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Dreyfus à l'île du Diable

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3 juin 2019

Afin d’illustrer la présence, dans l’exposition Les Manuscrits de l’extrême, du journal et des cahiers de travail d’Alfred Dreyfus durant sa détention à l’île du Diable en Guyane, nous vous invitons à découvrir le reportage du journaliste et explorateur Jean Hess, paru en octobre et novembre 1898 dans le quotidien Le Matin. Le reporter a notamment pour mission de photographier la prison du condamné et de réunir à Cayenne les informations les plus exactes possibles sur ses quatre années de déportation.

Le Monde illustré du 5 novembre 1898

Un souci d’objectivité

Au moment où Jean Hess s’embarque pour la Guyane, l’éventualité de la révision du procès d’Alfred Dreyfus est de plus en plus évoquée.
Son reportage se doit, suivant les recommandations de son directeur de rédaction, d’être le plus objectif possible. Dans son premier article paru dans Le Matin du 27 octobre 1898, il s’exprime ainsi : « Mais ce n’est pas ce que j’ai pensé, non plus que mes impressions, que je dois dire : c’est ce que j’ai vu […] ». Tout l’intérêt de son voyage est donc d’offrir un traitement plus en retenue de l’affaire Dreyfus dans la presse, le plus souvent soumise aux passions les plus vives, et de donner à voir au lecteur les conditions exactes de détention du prisonnier.

 
 

Pour l’anecdote, ses photographies parues dans Le Monde illustré du  5 novembre 1898 ont permis de rendre compte de l’inexactitude des cartes marines concernant la position des îles du Salut. Celles-ci seront modifiées comme suit :

 

La carte marine rectifiée de la position des îles du Salut

 

Le régime du condamné

À peine arrivé à Cayenne, Hess rencontre le gouverneur de Guyane, M. Roberdeau qui commet une indiscrétion en parlant du « régime cellulaire » du condamné. Cet aveu fortuit permet au reporter de porter à la connaissance de ses lecteurs la modification de peine infligée à Dreyfus par rapport au jugement du conseil de guerre qui prévoyait une « simple » peine de déportation dans une enceinte fortifiée.
Dans Le Matin du 29 octobre 1898, Hess explique que cette modification de la peine tient à la crainte de M. Lebon, alors ministre des colonies, de voir le prisonnier s’échapper. Cette crainte est entretenue par les rumeurs d’évasion qui parcourent les journaux de l’époque. Lancée en septembre 1896 par son frère Mathieu qui souhaitait rappeler l’existence et la situation de son frère, la fausse nouvelle de l’évasion du condamné se propage dans la presse (Le Figaro, L’Intransigeant, Le Petit Journal, Le Petit Parisien). Démentie dès le lendemain par les mêmes journaux (Le Figaro, L’Intransigeant, Le Petit Journal, Le Petit Parisien), l’information aura pour conséquence la mise aux fers du condamné durant quarante-cinq jours, du 6 septembre au 20 octobre 1896. Les conditions actuelles de détention du prisonnier sont illustrées et décrites en détail dans Le Matin du 28 octobre 1898, par un dessin effectué d’après la photographie de l’envoyé spécial du journal, et également publié quelques jours après dans Le Monde illustré :
 

La case de Dreyfus, Le Monde illustré du 5 novembre 1898

Crainte et méfiance de l’administration pénitentiaire

Hess détaille l’expérience menée par M. Vérignon, directeur de l’administration pénitentiaire dans le paragraphe "Chapitre de roman" . En homme consciencieux, il étudie les chances d’évasion du prisonnier, en prenant lui-même une embarcation pour vérifier la réussite d’une telle tentative.
Dans Le Matin du 30 octobre 1898, il juge peu convaincant le système d’alarme mis en place par M. Deniel, le commandant du pénitencier. Il se moque de la méfiance excessive du personnage : « Quelle méfiance, quelle surveillance. Et tout cela contre un homme qui ne peut s’enfuir, qui est toujours gardé à vue par un surveillant armé, prêt à le tuer à la moindre alerte… ».
 Le lendemain, il traite d’un épisode tragi-comique. Lorsque Dreyfus est atteint de dysenterie et que les médecins craignent qu’il ne meure, l’éventualité de son décès amène l’administration à prendre une décision singulière rapportée ainsi par le journaliste : « […] câblogrammes entre Cayenne et Paris : «  Les médecins ne répondent plus de la vie de Dreyfus. Que faut-il faire ? » « L’embaumer s’il meurt et nous expédier son cadavre. » Le ministre Lebon exprime ainsi ses craintes : « […] il se trouverait toujours des incrédules qui n’admettraient point sa mort et qui nous accuseraient de l’avoir laissé fuir. S’il meurt, embaumez-le et envoyez tout de suite son cadavre en France pour qu’on l’y voie. »
 

L’état de santé physique et psychologique du condamné

Heureusement pour lui, Dreyfus se rétablit. Au moment de son passage à Cayenne, Hess juge même qu’il se porte bien, dans tous les cas aussi bien qu’un détenu peut se porter dans de telles conditions. Il n’ignore pas les souffrances morales et physiques du condamné : « Mais ces angoisses, vraies (le déporté les avoua plus d’une fois dans le cauchemar de ses nuits de maladie), ont moins de force pour le déprimer que son invincible espoir n’en a pour le soutenir… ».
Cette lutte contre ses angoisses se lit dans la répétition obsessionnelle, dans ses carnets de travail, d’un même motif énigmatique couvrant des centaines de pages :

Extrait d’un des quatorze cahiers de travail d'Alfred Dreyfus à l'île du Diable.

Sa force morale semble toutefois intacte pour affronter l’échéance de plus en plus probable de la révision de son procès. Cette détermination apparaît dans les seuls mots que le condamné s’adresse encore à lui-même : « Ça ne va pas tarder ».

Une consolatrice du condamné

L’envoyé spécial du Matin conclut son reportage le 2 novembre 1898 sur une note plus légère et optimiste. Une dame attire l’attention du journaliste sur le bateau qui l’emmène à Cayenne. Ayant fait sa connaissance, celle-ci lui avoue être venue pour consoler Dreyfus : « Une nuit d’insomnie, ayant eu le cauchemar des souffrances de l’innocent à l’île du Diable, elle s’était mise en communication avec son « astral ». Elle en avait reçu l’ordre d’aller à Cayenne, d’y voir le déporté et de le consoler en lui apprenant la fin prochaine de sa captivité. » Hess lui apprend qu’il est impossible d’approcher de l’île du Diable et encore moins de voir le condamné. Elle lui répond : « Quand le bateau passera près de l’île du Diable, je prierai avec tant de ferveur, je concentrerai ma volonté avec tant de force que mon esprit touchera celui de Dreyfus et que le prisonnier saura… »
 
 

 

 

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