affiche / C. Levesque [dess.] ; L. Daudenarde [grav.], 1888
L’un des romans les plus célèbres et les plus populaires de la Belle Epoque est ce livre au titre si parlant :
Chaste et flétrie ! Voici ce qu’en disait la presse peu après sa publication : «
M. Charles Mérouvel est habile en l'art d'empoigner son public, et son héroïne, flétrie par un marquis aux instincts vils, est bien faite, par son caractère, pour obtenir la sympathie des lectrices avides de se venger, in petto, en les maudissant, des hommes qui ne craignent pas d'avilir une jeune fille pour satisfaire leur ignoble passion ». C’est en effet l’histoire d’un outrage, d’une conspiration criminelle avec plusieurs assassinats, d’un enfant enlevé et objet de chantage, d’une guerre et d’un retour à l’ordre. Le Marquis de Chanzey viole la jeune Jeanne, paysanne de cette Franche-Comté « si pittoresque et si romantique ». Mais le scélérat « emporte dans le cœur, comme un châtiment du ciel, un de ces terribles amours qui engendrent le crime et ressemblent aux torrents des Alpes qu’aucune force humaine ne peut endiguer ». Il va alors assassiner sa propre femme et ceux qui touchent de près à Jeanne, qui a eu une fille de ce crime et s’est exilée à Paris, chassée par ses parents qui la jugent coupable. Après moult péripéties, dont la guerre de 1870, où il se conduit en héros, Chanzey va se suicider au Saut du Doubs, entraînant dans la mort une de ses maîtresses, juive et espionne de la Prusse.
Ce titre justifie quelque part toutes les critiques que l’on fait au roman-feuilleton du temps : privilégier les drames d’alcôve et les histoires de filles-mères, écrire dans un style sans recherche et parfois outré, estomper le contexte politique et social et porter un discours conformiste à base de chauvinisme, d’antisémitisme et de misogynie. Les personnages ont des physiques stéréotypés, trahissant leur nature (bonne ou méchante) dans un univers manichéen. L’important reste que la morale soit sauve, même si les épreuves laissent des traces : « Mais rien ne peut combattre sa tendance aux larmes, souvenir des terribles émotions par lesquelles elle a passé ». L’intrigue y est linéaire, et l’espace est organisé de façon significative : la Franche-Comté « sauvage » et « inconnue des Parisiens » s’oppose à la capitale, lieu des passions, de la perdition et du malheur. Ce livre est caractéristique du « roman de la victime », courant dominant la littérature populaire de l’époque, qui montre les malheurs des femmes tout en justifiant la société qui les produit. Ses grands représentants en étaient
Adolphe D’Ennery,
Jules Mary,
Xavier de Montépin ou
Georges Ohnet. Et Charles Mérouvel, son auteur, n’a rien à leur envier, tant par sa langue que par son succès, immense. Ce texte portera d’ailleurs, quinze ans plus tard, le numéro Un de la
collection de Fayard : Le Livre populaire, et s’y vendra en tant que tel à plus de 200 000 exemplaires en quelques semaines. Ce qui indique son prestige. Il sera continuellement réédité par la suite, jusqu’en 1978.
L’auteur est arrivé tard à l’écriture.
Charles Michel Eloi Chartrier est né le 1
er décembre 1832 à Laigle, en Normandie, de parents commerçants, des épiciers bien insérés socialement : le père tient même l’orgue dans l’église du village. Charles et son frère cadet Henri vont au petit séminaire. En 1853, l’aîné obtient son baccalauréat. Il suit des études de droit, puis sa famille lui procure une place dans la capitale chez maître Denormandie. En 1856, il se fait inscrire au barreau de Paris comme avocat. L’année suivante, il se marie avec Camille Ventillard, fille d’un industriel fortuné de la région. Mais le couple passe un an à Paris à courir les fêtes et louer de coûteux logements, dilapidant totalement la dot. Ils reviennent en 1857 à Laigle, où Charles devient avocat. En 1858 naît le premier de ses quatre enfants. Son métier le fait pénétrer dans les secrets de famille et les problèmes d’argent de la bonne bourgeoisie de la région, ce qui lui sera utile par la suite dans son travail de romancier.
