Dans quel contexte a-t-elle été élaborée ? Que stipule-t-elle ? Quelles ont été, enfin, ses conséquences sur le recrutement des élites locales et le fonctionnement des municipalités ?...
L’aboutissement d’un siècle de débats
L’élection des municipalités et maires, au suffrage quasi universel qui plus est, n’était pas acquise pour autant. À la suite de la Commune insurrectionnelle de Paris et des insurrections fédéralistes qui marquent la Convention (1792-1795), une méfiance s’installe, en effet, à l’égard des assemblées locales. Dès le
décret du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) une forte centralisation est rétablie. Le pouvoir central hésitera ensuite entre nommer lui-même municipalités et maires (voir, par exemple, la
Constitution de la République du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) et la
loi concernant la division du territoire de la République et l’administration du 28 pluviose an VIII (17 février 1800)) et faire élire les membres des conseils municipaux, mais nommer les maires en dehors ou au sein du conseil élu (ce que prévoit la
loi du 21 mars 1831 sur l'Organisation municipale, ou celle
du 24 juillet 1867 sur les conseils municipaux). Hormis un très bref retour au suffrage universel masculin en 1848, les municipalités restent une simple courroie de transmission du pouvoir, sous l’autorité du préfet, jusqu’aux dernières décennies du XIXe siècle.
A la fin du Second Empire, et bien sûr après l’avènement de la IIIe République, la revendication d'une véritable décentralisation municipale apparaît comme une priorité pour les républicains, notamment Gambetta, qui l’affirme dans son
discours de Belleville, dès 1869. Plusieurs
publications de l’époque réclament une nouvelle loi municipale.
Pourtant, il faut encore patienter jusqu’au 5 avril 1884 pour que soit enfin votée cette « grande charte républicaine de la liberté municipale », au terme du dépôt de plusieurs projets de loi, de nombreux débats et de quelques navettes entre les députés et les sénateurs. Plusieurs personnalités jouent un rôle important dans l’adoption de la loi, parmi lesquelles
Émile de Marcère, à l’origine du premier projet de loi, en tant que ministre de l’Intérieur, en 1876, et qui, élu député, a présidé ensuite et été rapporteur de la commission des lois municipales. Républicain modéré, de Marcère n’était pas, lui-même, notons-le, favorable à la décentralisation. Pour connaître dans le détail la teneur des débats qui ont animé les deux chambres, on pourra consulter le
supplément au
Journal des communes consacré à la loi, ou l’
étude publiée par Léon Morgand.
Le contenu de la loi
Une
loi du 28 mars 1882 – tout à fait contemporaine donc de la
loi Jules Ferry sur l’enseignement primaire obligatoire - a généralisé à l’ensemble des communes de France la désignation des maires et de leurs adjoints par le conseil municipal élu au suffrage universel masculin, à l’exception de la ville de Paris, qui doit attendre une loi de 1975 pour pouvoir élire son maire. La Commune de Paris (1871) a durablement marqué les esprits… En 1884, la loi municipale intègre cette avancée démocratique, qui ne sera plus remise en cause, hormis pendant la parenthèse de Vichy, à une loi organisant les compétences communales, les pouvoirs du maire et les obligations de contrôle du Préfet. Œuvre de codification, elle reprend, dans ses 167 articles, de nombreux éléments de lois municipales antérieures. Elle crée un régime juridique uniforme pour toutes les communes de France, ce qui n’allait pas de soi, compte tenu de la disparité des communes françaises.
Loi du 5 avril 1884 sur l’Organisation municipale, publiée au Journal Officiel de la République française le 6 avril.
Le corps municipal de chaque commune se compose du conseil municipal, du maire et d’un ou de plusieurs adjoints. (art. 1er)
L’organisation communale, semblable à celle du « corps départemental », est la suivante :
Un organe délibérant, le conseil municipal, adopte des délibérations.
Un organe exécutif, le maire, est chargé de l’application des décisions du conseil municipal.
Le maire est à la fois représentant de la commune et de l’état.
Le maire, ainsi que les actes de la commune, sont sous la tutelle du préfet.
Les principales dispositions de la loi sont :
- l’élection au suffrage universel du conseil municipal, désigné pour une durée de 4 ans et renouvelable intégralement (en
1929, la durée du mandat municipal est portée à 6 ans) (art. 14 et 41)
- l’élection du maire et des adjoints par le conseil municipal (art. 73 et 76)
- la reconnaissance d’une clause de compétence générale aux communes : Jusqu’alors la loi définissait strictement les attributions des communes, et les délibérations qui outrepassaient ces attributions étaient déclarées nulles par les préfets. L’article 61 exprime le principe, aujourd’hui constitutionnel, de la libre administration des collectivités locales :
Le conseil municipal règle, par ses délibérations, les affaires de la commune.
- la tutelle du préfet, à la fois sur le maire et sur les actes de la commune. Le contrôle est particulièrement évident à l’article 86 :
« Les maires et adjoints peuvent être suspendus par arrêté du préfet pour un temps qui n’excédera pas un mois… ».
