de notre série sur Les femmes artistes à l’Académie, nous verrons en effet surgir une sérieuse concurrente en la personne d’Elisabeth Vigée Le Brun, la dernière académicienne.

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