En 1870, durant la guerre contre la Prusse, il s’engage dans le corps des francs-tireurs (affligé d’une vue médiocre, il avait été dispensé du service militaire). Il participe aux combats, notamment une embuscade dans la forêt de Laigle. Puis il reprend ses fonctions juridiques. À côté de son travail, il fait du commerce immobilier pour le compte d’un notaire, ce qui implique qu’il voyage beaucoup : le Centre, la Bretagne, les Pyrénées, l’Oise, etc. Cette activité lui donne le goût d’investir dans des propriétés foncières, ainsi qu'une parfaite connaissance des châteaux et parcs qui serviront de cadre pour ses récits. Il aime la chasse et les longues promenades en forêt. Cet homme de grande taille et de belle prestance assume sans complexe son côté « gentleman-farmer ».
En 1853, il avait écrit une pièce de théâtre,
Peines d’amour, ainsi que des vers. Et il continue d’écrire dans un petit journal local sous le pseudonyme de Saint-Yves. Mais en 1876, peut-être fortune faite, il décide de se lancer dans la littérature, à quarante-quatre ans. Il revient à Paris, et débute sous un pseudonyme qu’il gardera tout au long de son cursus littéraire, le nom d’une petite localité où il avait acheté une maison : Mérouvel. C’est sous ce patronyme qu’il écrira plusieurs romans par an, jusqu’à sa mort. Ses ouvrages paraissent au début en feuilleton dans
La Petite République, puis en volume chez
l’éditeur Dentu : les premiers sont
Mademoiselle de La Condemine en 1876,
La Vertu de l’abbé Mirande en 1877 ou
Le Péché de la Générale en 1879. Ce dernier titre va connaître le succès, et lancer la carrière de l’écrivain, qui ne s’arrêtera plus. Devenu célèbre, il signe un contrat très avantageux avec
le Petit Parisien. Ses récits sont ensuite repris chez les éditions Dentu dans un premier temps, puis ensuite par Fayard (collection
Le Livre populaire) et Tallandier (
Le Livre National).
Devenu un membre de l’élite culturelle, il fréquente le Tout-Paris ; il est membre du Cercle International des Capucines à Paris. Intervient alors une anecdote à propos de André Gide. Celui-ci se plaignant d’être volé par le régisseur de sa propriété de La Roque Baignard, souvent décrite dans son œuvre, Mérouvel lui propose d’en racheter une partie (ce domaine est toujours dans sa famille). Il reçoit la Légion d’Honneur le 10 juin 1902. Il fonde en 1904 avec d’autres auteurs célèbres (
Decourcelle,
Jules Mary,
Pierre Sales) une maison d’édition :
La Société d’édition des romanciers, sans grand succès, car elle fait faillite deux ans plus tard. Très élégant en ville, il travaille beaucoup, se levant à 6 h du matin. Devenu veuf en 1900, il vit simplement, avec une femme de chambre alsacienne et une cuisinière bretonne. En 1914, il a 81 ans, mais il continue d’écrire tant et plus, tombant lui aussi dans la mode du roman patriotique. En 1920, il contracte une double pneumonie : il s’installe à Mortagne près de son frère Henri, qui fut sous-préfet dans cette ville. C’est là qu’il meurt deux mois plus tard, le 20 juin 1920.