Jusqu’aux lois Defferre de décentralisation de 1982-1983, la loi de 1884 fixe les bases du droit municipal français. Considérée comme un « monument législatif », elle a fait couler beaucoup d’encre, comme en atteste
Gallica…
Une « révolution des mairies » à la fin du XIXe siècle ?
La commune représente pour les républicains un lieu privilégié de diffusion des idéaux de la République. C’est ce qui explique que la Troisième République soit reconnue comme un âge d’or des maires, qu’elle a choyés. En 1889, elle les met à l’honneur, lors du centenaire de la Révolution et de l’Exposition universelle : un
banquet, réunissant 12.000 d’entre eux, est organisé sous le patronage du président Sadi Carnot. Le
22 septembre 1900, 22.000 maires, cette fois, répondent à l'invitation du président Émile Loubet, dans le jardin des Tuileries.
Les lois de 1882 et 1884 ont-elles permis un renouvellement du personnel politique ? Effectivement, les républicains progressent et une démocratisation du recrutement des élites locales a lieu peu à peu. Lors des élections municipales des 4 et 11 mai 1884, si beaucoup de conseillers municipaux sortants sont réélus, des candidats du parti ouvrier entrent aux conseils municipaux, à Paris, Roanne (voir, par exemple,
Le Cri du peuple, 13 mai 1884)… En 1887, à la suite de la dissolution du conseil municipal dont il était membre, Jean Pernin, forgeron, est élu à Saint-Ouen et devient le premier maire socialiste de France (
Le Cri du peuple, 14 mai 1888). En 1892,
Jean-Baptiste Calvignac, mineur, socialiste, est élu maire de Carmaux. Son licenciement par son employeur, en raison des absences imposées par ses fonctions, provoque d’ailleurs d’importantes grèves de mineurs (
Le Petit Parisien. Supplément littéraire illustré, 18 septembre 1892). D’autres maires socialistes, parmi lesquels Carette à Roubaix ou Flaissières à Marseille, sont élus cette année-là (
La Justice, 7 décembre 1892).
Après 1884, les enjeux de la conquête de municipalités évoluent pour les socialistes. Le courant conduit par Jules Guesde pensait qu’il ne pouvait y avoir de socialisme qu’à l'échelle d’une révolution nationale, alors que les socialistes réformistes, à la suite de Paul Brousse, envisageaient un changement social par une action à l’échelon municipal. Au fur et à mesure des victoires électorales, dans les années 1890, les nouvelles municipalités socialistes vont pratiquer un socialisme municipal, réformisme basé sur le développement des services publics communaux. Leur gestion s’inscrit dans le paysage municipal : ainsi, sous le mandat d’Henri Carrette, cabaretier, maire de Roubaix à partir de 1892, des travaux de reconstruction divers sont lancés.
Conséquence de l’article 136 de la loi de 1884, de nombreuses communes se dotent, de plus, d’un hôtel de ville. À l’image de Paris, qui inaugure le sien, avant l’adoption de la loi, le 14 juillet 1882, Roubaix construit un monument à la gloire de son ascension économique, qu’elle inaugure en 1911. Des communes plus modestes en font de même, comme Pacy-sur-Eure, en Normandie, en 1892.
La loi du 5 avril 1884 marque-t-elle pour autant un tournant dans l’histoire de l’administration municipale ? Confère-t-elle aux municipalités une marge d'initiative et des moyens suffisants pour construire des politiques locales autonomes ? Au lendemain de l’adoption de la loi, il reste à construire un nouveau type de gouvernement municipal, doté d’une réelle capacité d’action, d’où les « retouches » nombreuses apportées à la loi au cours du XXe siècle pour accroître l’autonomie des communes. Dès la fin du XIXe siècle, Édouard de Marcère, le propre fils du rapporteur de la loi municipale, présentait un
projet de réforme allant dans ce sens…
La décentralisation : projet de réforme de la loi municipale du 5 avril 1884, par Édouard de Marcère, 1895.
Pour aller plus loin
Maurice Agulhon, …,
Les Maires en France, du Consulat à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, Série France XIXe-XXe, Travaux du Centre de recherches sur l'histoire du XIXe siècle, 1986.
Juliette Aubrun,
La ville des élites locales : pouvoir, gestion et représentations en banlieue parisienne, 1860-1914, thèse présentée pour le Doctorat d'Histoire, Université Lyon-II Louis Lumière, 2004.
Yves Billard,
Le métier de la politique sous la IIIe République, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, Collection Études, 2003.
Jocelyne George,
Histoire des maires de 1789 à 1939, Paris, Plon, collection « Terres de France », 1989.
Patrick Lagoueyte,
La Vie politique en France au XIXe siècle, Gap, Ophrys, collection « Synthèse histoire », 1990.
Commentaires
Histoire de l’organisation des communes depuis la loi de 1884
Vraiment intéressant pour connaître l’origine du fonctionnement des communes françaises à la veille des élections municipales des 15 et 22 mars 2020. Les femmes n’ont été autorisées à voter qu’à partir de 1945 !!! Ne l’oublions pas : bien après le droit de grève, la liberté de la presse, les congés payés....
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