Son œuvre est considérable : près d’une centaine de romans ! Parfois, il en change le titre lors de diverses rééditions. D’autre part, il aime bien les titres binaires et en opposition : à coté de
Chaste et flétrie !, on trouve
Mortes et vivantes, Haine et Amour,
L’Honneur ou la Vie, Riches et Pauvres, Vierge et déshonorée, Sang rouge et sang bleu ou
Misère et Beauté. La trame de ses romans est déjà presque tout entière dans son premier vrai succès,
Le Péché de la Générale, qui relate une liaison entre une jeune femme, mariée à un vieux militaire, et son jeune amant ; celui-ci sera tué et le mari mourra de chagrin. Bâti en trois parties (la première en province, la deuxième à Paris et enfin le retour en région) ce roman est une histoire conformiste et conservatrice tant par les sentiments décrits (amour assez conventionnel, peur du scandale) que par le milieu évoqué. Mérouvel utilise beaucoup les unions fondées sur l’argent et, de ce fait, mal assorties (par exemple
La Conquête de Gabrielle, Mortel amour, Les Trémor). Par la suite, les intrigues se complexifieront, des histoires secondaires se rajouteront à la trame principale, mais le fond de l’intrigue restera généralement proche de ce schéma. Il y a aussi des histoires de mésalliances (
Les Derniers Kérandal), mais toujours des femmes victimes de la concupiscence masculine :
Abandonnée !,
Diane de Briolles ou
Meurtrier de sa femme.
Portrait de Charles Mérouvel ; illustrations de Paul Destez
Mérouvel ne décrit qu’un seul monde : celui de la haute bourgeoisie, voire de l’aristocratie, riche et oisive, vivant alternativement dans de magnifiques châteaux campagnards et dans des hôtels particuliers à Paris. Il aime dépeindre ces grands domaines qu’il connaît bien. Les personnages principaux sont entourés de nombreux domestiques et d’amis qui jouent un rôle plus ou moins important dans l’intrigue. Bien que ces récits soient centrés sur l’amour et le crime, ils sont souvent enrobés d’idéologie inspirée par les événements du temps, par exemple l’antisémitisme durant l’Affaire Dreyfus ou un fort sentiment antigermanique durant la Grande Guerre. Il y a également de la sexualité, avec ses descriptions de viols et de scènes voyeuristes. Ce portrait d’une classe désœuvrée et opulente vient de l’un des siens, même si Mérouvel, lui, travaille. Si l’on peut trouver ses tableaux un brin caricaturaux, il faut reconnaître qu’il a néanmoins un regard quelque peu nuancé. Parfois, il renouvelle son inspiration. Ainsi La Veuve aux cent millions met en scène madame Boucicaut, la fondatrice du Bon Marché. On trouve également des rivalités familiales (L’étranger) voire de l’espionnage (Alliée) ou du roman historique (Thermidor).
Ses textes connaissent tous un gros succès dès leur publication. Son public, essentiellement féminin, est féru de ces feuilletons à suspense et s’accroche à ces romans qui retiennent leurs lecteurs par leur construction. Il annonce les histoires sentimentales du siècle à venir, même si dans une réédition de la Librairie illustrée, en 1891-1895, ces récits sont subdivisés en séries : « Les Crimes de l’amour » (Chaste et flétrie, Abandonnée, Mortes et vivantes, Fleurs de Corse) et « Les Crimes de l’argent » (La Fille de l’amant, Vierge et déshonorée). Il est traduit dans plusieurs langues. Ayant une haute opinion de son travail pour les petits et les sans-grades, il a refusé de se présenter à l’Académie française, prétextant que ses lecteurs, composés de gens modestes, attendaient de lui des feuilletons au péripéties multiples et qu’il se devait d’abord à ce public qui avait fait de lui ce qu’il était. Voici ce que disait de lui la Revue Encyclopédique de 1900 : « Monsieur Charles Mérouvel, sous des affabulations d’une rare audace imaginative, s’est employé à ne jamais tromper les humbles ». Et le journal La Justice, dirigé par Clémenceau, réglait le problème dès 1882 d’une phrase lapidaire bien qu’ambiguë : « Les romans de Charles Mérouvel sont des œuvres vraies et vécues, ils se lisent d'un trait. C'est le meilleur éloge qu'on en puisse faire ».
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